Après Goya, Monet, Rothko, de Staël et Spilliaert, Stéphane Lambert poursuit ses rencontres avec l'intimité des artistes, loin de la critique d'Ecole. Là, c'est Paul Klee qu'il rend à la présence.

« Il y a toujours chez Klee une dimension sémantique irréductible à un sens clair, univoque, comme un langage crypté que la raison ne saurait percer à l’aide de ses méthodes de déchiffrement »   . Ainsi s'exprime Stéphane Lambert dans son dernier ouvrage, Paul Klee, jusqu'au fond de l'avenir. La raison se voit tenue en échec dans sa prétention à tout embrasser. C’est à un voyage solitaire – mais peut-il en être autrement ?  – dans une « succession de galaxies », ce chemin de l’inconnaissable menant à « l’évanouissement de la raison », que nous invite l'artiste. Sans pour autant céder à l’irrationnel. 

Les montagnes de Berne

L’œuvre de Klee est inséparable de la ville de Berne, où il est né, et de ses montagnes : leur image originelle et mythologique forme le socle, la profondeur de la matière de son travail. Le pays natal à l’empreinte « mouvante et poreuse », à la géographie imaginaire, oscillant entre vie et mort, menace et ironie ou humour, à la frontière de la matière et de la forme, est ce sans quoi il n'y aurait l'oeuvre. Pays natal vers lequel on ne cesse jamais de revenir. C’est à retrouver cet « avant nébuleux de la création » que nous invite Stéphane Lambert, dans son livre, en quête lui aussi de la mémoire des lieux. Flottant entre deux mondes, tel le Bateau Ivre de Rimbaud, le ressac crée cette attente d’un invisible derrière les portes de l’invisible. Départ des bateaux, peint par Klee en 1927, c’est « notre image [qui] se dilue dans les eaux sombres sur lesquelles nous voguons »   .

Temps de la rencontre

Stéphane Lambert se souvient lui aussi de Berne. Un souvenir enfoui dans la mémoire de son enfance, chargée d’un imaginaire sans prise. Souvenir d'un déjeuner sur l'herbe en famille. Manet en arrière-fond. Ce que nous voyons est fait de ce que nous sommes, écrit-il. C’est pourquoi la photographie ment en figeant le temps et excluant le sujet de l’acte de se remémorer. Voir un tableau c'est le contempler au prisme de sa mémoire. Ce ne peut être qu'un acte singulier. Le peintre cherche au contraire la présence, loin de l'immédiateté du présent. « Son regard est par essence une plongée sous-marine »   . Les fondements qu'il y cherche sont autant d'énigmes et la destination demeure inconnue… si on s’en tient aux exigences de la raison. Le peintre lui, dans les profondeurs de l'eau trouble, révèle les forces démiurgiques à l’œuvre. Sa vision se fait voyance.

Vivre l’art

Vivre l’art n’est pas vivre de l’art. En 1939, quelques mois avant sa mort, Paul Klee produit jusqu’à mille deux cent cinquante trois œuvres. Dans l’urgence. Il est gravement malade. En Allemagne, dans le même temps, les foules se préparaient à piétiner l’art moderne. Au même moment, surgissent dans l’œuvre de l’artiste les symptômes et affections de la matière qui conduisent à un excès incontrôlable des formes, une effervescence au cœur du travail du peintre. Débordement. Klee continuera jusqu’au bout. Le refus de regarder la peur l’anime. L’univers de sa peinture se fait béance, fils décousus, énigme. Derrière les monts se cachent d’autres monts comme dans ce tableau Pleine Lune dans la montagne. On cherche la vérité première. Si on regarde attentivement le tableau, on voit se substituer à la place des montagnes, des défenses de rhinocéros. L’œuvre porte ainsi l’empreinte d’une menace à venir. Ce n’est qu’une lecture parmi d’autres. L’art ouvre sur des sens multiples et parfois contradictoires. De cette équivocité naît comme une harmonie musicale.

L'empire des sensations

La peinture de Paul Klee éveille le ressenti, celui d’un « fondement oublié , d’une « cartomancie » originaire et archaïque, un chaos de l’effervescence au rythme de la musique, d’un « avant-que-l’oeil-n’ouvre-sa-paupière((p.47)) », comme l’écrit Stéphane Lambert. L’écriture, ici, se fait résonance de l’art, dans une juste distance qui lui permet de sentir une image, cet «  instant capté avant sa disparition »   . Le temps œuvre et travaille les métamorphoses de l’éphémère, conduisant à la dissolution de la raison et au rapprochement de la sensation. Il faut désapprendre le regard pour se mettre à l’écoute de l’oeuvre, comme en écho à « l’oeil écoute » de Paul Claudel. « L’oeil a le flair d’un rapace. La mémoire d’un pachyderme » écrit Stéphane Lambert. Et bien loin de la vision.

A la source de l’écriture

L’écriture fragmentaire de l’écrivain est plus proche de celle de Pascal : « Les pensées de Pascal sont fragmentaires car nul ne peut saisir le feu sans se brûler »   . Les sensations s’emparent de l’écrivain, « la musique s’infiltre dans les moindres recoins de l’âme avec la même sauvagerie que la fumée »   . Pour se laisser habiter par le ressac incessant de l’oeuvre de Paul Klee en y mêlant sa propre mémoire, il faut se débarrasser de « l’armada théorique » et du langage scientifique qui classe et organise pour rencontrer vraiment un monde fragmenté qui n’est pas représentation, mais présence de l’énigme. Oublier aussi ce monde déposé autour de nous, pour retrouver l’image originaire, le pays natal, voilà le but, « au fond de l’avenir ».

Mystère, énigme, nommé encore le non élucidé, l’art tient en échec la raison scientifique. Seul le trait « ouvre une porte dans la couleur »   et pour disparaître à son tour, dissous par cette même couleur. Stéphane Lambert par ce filochement de son écriture dans un retour au chaos de l’origine, s’efforce à une turbulence du signe en train de naître. C’est là le moment de la rencontre entre la poésie et les œuvres de Paul Klee. Ces traits, ces signes qui font irruption, ces constructions à la ligne « élaborée et farfelue » n’attendent rien d’autre que le naufrage des repères de la raison, embarquée à bord malgré elle, d’un bateau ivre, impuissante qu’est celle-ci à rendre compte du surgissement du vivant. « Klee peint dans cet écart où rien n’est encore prononcé. »

 

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Stéphane Lambert, Visions de Goya, lu par Maryse Emel