Exploration philosophique d’une œuvre exceptionnelle, située à Berlin, de l’architecture Peter Eisenman.

Dans cette exploration philosophique, il s’agit de rendre compte de la création exceptionnelle du mémorial au Juifs d’Europe conçu par l’architecte Peter Eisenman (et pour partie, dans sa première version en tout cas, avec la collaboration de l’artiste Richard Serra). Ce monument fut inauguré à Berlin en 2005.

Une rapide description s’impose de ce qui n’est pas à proprement parler, du point de vue esthétique, un « monument aux morts ». Car ce monument ne représente rien, n’est pas mimétique, n’exprime pas quelque chose, ne cultive aucune volonté lacrymale, et ne ressemble pas non plus à une œuvre d’art (si on veut croire en l’existence de modèles en cette matière). Surtout ce monument évite le kitsch de la plupart des ouvrages de ce type, comme par exemple les versions aseptisées du génocide qui font l’économie des violences subies.

Cette œuvre d’art public comporte 2711 blocs de stèles en béton, blocs ou fragments si l’on veut, variant en hauteur (de 0 m à 4 m) mais pas en longueur (2,8 m) et de même largeur (0,95 m), sur une surface de 19 000 m2. Le lieu était un terrain vague ravagé par les bombes. L’œuvre est actuellement associée à un centre de documentation (citations, photos, noms des juifs assassinés, archives, bases de données) réalisé par Dagmar von Wilcken, quoique objet de querelles, récusé par Eisenman et Serra, parce qu’il contredit le mutisme du monument. Ce dernier s’est, de toute manière, trouvé pour partie censuré par les commanditaires (réduction du nombre de blocs de béton, réduction du hors-échelle, ajout de ce centre de documentation « bavard »).

Terminons cette description en ajoutant que le monument constitue un champ sculptural de modules qui excluent l’anthropomorphisme, plus proche d’une maquette à grande échelle d’un fragment d’Auschwitz-Birkenau. Il dessine un paysage urbain saturé dans la dissolution des échelles et la dislocation du lieu, mimant une figure de barbarie. Ce qui constitue le sens même du projet, quoique beaucoup ont cru y voir une absence de signification. On pourrait dire : un non-sens qui a du sens. C’est la barbarie nazie qui est cryptée dans le monument, par son caractère énigmatique pour partie. Le mémorial exige de la part des récepteurs une réflexion et un engagement intellectuels si l’on veut être à la hauteur d’une mémoire responsable, capable d’élever la shoah en tragédie humaine universelle.

L’ouvrage s’attache donc à cette œuvre, et nous conduit à la « lire » à partir de plusieurs philosophes (Theodor W. Adorno, Jacques Derrida), qu’il n’impose pas à l’œuvre, mais qui ont d’emblée des liens avec cette œuvre par l’architecte et l’artiste.

Le monument

Peter Eisenman est un architecte new-yorkais. Il a conçu un autre monument à Vienne, en 1996. Puis vint celui-ci, dont le projet a été imaginé par l’historien Jäeckel et la journaliste Léa Rosh, soutenus à l’époque par le chancelier Willy Brandt. L’architecte a, pour son projet, adopté un titre de présentation : « Le silence de l’excès », parlant ainsi de l’éloquence du silence relative au judéocide. Il retient dans ce parti pris l’impossibilité de figurer la Shoah, mais la possibilité de figurer une image puissante de la destruction.

On peut donc parler, avec l’auteur de l’ouvrage, d’un monument « abstrait » (par opposition à figuratif), assez proche de l’art cultivé par le minimalisme et l’art conceptuel. Mais plus précisément, il s’agit d’un art fait pour éveiller l’esprit du spectateur plus que ses yeux. L’architecte cultive le décentrement de la figure de l’humain léguée par la philosophie moderne, à la manière de Michel Foucault. Mais c’est bien en architecte qu’il déstabilise l’architecture et ses différents paramètres classiques. Aussi cultive-t-il de nouveaux paramètres : déséquilibre, fragmentation, absence de symétrie, déconstruction, disproportion, absence d’échelle afin d’inquiéter les échelles habituelles.

Le monument, enfin, se donne « au noir », dans l’absence de couleur, en une sorte de culture de la théologie négative qui ne dirait pas son nom. A la manière de la peinture de l’artiste Ad Reinhardt. Le noir confère, chez ce dernier, une sacralité au tableau, quoique sans religiosité. De même Eisenman veut se soustraire à toute instrumentation religieuse. Globalement même il s’agit de refuser de se subordonner à la politique, la religion, la morale, le commerce, l’expression du moi et toute finalité sociale, y compris l’idée de progrès. Un chef-d’œuvre du noir, en somme.

Berlin

Le mémorial est matérialiste en ce sens, indique l’auteur, parce qu’il s’oppose à la métaphysique de la présence et de la figure. Toutefois, il précise que cela s’entend en deux sens.

D’une part par rapport à la reconstruction de Berlin. S’opposent autour du monument ceux qui veulent effacer toute trace de l’histoire qui s’était inscrite dans le tissu urbain disloqué et troué ; et ceux qui comme Serra, Eisenman, mais aussi Rem Koolhas et Daniel Libeskind (auquel on doit le musée juif de Berlin), à l’époque, déplorent la volonté d’effacer cette histoire en multipliant les bâtiments postmodernes (ceux qui ont envahi la si proche Potsdamer Platz). Ils refusent de concevoir une ville unifiée et uniforme, et lui préfèrent une ville en archipel maintenant les nombreux espaces vides laissés par les bombardements de la guerre.

D’autre part, ce monument ne propose aucune réconciliation. Notamment aucune figure, souvent si mièvres et banales, de réconciliation des Allemands avec les Juifs (type deux personnages qui se serrent la main). Le spectateur ne doit pas s’y trouver en attente de compassion. La reconnaissance collective est déstabilisée par le silence du mémorial.

On comprend alors le choix de son emplacement : si le monument ne cherche pas à bouleverser la grille urbaine quoiqu’il se dresse en objection à la reconstruction accélérée de Berlin à cette époque, il n’occupe pas un espace restreint. D’ailleurs, il ne veut pas cultiver l’invisibilité du contre-monument à la manière de l’architecte James E. Young (qui refuse toute expressivité des monuments) ou de Jochen Gerz (et sa colonne progressivement enfoncée contre le nazisme à Hambourg). Il est donc situé entre l’ex-Chancellerie, le bunker de Hitler, celui de Goebbels, celui de l’hôtel Adlon, dans les anciens jardins des ministères du Troisième Reich bombardés, au lieu d’un vide urbain, d’un espace traumatique, devenu un no man’s land, proche du Tiergarten mais sans référence à la nature puisqu’il n’a à s’intéresser qu’à la rationalité instrumentale de l’industrie nazie (au sens large du terme).

Dans la mesure où il est tramé de manière orthogonale, il propose, dans Berlin, une grille virtuellement sans limite (comme l’expansion voulue par les bourreaux). Mais ce n’est pas sans valoriser le paradoxe d’un monument organisé selon une trame rigoureuse et contrôlée contredite cependant par la variation constante de la hauteur des blocs de béton. Cette variation dérange l’ordonnance stricte de la disposition des blocs. La déconstruction du monument se met au service d’une destruction de la structure pour créer cette œuvre inédite.

L’adresse

L’auteur n’oublie pas de s’inquiéter du « spectateur ». Le mémorial se joue de lui. Il l’invite à se déplacer et non à contempler. L’expérience du mémorial est d’abord physique. Ses allées à la compacité oppressante – à la dimension de la réduction des espacements des wagons plombés – sont conçues pour être parcoures par une seule personne accompagnée par l’angoisse irréductible d’être écrasée. Mais ce n’est ni une architecture solipsiste, ni une architecture qui exclut la pensée. Car les ondulations du mémorial créent un espace porteur de vie pour toutes et tous. Et le mémorial crée un espace communautaire, partagé, public, un espace qui n’est pas consensuel, à bas prix, ni ne porte à la fusion des masses comme les monuments nazis, mais qui convoque une communauté à venir.

Au demeurant, titré désormais Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, et destiné aux souvenirs des victimes, il s’adresse cependant en priorité aux descendants des bourreaux, les Allemands. Dans l’esprit du jury, comme des artistes, il a bien cette destination.

Seule difficulté, de nos jours, le déploiement du tourisme dans le monument. Ce n’est plus vraiment le silence qui règne, plutôt les jeux de poursuite, les pauses photographiques peu communes, etc. Beaucoup ont conscience de la difficulté. Sans doute pas les agences de voyage.

Discussions

Outre les problèmes posés aux artistes (Richard Serra se refusant aux compromis qui contredisaient le sens du monument à ses yeux, s’est retiré du projet, laissant Peter Eisenman terminer la commande), ce monument a fait l’objet d’un débat moral et politique important, reconstruit avec précision par l’auteur. Détracteurs et enthousiastes se sont affrontés publiquement, l’hostilité de certains étant le symptôme d’un refus de regarder en face le passé criminel inédit des nazis. En revanche, le monument n’a pas porté à des débats artistiques. Il ne faut pas oublier que l’œuvre se discute après la chute du mur, alors que la réunification montre qu’à l’évidence entre l’Est et l’Ouest les dispositions ne sont pas les mêmes. En RDA la mémoire des crimes antisémites avait été enfouie.

Mais à l’échelle de l’Europe, on se rendait compte aussi de l’absence de prise en charge globale potentielle de ce monument, alors que l’Ex-Yougoslavie et la guerre civile-ethnique de 1991-1995, puis la guerre civile du Rwanda en 1994, imposaient cette prise en charge. Et que les architectes ne s’y opposaient pas. Car le mémorial offre bien l’immense spectacle de l’irrationnel du génocide, l’emballement institutionnel des États totalitaires ou dictatoriaux, sous l’empire du racisme.

La question posée alors est importante. L’art commémoratif sert-il à quelque chose ? Ne surestime-t-on pas la valeur des monuments qui ont peu d’effets sur l’opinion publique ? Mais sont-ce là les bons termes du débat ? Le monument a bien fait l’objet de tels débats publics intenses en Allemagne, et l’auteur nous les restitue clairement.

Il montre bien que ces débats mettent en jeu le somnambulisme allemand à propos du passé de l’Allemagne. L’une des critiques récurrentes à l’égard du monument est son absence de communication explicite, son silence. Mais ce silence, si tel est vraiement le cas, est l’expression possible de l’effroi. D’aucuns auraient d’ailleurs préféré le projet de Daniel Liberkind : une œuvre désignant deux directions, la statue de Goethe dans le Tiergarten et la villa de Wannsee dans laquelle s’est décidée la solution finale. D’autres encore reprochent au mémorial d’être une version cryptée des références philosophiques d’Eisenman. L’art ne devrait pas faire philosopher, affirment-ils, mais doit être compréhensible et transparent ! Mais à quoi s’applique ici « transparent » ? Cela dit, l’auteur relève d’autres critiques parfaitement superficielles de cette œuvre (elle serait trop liée à l’émotion et à ses confusions ?).

Reste le cas de Jürgen Habermas, le philosophe défenseur le plus significatif du monument. Il a même encouragé publiquement Eisenman, dans une lettre lui demandant de ne pas céder aux compromis qu’on lui demandait (diminuer le nombre des blocs,…), et de refuser la proposition du ministre de la culture de faire un musée à la place du mémorial. L’enjeu était donc bien une mémoire autocritique d’Auschwitz, déclare Habermas. L’Allemagne doit s’interroger sans cesse sur les composantes de son histoire, y compris l’antisémitisme antérieur à la Shoah. L’extermination des Juifs par le nazisme n’est pas un accident de l’histoire. Et le philosophe précise : « l’éventail des propensions à l’antisémitisme était très large dans la population allemande de cette époque ». Il approuve aussi le fait que le sens du mémorial est centré sur le crime et les criminels, comme le souhaitait d’ailleurs le jury et les deux artistes du début, avant qu’Eisenman ne se retrouve seul. La référence à Auschwitz est essentielle pour l’identité allemande. Et si les générations d’après-guerre ne sont pas responsables des crimes commis, ils sont coupables et responsables s’ils refusent de s’interroger sur le judéocide.