Stéphane Lambert, écrivain, partage ce qu'il y a de plus intime avec les peintures noires de Goya : la souffrance à se dire.

Il est impossible pour Stéphane Lambert de séparer le travail de l'écriture de la rencontre avec d'autres arts ou artistes : « Je crois que toute véritable création est une confrontation à la solitude. “L’art est l’apothéose de la solitude” a écrit Beckett dans son essai sur Proust. L’écriture tente d’abord d’établir une liaison entre soi et soi, puis entre soi et les autres. »  

La solitude absolue de l'artiste est un leurre. L'art, pour l'écrivain, est cette expérience intime de la solitude d'un regard qui se pose sur la création d'un autre regard. Cette expérience esthétique singulière fonde ainsi une commune solitude, étrangère au monde du quotidien, dans une rencontre avec la vision d'un artiste, traversant le reflet de l'apparaître. 

 

La perte de soi dans l'art de l'autoportrait

Parler de soi sur le mode de l'autoportrait ou de l'autobiographie est perte de la retenue du soi. L'oeuvre tente de le contenir au risque de la dissipation, de la perte. Rivé à sa perception, l'artiste se voit « de la fenêtre de ses yeux » ou dans le miroir de la projection. La fenêtre est limitation étroite et le reflet illusion ou déformation, source de dépit. Cessons de caricaturer Narcisse, exprime à l'orée du cri Stéphane Lambert. Narcisse est mort de ne pas s'être reconnu. Ainsi l'art ne manifeste pas le semblable, mais plutôt l'épouvante que suscite la projection d'un soi étrange à soi sur la toile, inquiet et effrayé par l'évanescence du monde, la confusion de soi et son double. Quand Narcisse s'est vu il a saisi sa propre étrangeté, son incapacité de «  réconcilier l'être et son double »   . Une étrangeté à soi telle est l'expérience effroyable de l'art. C'est cette impossible saisie de soi que peint Goya dans L'autoportrait avec le Docteur Arriéta. Le personnage se dissout à l'arrière plan : « plus il se penche sur son image, plus celle-ci se brouille, s'éloigne de lui, échappe à son entendement, car se répète le peintre, je suis cette illusion impossible à atteindre, cette figure s'enlisant dans la mort »   . Seule la main du peintre est éclat de sa présence au milieu du désastre de sa disparition au sein de l'oeuvre. De même en va-t-il à propos de L'Autoportrait de 1795. Il y a échec de l'artiste à se ressaisir en entier et l'image se transforme alors en fragments, tel un assemblage de collages.

 

 

Le « je » dépersonnalisé de l'écrivain

Paradoxe notable : quand le peintre fait un autoportrait, on lui trouve mille qualités, et à l'inverse, on crie « à l'indécence » lorsqu'un écrivain s'y prête. Opposant le travail littéraire à la rigidité des règles et les genres littéraires repliés sur eux-mêmes — comme le montre sa critique du roman — Stéphane Lambert pose le « voir » comme préambule à l'écriture : « Voir c'était pousser le langage hors de ses automatismes, c'était entrer dans l'ouvert – voir c'était commencer à écrire.  »   . Ceci explique le privilège de l'image-métaphore dont ne cesse d'user l'auteur de ce livre, dans son va et vient avec les peintures noires de Goya. Cela permet de « devenir un “je” dépersonnalisé, sans identité réelle, sans autre histoire que sa présence au monde. C’est le rêve de tout écrivain : de devenir personne, c’est-à-dire rien que de l’être pur. »  

Contre l'opinion largement partagée, il n'y a nul égoïsme de l'artiste pour qui le « je » n'est qu'instrument de mise à jour de l'essence de l'humain, dans un jeu de clair-obscur. Le « je » autobiographique de l'écrivain trouve ici son correctif. Nullement une quête psychologique, le « je » de l'artiste est quête métaphysique de l'être. Dans Le Pacte autobiographique (1977), son ouvrage de référence sur l’autobiographie, Philippe Lejeune présentait les choses de manière très tranchée et dénuée d’ambiguïté : l’autobiographie suppose, écrivait-il, l’identité nominale de l’auteur, du narrateur et du protagoniste. A cela Stéphane Lambert s'oppose, jouant lui aussi du clair-obscur dans son propre texte. A certains moments du texte, on finit par se demander qui est ce « je » qui parle : Goya ou Stéphane Lambert ?   . Ici, à l'encontre de ce qu'écrit Rimbaud, « je » n'est pas un autre. Il est dépossédé de toutes ses qualités pour devenir manifestation de l'être de l'humain. 

 

Cheminement vers l'effroi

La mise en scène du récit de Stéphane Lambert restitue ce cheminement vers l'effroi, le dépaysement. Il ne s'agit pas de se rendre directement à la maison du sourd, dont les murs sont recouverts de ces fresques nommées peintures noires. Il faut s'y préparer, prendre le temps de cheminer. A la recherche d'une forme, l'écrivain tente aussi de faire face à l'indicible et à l'impuissance des mots pour dire l'être. Fouiller, tâtonner, oser, telle est la leçon des peintres. Cheminer lentement car il n'y a aucune recette quand il s'agit « d'attraper ce qui se dérobe »   . Il ne s'agit pas d'y aller par quatre chemins.  Sous les toiles de Goya grouillent «  des nids de vers  »   qui font tanguer la norme et la raison. Place alors à l'insensé, à la ruine de cette raison issue des lumières, au dépit. L'art de Goya prolonge celui de Vélasquez, encore plus violemment. Les scènes de campagnes, tel L'été (ci-dessous) peint en 1786, sous leur apparence pittoresque, à y regarder de près sont autant de promesses incestueuses, de plaisirs interdits.

 

 

Les normes vacillent. Le peintre brise par sa vision les faux-semblants. Il démasque le désordre, sous l'ordre apparent. C'est encore le cas quand il représente le Christ mourant sur sa croix, dans sa souffrance, ou des « vieilles » évoquant aussi bien le ravage du temps que la peur de vieillir, la peur de la mort. Le présent est habité des décombres du passé, des souffrances provisoirement abandonnées. Colosse (1818-1825) est tout à la fois figure d'effroi et de résistance à la finitude humaine, à ses faillites. «  A présent que je me suis détaché de la pensée homologuée, je verse des larmes sur la solitude des géants  »   écrit Philippe Lambert, à moins que ce ne soit la voix sourde de Goya.

 

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Sur les murs de la maison du sourd — Goya étant devenu sourd — acquise en 1819, à la proche périphérie de Madrid, Goya peint une série de visions se détachant de la raison vaincue : quatorze fresques bousculant les codes de l'art et faisant place à l'insensé. 

 

Champ de tir contre point de fuite.

Hors contexte et sur la touche, la salle des «  joyaux ternis de la couronne  »   , nom donné aux «  peintures noires  », offrait au regard des œuvres de Goya dont la compréhension était en attente — «  sortes de débris tombés du ciel  »   . Ces peintures révélaient un monde chaotique à l'énigmatique présence, celle de l'artiste. Il peint dans le champ de tir plutôt que le point de fuite. On sort ici de la fenêtre de la perspective.

Le Chien (ou Perro hundido, également connu comme Tête de chien) est une des œuvres issue des « peintures noires » réalisée entre 1819 et 1823 directement sur les murs de la maison du sourd. Elle montre la tête d'un petit chien noir regardant vers le haut. Le chien lui-même est presque perdu dans l'immensité du reste de l'image, qui est vide à l'exception d'une zone sombre en pente vers le bas de l'image qui dissimule le corps de l'animal. Que regarde-t-il avec inquiétude ? La composition du tableau retient l'oeil du spectateur. Il faut un certain temps pour sortir de l'étourdissement. Surgit alors par le travail de l'imagination, une sorte de spectre donnant matière et forme à la peur animale. Sur fonds de désastre, l'artiste peint un éclat. De la même façon qu'il le fera dans La fusillade du 3 mai. Moment surprenant de l'instant sauvé par l'art. 

 

 

Pourquoi écrire sur les peintres ?

Lors d'un entretien réalisé en 2014, Stéphane Lambert disait : «  Ce que j’écris sur des peintres n’appartient ni au domaine de la biographie ni à celui de l’essai ou de la critique, parce qu’il s’agit pour moi de comprendre pourquoi certaines peintures me font cet effet. Après trois livres sur des peintres (Monet, Rothko et Nicolas de Staël), je constate qu’ils ont les mêmes tourments, les mêmes existences tragiques que les écrivains. Dans les deux cas il s’agit d’exprimer une douleur pour en renverser l’aspect destructeur et en faire quelque chose de surmontable ; et aussi de dépasser sa douleur individuelle pour se rattacher à l’espèce, éprouver ce que c’est qu’être en vie. Au fond, ce dont il est question, c’est sans doute de recréer ce lien manquant avec les autres [...]. La peinture est peut-être un langage plus universel mais les écrivains comme les peintres recherchent la forme qui correspond le mieux à leur sensation d’habiter ce monde. »

Se séparer de soi, après une approche à chaque fois manquée, pour à chaque fois réorganiser le champ de tir autour de l'être humain : telle est la tragédie, telle est la démarche de l'art.