Dans son étude stimulante, Sabrina Martina défend la thèse que le penseur de l'harmonie préétablie aurait été le maître à penser méconnu de Marcel Proust.

On l’a souvent noté, parfois pour le regretter : Proust est sans doute le plus philosophe de nos écrivains. De nombreuses pages de la Recherche du temps perdu, surtout dans le Temps retrouvé, ont la densité de textes proprement philosophiques. Mais au-delà de ces pages célèbres, dans lesquelles Proust élabore une théorie esthétique, c’est toute la Recherche du temps perdu, jusque dans les moindres détails de sa construction architecturale, qui donne à la fiction les allures d’un roman philosophique, en tant que tel inclassable. L’intéressé lui-même avouait bien volontiers dans sa correspondance ses ambitions philosophiques et n’hésitait pas à parler de « [s]a philosophie » ou encore de « [s]a théorie de la connaissance et de la mémoire ». Comme l’écrivait tout récemment Anne Simon dans un ouvrage dont nous avons rendu compte ici même, « les relations entre philosophie et littérature sont un serpent de mer de la critique proustienne », un sujet rebattu sur lequel les spécialistes ont beaucoup écrit depuis des décennies, de sorte qu’on ne voit pas bien ce que l’on pourrait ajouter de neuf aujourd’hui.

C’est pourtant ce pari que relève audacieusement Sabrina Martina dans le livre qui paraît ces jours-ci aux éditions Classiques Garnier consacré à Proust et Leibniz. Parmi tous les philosophes que Proust a été amené à lire au cours de ses études puis tout au long de sa vie, il se pourrait bien, dit-elle, que ce soit Leibniz qui ait été pour lui le plus important – celui dont il se sera senti au final le plus proche, et celui qui aura joué le rôle décisif dans la gestation de la Recherche. La thèse n’est sans doute pas inédite : elle se trouve déjà clairement avancée par quelques-uns des grands lecteurs de Proust, à commencer bien sûr par Gilles Deleuze, dont on sait qu’il a écrit aussi bien sur Proust que sur Leibniz, en multipliant les références croisées aux deux auteurs ; mais encore, de manière plus anecdotique, par Jacques Rivière et Georges Poulet (en contestant par là-même la filiation consacrée Bergson-Proust) ; et, de manière plus approfondie, par Luc Fraisse, Maël Renouard, et quelques-autres encore. Samuel Beckett lui-même, paraît-il, aurait été le premier à souligner la pertinence d’une lecture leibnizienne de Proust !

Le projet de l’essai de Sabrina Martina est de soumettre à un examen serré les relations entre les deux auteurs, dans le cadre d’une étude avant tout philologique et historique, où se mêlent l’histoire de la philosophie et la critique thématique – ce qui, assurément, n’avait été encore jamais fait avec une telle ampleur. Disons sans plus tarder que le résultat de cette enquête n’emporte qu’à moitié la conviction : si, dans une première partie, l’auteure réussit brillamment à contextualiser l’accueil réservé au philosophie allemand par l’université française de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, où le jeune Proust a été formé, en mettant ainsi au jour les divers canaux par lesquels ce dernier a pu avoir connaissance de Leibniz, l’auteure nous paraît en revanche échouer, dans la seconde partie, à démontrer que les philosophèmes majeurs du penseur de l’harmonie préétablie constituent une référence incontournable pour comprendre la signification de la Recherche du temps perdu.    

« Leibniz-Renaissance » à la fin du XIXe siècle      

Pour commencer, comment le jeune Marcel Proust en est-il venu à avoir connaissance de Leibniz ? Le plus difficile pour lui, en vérité, aurait été de réussir à ne pas à entendre parler compte tenu du cursus scolaire et universitaire qui a été le sien à la fin du XIXe siècle ! Comme on le sait, toute l’époque baignait alors dans l’idéalisme. En 1888-1889, au lycée Condorcet, Proust se trouvait en classe de Philosophie, où il suivit l’enseignement de ce fervent idéaliste, grand lecteur de Platon et de Kant, que fut Alphonse Darlu. C’est ce dernier qui, sans nul doute, lui fit découvrir Leibniz à l’âge de dix-sept ans, comme nous le savons de source sûre puisque la Monadologie (dans l’édition qu’Emile Boutroux avait fait paraître en 1881) figurait dans la liste des « œuvres suivies » devant être présentées au baccalauréat.

Choix original de la part d’un professeur que ses contemporains ont décrit comment étant un personnage haut en couleur ? Pas vraiment. Leibniz était en fait omniprésent en cette fin de siècle, où sa philosophie alimentait la pensée spiritualiste dans le débat sur la perception visuelle, le caractère de la communication, la nature du symbolisme mathématique, la découverte d’une activité spontanée de la pensée, et – last but not least – l’attention envers les « infinitésimaux » de la conscience que Leibniz décrit dans la doctrine des petites perceptions – « une doctrine particulièrement sensible », comme le note justement Sabrina Martina, « à une époque qui anticipe la psychanalyse ».

Le regain d’intérêt pour Leibniz fut tel qu’il prit alors les proportions d’un véritable phénomène culturel. Certains ont même parlé de « Leibniz-Renaissance » pour caractériser la recherche, la publication et l’interprétation des inédits, logiques principalement, qui se sont développées à la fin du XIXe siècle, pas seulement en France. Rappelons qu’en 1901 le nouveau siècle s’ouvrit sur un congrès international de philosophie à Paris, où un imposant projet franco-allemand fut envisagé : la publication des œuvres complètes de Leibniz – projet grandiose que la Première Guerre mondiale fera malheureusement échouer.  Dans l’intervalle, quelques-uns des livres de philosophie les plus marquants de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, portant explicitement l’empreinte de Leibniz, auront été publiés : le Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle (1867) de Ravaisson, Du fondement de l’induction (1872) et Métaphysique et psychologie (1885) de Lachelier, Essai sur le génie dans l’art (1883) de Séailles, dont on sait que Proust en a lu au moins quelques-uns attentivement.   

Leibniz dans Proust   

S’il n’est donc pas douteux que Proust ait eu connaissance de la philosophie de Leibniz, qu’il ait été pour ainsi dire immergé dans une ambiance intellectuelle extrêmement favorable au penseur allemand durant toutes ses années de formation, et qu’il ait étudié lui-même directement au moins la Monadologie, les Essais de Théodicée et les Nouveaux essais sur l’entendement humain, il reste à savoir ce qu’il en a retenu pour l’élaboration de son œuvre. Et, sur ce point, il faut avouer que l’étude de Sabrina Martina se montre moins convaincante. Les thématiques leibniziennes qui peuvent être mises au jour dans les œuvres de jeunesse de Proust (Jean Santeuil, Les Plaisirs et les Jours, les écrits sur Ruskin, etc.), par lesquelles l’auteure débute son enquête,  sont en tout état de cause anecdotiques pour l’un et l’autre auteurs. Ainsi en est-il des considérations sur l’œil comme miroir du monde dont on peine à croire qu’il s’agisse d’autre chose que d’une métaphore poétique, dont Proust n'aurait pas pu trouver ailleurs que chez Leibniz un équivalent. Sabrina Martina a beau prévenir son lecteur, en une sorte de captatio benevolentiae, qu’elle ne prétend pas avancer autre chose que des « hypothèses d’interprétation », rendues nécessaires par le fait que le rapport entre Leibniz et Proust a été jusqu’ici négligé par les chercheurs, on se retient difficilement de penser que ces hypothèses ont quelque chose de forcé, et que l’auteure fait feu de tout bois pour justifier son parti pris interprétatif.

La même impression se dégage de la lecture que Sabrina Martina propose de la Recherche du temps perdu : les points de connexion entre Leibniz et Proust se situent toujours à la marge de l’entreprise des deux auteurs. Si la pensée de Leibniz a réellement compté pour Proust, alors il aurait fallu montrer quel rôle elle a joué dans l’élaboration des réflexions de Proust sur le temps, l’esprit, la mémoire, l’individualité, le songe, le sommeil, la vie, l’esthétique, la contingence, la nécessité, l’idéal ou le rapport entre langage et réalité, qui constituent le cœur de la « philosophie » du romancier. Or sur tous ces points, l’étude de Sabrina Martina se montre extrêmement fuyante. Réciproquement, on ne voit pas bien de quelle manière la Recherche reprend à son compte la théorie de l’harmonie préétablie, la doctrine monadologique, l’idée des formes substantielles, la loi de la continuité, le principe des indiscernables, etc., qui sont autant d’éléments théoriques constitutifs de la philosophie leibnizienne et en l’absence desquels il n’y a aucun sens à parler du « leibnizianisme » d’un auteur.  

Faut-il conclure de ces réserves que le rapprochement entre Leibniz et Proust est dénué d’intérêt ? Loin s’en faut. La présence de Leibniz dans la Recherche est incontestable, mais elle ne dépasse guère en vérité les limites de l’apport spiritualiste de Ravaisson, Darlu, Boutroux, Lachelier et de Bergson – ce qui est déjà en soi considérable. Ce que l’on retrouve dans la Recherche, ce ne sont pas tant des théorèmes leibniziens bien assimilés et assumés en tant que tels que des réminiscences leibniziennes partout où le héros, comme le dit justement Sabrina Martina, « a recours à ces mémoires auxiliaires, à ces régions transversales de la songerie et de l’ivresse ». C’est beaucoup, certes, mais c’est trop peu pour défendre la thèse que « Proust a construit son roman comme une monadologie », comme le prétend l’auteure.