Marc Petitjean retrace l'itinéraire du Docteur Hida, médecin engagé dans un Japon qui porte encore les traces des violences politiques et atomiques du passé.

Marc Petitjean a réalisé en 2006 un premier film sur le Docteur Hida. Pourquoi réitérer, cette fois avec un livre ? Si on regarde les derniers ouvrages de l'auteur, ce sont tous des portraits écrits. Frida Kahlo, le peintre de Kimono, le Docteur Hida, sont trois figures qui se distinguent par un engagement de tout leur être. Or, pour dire-écrire-montrer ce qui relève de l'exceptionnel, l'écrit ne double pas l'écran : chaque média y contribue à sa façon.

Dans le cas du Docteur Hida, le livre se fait mémorial, le docteur étant mort en 2017. C'est un hommage rendu à celui qui fit de sa vie un combat pour la reconnaissance de l'irradiation interne causée par l'arme nucléaire. « C'est le devoir des vieux de témoigner », disait le Docteur Hida   . Ce qui est peut-être aussi une manière de pointer le devoir de l'Etat de donner des droits à ceux à qui l'humanité a été retirée. Ce fut le combat du Docteur Hida.

L'île du bonheur

Hiro-shima, « l’île large », et Fuku-shima, « l’île du bonheur », ont connu des destins semblables par certains égards, à quelques décennies de distance : le 9 août 1945, la bombe atomique explose sur Hiroshima ; le 12 mars 2011, les coeurs de réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima entrent en fusion. Cette année-là, témoin de la catastrophe humaine que furent les contaminations radioactives de ce qu’il nomme « la peste atomique », le Docteur Shuntaro Hida (1917-2017) a vu vaciller ses certitudes humanistes. « Vous verrez, nous dit-il, ça se passera comme à Hiroshima et à Tchernobyl, on ne saura jamais la vérité sur l’étendue des dommages »   .

Il se souvient du 9 août 1945. Ce jour-là, il n’était pas loin de là où eut lieu la déflagration. Il se rappelle que l’heure n’avait pas été choisie au hasard. Sa famille crut qu’il avait été victime de la bombe. L’horreur que provoqua la vision des victimes de la bombe nucléaire trouve peine à être écrite. Comment dire le monstrueux, les « scènes de chaos »    ? « Les gens mouraient sans avoir compris pourquoi »   , raconte-t-il, encore choqué par ces visions insoutenables ancrées à jamais dans sa mémoire. L’atrocité des douleurs physiques du dernier instant résonne dans son récit.

A ce tableau apocalyptique s’ajouta l’interdiction de dire. Censuré, voire menacé de représailles par les Etats-Unis et l’État japonais, Shuntaro Hida maintient ses convictions par-delà la faillite du droit et de la justice devant la raison d’État, le Secret Défense, les mensonges de l’État américain via l’ONU. Même si l’histoire ne cesse de se répéter, même si les intérêts économiques prévalent, Marc Petitjean dans son livre, Destin d’un homme remarquable, fait le portrait d’un homme, Shuntaro Hida, qui se distingue non par sa position sociale, mais par ses actions médicales aux retombées politiques qui montrent un Japon niant les violences du passé.

Prendre soin des rescapés irradiés d’Hiroshima et Fukushima

Bien avant l’heure, le docteur Shuntaro Hida a mis en pratique la théorie du care, cette approche du soin qui ne s’en tient pas à la valeur purement scientifique de la médecine. Le care désigne l’ensemble des gestes et des paroles essentielles visant le maintien de la vie et de la dignité des personnes, bien au-delà des seuls soins de santé. Il renvoie autant à la disposition des individus – la sollicitude, l’attention à autrui – qu’aux activités de soin – laver, panser, réconforter, etc. –, en prenant en compte à la fois la personne qui aide et celle qui reçoit cette aide, ainsi que le contexte social et économique dans lequel se noue cette relation. Shuntaro Hida est le médecin des irradiés d’Hiroshima et de Fukushima : les hibakusha.

 

Il faudra attendre 2001 pour que le gouvernement japonais réévalue les risques liés à l’irradiation. Sans pour autant revenir sur ses positions. Et pourtant à Fukushima on note les symptômes du Bura Bura, maladie que l'on traduit par « bras ballants ». «Trop fatigués pour travailler, pas assez pour mourir» chante Colette Magny   . Dès 2012, il y a des signes de radiation interne. « Le monde entier est plein de gens contaminés »   .

 

 

Nagasaki et la colère de Dieu

Le 9 août 1945, l’équipage du bombardier B-29 « avait été béni par le chapelain de la base de Tinian dans les Mariannes avant de s’envoler pour larguer Fat Man, la seconde bombe atomique, sur Nagasaki à dix heures trente. Elle explosa au-dessus du quartier de l’église d’Urakami   . Le docteur Takashi Nagaï, baptisé à l’âge de 26 ans en 1934, écrivit à la suite de la catastrophe Des Cloches de Nagasaki, dans lequel il avançait que la bombe était un effet de la divine Providence afin de laver les péchés de l’humanité. Un sacrifice.

Cette déclaration fut une aubaine pour les Américains : « après avoir lancé les bombes dans le but de punir le Japon, d’en imposer aux soviétiques et d’en tester l’efficacité opérationnelle, les Américains avaient été soucieux de rendre acceptable la désolation. »   Le président Eisenhower prononça le 8 décembre 1958, devant les Nations Unies, un discours tentant de promouvoir un usage pacifique de l'atome dans le pays qui en avait été la victime. 

Un médecin en rupture

le docteur Hida est un homme qui a su réintroduire de l’humain là où l’humanité a été niée, « un médecin au service du peuple », mais aussi un homme attaché à une tradition, un code de l’honneur : tel est le motif de son humanisme athée. Ni catholique, ni bouddhiste, il préfère pourtant le bouddhisme, pour qui chaque être vivant a la même valeur, mais l'essentiel est pour lui de de trouver du sens là où il n’en a plus.

Il se souvient de la façon dont il a été promu médecin. Sans réel examen, avec une formation tronquée. L’armée japonaise était à cours de médecins. Il se retrouva d’office dans l’armée. Les désirs paternels l’orientaient vers l’architecture. Lui, c’était la médecine qui le préoccupait. Il tentera de respecter la tradition en se soumettant aux vœux paternels.

En 1939, avant d’entrer à l’école de médecine, après s’être libéré du choix paternel, il visitera une crèche. Ce qu’il y voit le choque : les enfants pauvres ou sales ne sont pas soignés. On est loin d’un quelconque devoir d’intervention humanitaire. Il crée alors, avec quelques amis, le Groupe d’études pour la santé des enfants. Un an et demi plus tard, le groupe est convoqué par le Ministre de l’Education, de la Science et de la Culture. Au lieu d’être félicité, il est sommé de se dissoudre.

Cela ne le réduira pas au silence. Il rattache l’exercice de la médecine à la justice sociale. C’est ce qui va le conduire à adhérer au Parti communiste. « Avant la guerre, "communiste" était synonyme de "criminel" »   . Ce qu’il y trouve par-delà l’échec de sa réalisation historique, c’est l’attention au pauvre.

Prendre en compte l’intuition en médecine

Afin de comprendre les syndromes des atomisés, qui laissaient la science impuissante, une médecine intuitive a été développée. Les médecins devaient faire œuvre de créativité. L’empressement des Etats Unis à supprimer toutes les traces des effets de la bombe a eu des conséquences inattendues en matière de progrès médical. Les médecins furent plus attentifs à l’observation des symptômes, leur récurrence, et, à défaut de preuves établies par voie scientifique, ils reconnurent une part importante à l’empirisme, confirmant que la médecine est un savoir-faire avant que d’être un ensemble de lois scientifiques.

Avec la bombe et ses conséquences, le docteur Hida constate l’impuissance du médecin : « Sauver les vies humaines est la première vocation d’un médecin : pourtant je n’avais réussi à en sauver aucune »   , conclut-il.

L’intérêt économique envers et contre tout

Marc Petitjean énumère les titres à la une des journaux français en 1945. On est bien loin de la condamnation morale ou politique : pour Le Monde, « Une révolution scientifique : les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon. » Dans Libération : « La nouvelle découverte pour bouleverser le monde […] Charbon, essence, électricité ne seront bientôt plus que des souvenirs »   . Seul Albert Camus apporte une voix discordante.

Au Japon, c’est Matsutaro Shoriki, président du journal à grand tirage Yomiuri Shimbun et de la chaîne Japan TV Corporation, qui est nommé en 1955 ministre à l’énergie nucléaire. Marc Petitjean rappelle que Matsutaro Shoriki était à la tête de la police politique qui écrasa les syndicats, les mouvements communistes et socialistes avant la guerre, et qui devint à la suite directeur de la propagande de la dictature militaire. Il a été emprisonné trois ans comme criminel de guerre, puis relâché sans procès. Directeur de l’Agence des Sciences et technologies, il promeut, appuyé par les services d’information américains, « les bénéfices du nucléaire pacifiste »   .

Le long silence perdure. Il y a toujours l’oubli-négation des hibakusha, même si en 1995, cinquante ans après, l’Empereur Akihito s’est rendu à Hiroshima et s'est recueilli devant le Cénotaphe. Mais la parole du Docteur Hida reste présente.