Le Rapport chinois, premier roman de Pierre Darkanian, fait des personnages de l'histoire les véritables avocats de la fin de la littérature. Quand le cinéma, la BD, le roman font cause commune.

Le Rapport Chinois, titre du premier roman de Pierre Darkanian, est aussi le titre du fruit du travail de son personnage principal, Tugdual Laugier. Le titre du roman prête à confusion.  Est-ce lui le fameux rapport que tout le monde évoque comme dangereux ? Oublié sur un coin de table par son rédacteur, on ne sait plus trop si l’original est encore de ce monde. Le doute alors s'installe : s’agit-il d'un vrai faux roman, d'un rapport fictif de la même façon qu’il y a des emplois fictifs ? Nous raconte-t-il une escroquerie fiscale ? Un trafic de drogue ?

Il s'y croise des personnages, des histoires qui en croisent d'autres. On entre dans la fiction comme à travers un miroir. Tout s'inverse : le tragique se fait risible. Là par exemple, il est facile de gagner sept mille euros par mois sans rien faire et en s'en vantant. Les personnages sont racistes, sexistes, dénués de toute valeur morale. Rien de fictif dans ce rapport s'emporteTugdual : « Tolstoï s’était-il déjà entendu dire que les deux mille pages de Guerre et Paix étaient fictives?   Fiction et réalité se rejoignent. On dit que « Si le rapport chinois révélait à l’homme qu’il n’était qu’un amas de vide, sa lecture en serait assassine tant il était évident qu’aucun être normalement constitué ne survivrait à une telle connaissance de lui-même »   .

Un livre dangereux, d’abord pour les personnages sans consistance, tel le substitut du Procureur, un doublon comme le dit le mot « substitut ». En crevant tel un ballon de baudruche - à l'image de  la justice qu'il incarne - il montrera que le monde de la fiction, le monde du rapport chinois, est« bel et bien réel, profondément vivant au point qu’il vous triturait l’âme plus que n’importe quelle œuvre littéraire »   . Une chose est sûre : sa lecture fait basculer dans un autre univers, celui de « l’immensément vide    ». Il  n'y a aucune place pour un quelconque idéalisme romantique. Les utopies ne sont plus de ce monde.

En absurdie

L’atmosphère de la première partie du roman n’est pas sans évoquer l’absurde kafkaïen, par la place accordée à la vacuité d'un monde qui ne cesse de se remplir de vide. Littéralement. Tugdual ne cesse de manger, d’accumuler les pages pour son rapport, et l’argent.

Le Rapport chinois est pour les personnages du roman de Pierre Darkanian ce qu’est le sacré Graal pour la littérature chevaleresque. Mais dans un rapport inversé car dégradé. Bref, une somme d’écrits d’un millier de pages est rédigé et surtout assemblé par Tugdual Laugier, chevalier d’un autre temps, celui de Google ou Wikipedia. Ce personnage épique pour public adolescent amateur d’heroic fantasy passe ses journées à copier, cadrer, coller, collecter, collectionner, collationner… sans retenue, jusqu’à l’indigestion. Tugdual, cependant, ne cesse de prendre du poids. Il grossit certes, mais il prend aussi de l’importance, dépassant même peu à peu les intentions de l’auteur.

Un roman parodique et comique

 

                       

Le roman regorge de procédés comiques. Comique de situations, non-sens, vaudeville, grotesque, farce… La liste est longue et le roman devient peu à peu le lieu où s’archivent ensemble les différents genres de comiques traditionnellement séparés par la critique littéraire. Enumérer les références n’est pas ici ce qui importe, même si elles questionnent la justesse des divisions entre les genres littéraires.

Tugdual Laugier est un homme ordinaire, un de ces héros qu’une société en crise et en perte de sens produit. S’il y a en lui du Beauf tel que Cabu l’intronisa, avec Mathilde, ils forment un duo digne de la Bande Dessinée Modeste et Pompon (1955), célèbre pour ses improvisations. « Bête comme une valise sans poignée »   , « idiot », « crétin », « demeuré », les épithètes ne manquent pas à la commissaire de police, surnommée elle-même « la rombière des stups », pour désigner Tugdual dont le personnage devient digne d’un roman de Flaubert. La littérature ne fait que remplir des « coquilles vides », des prototypes, des fonctions. 

Plus fondamentalement, le projet de Pierre Darkanian dépasse le tableau et le simple reflet d’une société donnée. Dès lors parler de réalisme en littérature n’a guère de sens. Les personnages sont réels. Pas besoin d'en rajouter. Il y a des personnages imbus d’eux-mêmes comme le personnage de Zorreau, l’avocat chargé de la défense de personnages plus ou moins impliqués dans l’histoire d’un trafic de drogue qui tourne autour de Tugdual. Il se perdra au tribunal dans Le Bateau Ivre de Rimbaud, faisant chavirer l’issue du procès.

Parodie aussi de Bouvard et Pécuchet dans le duo que formeront Tugdual et Relot, ce dernier étant attendu tel Godot. Tugdual, à son tour, alimente son personnage à Gargantua. Réunion de Beckett et Rabelais, dans une traversée du miroir sans retour.

Des archives vides ou le placard à balais

Recruté par un chasseur de têtes, Tugdual a pour mission de rédiger des rapports secrets qu’il ne doit divulguer à personne. Ne pas communiquer, telle est la règle. La répétition par tous les personnages sous forme de slogan, « ça bosse chez Laugier » - ou chez un autre - cache un silence que Bouvard et Pécuchet, pris dans leur bavardage, n’auraient pas supporté. Roman de la servitude volontaire dans une société gouvernée par Google et Wikipédia, le travail y apparaît comme vidé de toute signification et de tout contenu. Influence cette fois de Beckett revisité. A défaut de Godot on y attend Grandibert.

Le jeu qui s’instaure entre les faussaires que sont les personnages nullement fictifs et la circulation de la monnaie dans le roman, opère un rapprochement avec André Gide. Dans Le Journal des Faux Monnayeurs, André Gide expliquait comment il créait ses personnages. Les personnages, on vit avec eux, sans les connaître vraiment, écrivait ce dernier. Ils surprennent l’auteur par leur imprévisibilité. Gide expliquait ainsi qu’aucune des phrases de Stendhal n’attendait la suivante. « Le mauvais romancier construit ses personnages ; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir   . Dans le roman de Pierre Darkanian, l’auteur est tellement à l’écoute que ces derniers finissent par s’émanciper de leur auteur pour vivre leur destin. Il n'y a plus d'imprévisible, et donc peut-être plus d'auteur.

Poétique du vide

La littérature produit par la construction d’une fiction, du probable, une des figures du vrai. Pas du fictif. L’histoire peut paraître incroyable, impossible, elle est traversée par tout un travail de l’imaginaire créateur d’un monde non réductible à un reflet d’une réalité qui lui serait extérieure. La littérature qui se bornerait à n’être qu’imitation serait vouée à être un « substitut » à l’image du substitut du procureur et se viderait de sa substance.

Si elle fait usage des mots du quotidien, c’est dans le but de se faire subversion, au sens que les surréalistes donnaient à ce terme. Les « archives », hautement surveillées, seraient le lieu où sont cachées des substances illicites grâce auxquelles Bertrand Relot, personnage rabelaisien sorti tout droit d’une fable de Maître Patelin, ne cesse de s’enrichir : de la drogue venue de Thaïlande, livrée par la Chine.

C’est ce que croit « la vieille rombière des stups », la commissaire Fratelli, secondée d’un adjoint, dont le nom, Cogne, résume l’activité. Mais les archives sont vides. Le rien a tout emporté. A ce jeu du vide l'auteur attend son propre anéantissement. Tugdual n'a plus besoin de lui pour continuer son oeuvre. L'histoire continue et le livre est clos.