Si le chant est associé à l'idée d'une écriture en vers, Michel Gribenski montre que l'opéra en prose a une histoire bien plus longue et diverse qu'on ne pourrait le croire de prime abord.

« Tout ce qui n’est point prose est vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose. » La fameuse distinction formulée par le Maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme pour l’instruction de Monsieur Jourdain se révèle plus complexe quand on chante que quand on parle, en raison de certaines particularités de la langue française. Et en ce qui concerne l’opéra, la question de l’emploi de la prose – y compris de ce que l’on entend exactement par là – a une histoire bien plus longue et diverse qu’on ne pourrait le croire de prime abord. C’est ce que démontre l’étude exhaustive que Michel Gribenski consacre au sujet, et qui remet en question bien des présupposés.

Questions de méthode

Comme il est expliqué en introduction, la différence entre vers et prose repose sur deux principales distinctions, l’une formelle, la seconde stylistique. D’un point de vue formel, la question n’est pas la présence ou l’absence de rime (des vers non rimés n’en sont pas moins des vers) mais la nature périodique du vers, dont le rythme obéit à des règles. D’un point de vue, cette fois, stylistique ou esthétique, le vers est traditionnellement associé à un certain lyrisme, tandis que la prose connote essentiellement une expression simple sinon familière (« Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit », pour citer la même scène du Bourgeois gentilhomme). Il s’ensuit que le vers peut tomber dans le prosaïsme (« Le train ne peut partir que les portes fermées », alexandrin parfaitement régulier, n’est pas perçu comme « poétique ») tandis que la prose, dès la fin du dix-huitième siècle, a commencé à conquérir le domaine poétique, du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand au Spleen de Paris de Baudelaire. Ces distinctions acquièrent une complexité supplémentaire lorsqu’un texte est mis en musique : ainsi, dans l’opera buffa mozartien ou rossinien, au débit fluide du récitatif de type « sec », non mesuré, équivalent musical de la prose, s’opposent les passages proprement lyriques dans lesquels la forme périodique de la musique reflète et magnifie celle des vers.

Naissance, triomphe et remise en cause de l’opéra à la française

Ces questions ont été abordées dès les commencements de l’opéra français. Son premier théoricien, Pierre Perrin, qui en définit les bases en 1659 en se démarquant point par point de l’opéra italien introduit en France par Mazarin, prend l’exemple du « Prends un siège, Cinna » de la tragédie de Corneille comme le type même de poésie dramatique impropre à l’opéra, car trop sérieuse et, implicitement, prosaïque. Ce ne sont pas les raisonnements, mais les situations pathétiques, et la passion amoureuse, heureuse ou contrariée, qui sont le domaine se prêtant le mieux au genre nouveau. En même temps, Perrin revendique une expression simple et « naturelle » pour laquelle les vers libres classiques, ceux de l’Amphitryon de Molière et des fables de La Fontaine, que Michel Gribenski préfère appeler vers mêlés pour les distinguer des vers libres modernes (Perrin lui-même emploie l’expression de « vers lyriques »), lui paraissent la forme poétique la plus adéquate. Or cette souplesse métrique, contrastant avec la périodicité fixe de l’alexandrin de la tragédie classique, était perçue par les contemporains comme une sorte d’intermédiaire entre la poésie et la prose. Tel est le compromis adopté par les tragédies en musique de Lully et Quinault, son principal librettiste, lesquelles allaient demeurer pendant plus d’un siècle l’idéal même de l’opéra à la française. Ce modèle repose avant tout sur le récitatif, type spécifique de déclamation musicale dont la finalité est l’expression dramatique. Comme l’écrit Grimarest en 1707 dans son Traité du récitatif, en une formule qui revient régulièrement dans le livre, « la passion ne saurait être mesurée ».

Un demi-siècle plus tard, la Querelle des Bouffons – cette appellation désignant la troupe italienne d’Eustacchio Bambini que l’Opéra invite à se produire de 1752 à 1754 – oppose les défenseurs de la tradition française et les partisans de la musique italienne, Rousseau en tête. Pour ces derniers, le beau récitatif non mesuré de Lully et de Rameau n’est qu’une « soporifique psalmodie » (pour citer Ginguené) que d’autres comparent au plain-chant monotone qu’on entend à l’église, et qu’ils contrastent avec le chant italien, mélodique et mesuré. Allant plus loin, Rousseau, dans le passage célèbre de sa Lettre sur la musique française que ne manque pas de citer Michel Gribenski, va jusqu’à soutenir que la langue française, peu accentuée, est par essence anti-mélodique, anti-musicale, et prosaïque. Vingt ans plus tard, des arguments du même ordre opposeront les partisans de Gluck et ceux de Piccinni, Résumées ici grossièrement, ces controverses, auxquelles l’auteur analyse aussi subtilement qu’exhaustivement, donnent lieu à des débats théoriques du plus grand intérêt sur la nature même du discours musical, lyrique ou non.

De Molière à Zola

Quant à la mise en musique d’un texte en prose, elle commence dès Molière, dont on constate une fois de plus que l’importance dans l’histoire du théâtre musical en France ne saurait être surestimée : le deuxième acte du Malade imaginaire comporte en effet un « petit opéra impromptu » chanté sur de la « prose cadencée » par Cléante et Angélique, et dont la musique, due à Marc-Antoine Charpentier, nous est connue par une source unique. Quant au premier opéra intégralement chanté en prose, c’est l’Électre du compositeur marseillais Stanislas Champein, répété mais non monté à l’Opéra en 1812, et qui utilise la traduction de la pièce de Sophocle parue en 1730 dans Le Théâtre des Grecs du R.P. Brumoy (ce qui pourrait le faire entrer dans la catégorie du Literaturoper, ni plus ni moins que la Salomé de Richard Strauss, puisqu’il met en musique le texte même, non adapté en livret). Comme le montre Michel Gribenski, qui a étudié la partition manuscrite de Champein conservée à la Bibliothèque nationale de France, la prose du texte se combine parfaitement avec une musique à caractère périodique marqué : en d’autres termes, un livret en prose n’implique nullement une musique « prosaïque ». Ceci se vérifie avec le George Dandin inachevé entrepris en 1874 par Gounod, qui a mis en musique plusieurs numéros où il utilise directement le texte de la comédie en prose de Molière ; on peut d’ailleurs rappeler que Gounod, seize ans plus tôt, avait déjà réintroduit, sous forme de mélodrame, un peu de la prose de Molière dans le Sextuor de son Médecin malgré lui

Mais il faut attendre encore une vingtaine d’années pour voir des opéras en prose montés sur des scènes lyriques francophones. Analysant les causes de cette évolution, l’auteur y voit une conjonction entre la remise en cause de la versification classique (la « crise de vers » mallarméenne) et celle de l’opéra « à morceaux » en faveur du « drame lyrique » d’inspiration wagnérienne au discours musical continu (Wagner lui-même bannissant pourtant la prose de ses propres livrets). Plus d’un lecteur, même bien informé, sera surpris d’apprendre que le premier ouvrage lyrique français en prose est la Yolande d’Albéric Magnard, drame lyrique en un acte créé au Théâtre de la Monnaie le 27 décembre 1892, sans aucun succès d’ailleurs, et dont le livret, dû au compositeur, se situe au temps des Croisades. Mais plusieurs projets étaient déjà en cours, notamment la Thaïs de Massenet, lequel avait lui-même demandé à son librettiste Louis Gallet d’écrire en prose son livret adapté du roman tout récent d’Anatole France. Lorsqu’il le publie en 1894, Gallet le présente pourtant comme écrit en « poésie mélique » – autrement dit musicale. Pourtant la typographie, à quelques passages près, dit bien prose et non vers. Cette prose, certes, abonde en vers blancs, tout comme Messidor de Zola et Bruneau, créé trois ans plus tard à l’Opéra   .

Il s’agit en fait, dans les deux cas, d’une prose soutenue et fortement périodique, qui, même si elle est plus régulière dans ses cadences, n’est pas sans analogie avec celle des premières pièces de Claudel. Tel n’est pas le cas de Louise de Charpentier, plus proche que Messidor à bien des égards de l’esthétique naturaliste, et dont le livret comporte certes des passages lyriques en vers libres, parfois rimés, mais est majoritairement en prose. Et cette prose, qui plus est, pratique joyeusement l’élision populaire du e muet et autres (« Dir’ qu’en c’moment y a des femmes… »), licence auparavant réservée à l’opérette et à l’opéra-comique de type léger (« De la mère Angot, j’suis la fille… »). Curieusement, l’auteur semble ignorer l’importante étude récente de Michela Niccolai   qui fait notamment justice de la prétendue paternité (ou copaternité) de Saint-Pol-Roux comme librettiste de Louise, encore mentionnée il y a peu dans diverses sources.

Le cas de Pelléas

Créé à l’Opéra-Comique en 1902, mais mis en chantier dès 1893, Pelléas et Mélisande est un cas à part, puisqu’il entre dans la catégorie, évoquée ci-dessus, de l’opéra littéraire ou Literaturoper : c’est en effet la pièce de Maeterlinck, amputée de quelques scènes, et avec quelques coupures et d’autres aménagements presque imperceptibles, que Debussy a mise en musique. Ce nouveau modèle, ce dernier n’en était pas l’inventeur, puisqu’il avait été précédé par Dargomizhsky dont Le Convive de Pierre (1872) repose sur le texte même de la « petite tragédie » de Pouchkine. C’était en tout cas un modèle appelé à s’imposer, de Salomé (1905) aux Dialogues des Carmélites (1957) de Francis Poulenc. Paradoxalement, comme il est souligné ici, ce n’est pas le fait que Pelléas soit en prose – une prose aux qualités poétiques évidentes – qui a incommodé la critique en 1902, mais le « prosaïsme » du discours musical, qualifié par certains de « psalmodie » comme au temps de Rousseau et de Ginguené.

S’il s’arrête en 1902, ce survol historique est prolongé par un chapitre qui revient aux questions méthodologiques, notamment sur la question du « e » muet (que l’auteur propose d’appeler plutôt « caduc »), et un dernier qui examine comment le débat entre prose et vers s’est trouvé formulé dans la traduction des livrets d’opéra, notamment du drame lyrique wagnérien. Une abondante et précieuse bibliographie complète le livre, qui s’accompagne de surcroît d’un CD d’exemples de format PDF, dont l’utilité est malheureusement réduite par la rareté croissante des ordinateurs disposant de l’équipement pour le lire.