Un remarquable recueil d'études portant sur le plus philosophe de nos romanciers.

Comme l’écrit Anne Simon dans l’une des études recueillies dans le beau volume paru ces jours-ci aux éditions Classiques Garnier, « les relations entre philosophie et littérature sont un serpent de mer de la critique proustienne »   . Innombrables sont en effet les études qui se sont efforcées depuis des décennies de mettre au jour dans l’œuvre du plus philosophe de nos romanciers l’influence plus ou moins manifeste de telle ou telle philosophie, à commencer bien sûr par celle d’Arthur Schopenhauer. Dans un ouvrage monumental appelé à faire date   , Luc Fraisse a montré que, si philosophie de Proust il y a – ce que l’intéressé lui-même ne niait d’ailleurs pas, n’hésitant pas à parler dans sa correspondance de « [s]a philosophie »   et de « [s]a théorie de la connaissance et de la mémoire »   –, celle-ci s’alimenterait en fait à une incroyable diversité de sources.


De la philosophie au roman et retour

Sa connaissance de la philosophie, Proust la devait dans une bonne mesure à son cursus scolaire et universitaire. Le parcours philosophique académique de ce dernier, du baccalauréat à la Licence, fut d’une très grande amplitude, et courut des présocratiques aux dernières années du XIXe siècle, en traversant la psychologie, la logique, la morale, la métaphysique et l’esthétique. Comme on le sait, toute l’époque baignait alors dans l’idéalisme. En 1888-1889, au lycée Condorcet, Proust était en classe de Philosophie, où son professeur Alphonse Darlu le marqua profondément. Le futur fondateur de la Revue de métaphysique et de morale, dont le premier numéro parut en 1893, fut un fervent idéaliste, grand lecteur tout à la fois de Platon et de Kant. Au terme de ses études secondaires, Proust entreprit en Sorbonne de 1893 à 1895 une licence de philosophie, dans un contexte spiritualiste et idéaliste qui fit le plus souvent un sort à la sensation pour aboutir à une exaltation de l’esprit et des valeurs universelles, voire à la notion de Dieu. Il eut ainsi pour professeurs des penseurs comme Émile Boutroux, Victor Brochard ou Élie Rabier.    

Si l’influence de l’idéalisme dans lequel Proust a baigné durant toutes années d’apprentissage sur la composition de La recherche du temps perdu demeure jusqu’aujourd’hui un sujet de controverse, il n’est absolument pas douteux en revanche que Proust ait voulu en l’écrivant apporter une contribution à la spéculation et qu’il se soit tenu lui-même pour philosophe à sa manière. Une lecture même superficielle fait rapidement apparaître que les plus grands problèmes philosophiques de l’époque sont au cœur de la Recherche : le temps, l’esprit, la mémoire, l’individualité, le songe, le sommeil, la vie, l’esthétique, la contingence, la nécessité, l’idéal ou le rapport entre langage et réalité sont autant de « sujets » traditionnellement philosophiques qui ne cesseront d’être traités dans le roman.

Mais, comme le note justement Anne Simon, « la narration, en les intégrant dans des histoires qui les dégagent du concept, dans des personnages qui ne cessent de surprendre ou de trahir, dans des lieux investis par l’émotion, leur imprime une telle distorsion qu’ils finissent par n’être plus reconnaissables en tant que sujets philosophiques »   . Tout l’intérêt de l’œuvre de Proust tient à ce qu’elle réalise une « contamination proprement romanesque de la pratique philosophique »   , la pensée prenant alors la forme du récit. Ce qui ne signifie pas que Proust aurait simplement inventé une sorte de « roman philosophique » en intégrant de force dans une composition romanesque quelques grands sujets de la philosophie classique. Il est beaucoup plus exact de dire que ces derniers, du fait même d’une telle inclusion, sont débordés de toute part par la passion, la mort, les amours, la jalousie, la guerre, des histories affligeantes et des aventures délirantes, et en ressortent métamorphosés.


Puissance philosophique du romanesque

Moyennant quoi la Recherche aura su inventer de nouvelles manières de philosopher. Dans la première partie de son recueil qui réunit une vingtaine d’études condensant un parcours de l’œuvre de Proust initié il y a plus de vingt ans   intitulée « Puissance philosophique du romanesque », Anne Simon démontre que Proust ne s’est pas contenté de faire entrer des sujets traditionnellement reliés à la philosophie dans la sphère du romanesque, comme le lien entre la possibilité d’exister la puissance de l’habitude ou l’indécision entre le songe et la vie, mais qu’il a créé des sujets qui sont devenus philosophiques parce que sa façon romanesque de les envisager ouvrait de pistes et des connexions inédites pour la pensée. C’est la Recherche qui va ainsi conduire certains philosophes, comme Maurice Merleau-Ponty et Gilles Deleuze, à les « retravailler » dans la perspective du concept ou à les réintégrer dans le mouvement de leur réflexion : l’incarnation, le paysage, le rapport entre le sensible et le sens, le silence interne à la parole créatrice, l’introduction de la profondeur à l’intérieur du temps et du rapport au visible  pour Merleau-Ponty ; la jalousie, la folie, le désir, l’hybridation sexuelle et les phénomènes de capture, la mise en langage de la transversalité, du rhizome ou de la vitesse pour Deleuze.    

« La force philosophique de la Recherche », écrit Anne Simon, « n’est donc pas simplement de reformuler les motifs classiques de l’histoire de la philosophie, mais de révolutionner la pensée en suggérant qu’on ne peut philosopher sans se raconter des histoires »   . Outre Merleau-Ponty et Deleuze, déjà cités, Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, Vincent Descombes, Julia Kristeva, Martha Nussbaum et Jacques Bouveresse ne s’y sont au reste pas trompés et ont su montrer que « les philosophes ont intérêt à lire des romans, non pour sortir de la philosophie, mais pour pratiquer un exercice à la fois imaginaire et incarné de la pensée »   . C’est cette enquête passionnante, dont Anne Simon avait déjà livré quelques résultats dans son livré précédent intitulé Trafics de Proust   , qu’elle prolonge ici en donnant des coups de projecteur sur les croisements entre l’œuvre de Proust et  les pensées de Husserl, Merleau-Ponty, Ricoeur et Foucault. 

 

Le regard du désir

La deuxième partie, intitulée « Incorporations », est en partie consacrée à un examen de l’expérience de la vision et du regard désirant chez Proust – du regard-ventouse du désir saphique d’Albertine aux scènes de voyeurisme, particulièrement choquantes pour les lecteurs du début du siècle, telles que celle où le narrateur surprend Mlle Vinteuil crachant sur le portrait de son père, ou celle de la flagellation de Charlus.

Plus largement, Anne Simon met au centre de son attention l’expressivité de la chair et l’extraordinaire capacité du narrateur de la Recherche à déchiffrer le langage corporel. Il suffira d’un regard lancé sur Gilberte et Albertine pour que le narrateur cerne d’emblée leur personnalité profonde : sensualité, sournoiserie, perversité. Gisèle, quant à elle, « ouvre la bouche, comme quand on va bâiller » pour refouler la vérité, et rougit cependant parce que le mensonge, lui aussi, est « animé » et « coloré des teintes même de la vie »   . Le génie de Proust, sur ce point, est de montrer que le corps est « un lieu où se réfugient des pans de nous-mêmes que nous récusons mais qui nous informent et nous définissent aussi sûrement que nos décisions conscientes »   .

Mieux encore : le corps est le seul support qui nous permette de visualiser le temps, comme l’illustre de manière inoubliable le « Bal des têtes », sur lequel Anne Simon revient à plusieurs reprises   , lequel met en scène, pour un dernier tour de piste, les acteurs de la Recherche monstrueusement vieillis et saisis, pour ainsi dire, un pied dans la tombe, en une hallucinante danse macabre.


Proust, Nerval et autres animaux

La troisième partie, intitulée « Commerces », se consacre pour l’essentiel à une analyse du style de Proust, à la façon notamment dont il a réussi à créer un « arrière-plan de silence » et à développer une poétique de l’implicite, ainsi qu’à des lectures croisées de Proust et de Nerval, d’Albert Cohen et de Maeterlinck.

Dans un dernier chapitre très original, Anne Simon montre que, contrairement à ce que pensait Barthes, qui pensait que l’animal ne jouait aucun rôle dans l’œuvre de Proust, l’animalité est omniprésente chez l’écrivain, mais sous des aspects inattendus : infra-animalité qui compose un bestiaire incongru dans le roman français (infusoires, protozoaires, microbes, poules et autres têtards) ; animaux humains que sont l’oiseau Oriane, la hyène Bloch, la carpe Palancy, la larve Argencourt ou la « bête » râlant et haletant qu’est devenue la grand-mère à l’agonie. « Cette animalité », écrit Anne Simon, « n’est ni uniquement allégorique et satirique, ni simplement relié au corporel, au pulsionnel ou à l’inconscient. Nous traversant de part en part, elle nous intègre dans une temporalité proto-humaine où l’histoire romanesque, comme naturelle, devient surnaturelle. »   .

Notre dernier mot sera pour le titre magnifique de ce précieux recueil d’études, que l’on pourrait juger de prime abord fort énigmatique. Que peut bien être cette « rumeur des distances traversées » ? Une citation, judicieusement placée en exergue de l’ouvrage, emprunté à un passage qu’aucun lecteur de la Recherche n’aura oublié, suffira à l’expliquer : « Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées. »