Kunihiko Moriguchi est Trésor national vivant au Japon. C'est par l'amitié que s'ouvre le sens de son travail.
Au Japon depuis 2007, à la suite de son père Kakô Moriguchi, Kunihiko Moriguchi est Trésor national vivant, un patrimoine humain, dans un pays qui tient la mémoire monumentale pour éphémère suite aux multiples catastrophes naturelles qui l'affectent - tremblements de terre, tsunamis, incendies... « En ce sens Tokyo n'est pas une ville de mémoire mais une ville de devenir. », écrit Marc Petitjean : un devenir où se concilient tradition et liberté créatrice. Créer selon les savoir-faire traditionnels et former des disciples afin d'assurer une continuité technique et artistique, telle est la mission des artistes de la mémoire japonaise, autrement désignés par l'expression « Détenteurs de Biens culturels intangibles importants ». Au service de l'unité du peuple japonais, l'art en est une des identités, sans pour autant se refermer sur lui-même. Tourné vers l'étranger, il s'en approche à l'image de l'amitié que développeront l'un envers l'autre Balthus et Kunihiko Moriguchi.
L'ami japonais, le dernier livre de Marc Petitjean , est le récit tout en pudeur, d'une retenue proche de l'apnée, comme il désigne son travail photographique, de sa rencontre et d'une amitié naissante avec le Maître de peinture sur kimonos Kunihiko Moriguchi. Une rencontre de la tradition et de la modernité, de la culture japonaise et la culture occidentale qui trouve son illustration autour de la cérémonie du thé : « au cours de ce rituel long et codifié, les participants sont censés se libérer de leur univers personnel afin de partager une expérience esthétique. » .
En préambule, la visite du jardin réordonné pour l'occasion avait pour fin de faire découvrir à la vue en la désorientant « de nouveaux espaces par différents chemins » . Dans ces quelques mots tout est dit – ou presque- de cette amitié qui se noue entre les deux hommes. Une amitié qui n'a rien à voir avec le modèle humaniste de Montaigne et la Boétie. « Parce que c'était lui, parce que c'était moi » est aux antipodes de ce renoncement au « moi » signifié par cette invitation de Kuni – diminutif affectueux de Kunihiko - à Marc Petitjean. Détourner le regard de ses habitudes ouvre à des sensations nouvelles. Dégustant la pâtisserie, tout au plaisir du goût, le sens du toucher se voit éveillé ensuite par le contact avec des poteries anciennes que chacun des convives tenait délicatement entre ses doigts afin d'y boire le thé. Ne voyant rien, au contraire des amateurs du moment, l'écrivain se réfugie dans le concept d'incommensurabilité des cultures qu'il emprunte à Claude Lévi-Strauss, donnant aux mots de la raison européenne une valeur protectrice et rassurante. On aperçoit en fait la difficulté à vivre l'expérience de l'altérité. C'est aidé par Kuni, et en possession d'un langage commun, qu'il va passer outre cette difficile approche.
Déroulé en clair-obscur, l'ouvrage n'est pas une énumération ou une collection de dates accolées les unes aux autres, même s'il suit une progression chronologique. Peut-être parce que le rapport au temps dans le Japon traditionnel est esquisse d'une lenteur à la limite de la suspension, s'approcher de l'artiste est semblable à un parcours à travers le prisme de l'amitié et des œuvres. Marc Petitjean trace un itinéraire, une cartographie bien éloignée d'un simple chemin qui irait d'un point A à un point B en ligne droite. Le récit du voyage de Kunihiko Moriguchi de Kyoto vers Paris montre que le plus court chemin de la rencontre n'est pas nécessairement la ligne droite. Les escales sont autant de points sur une carte ou de préambules à la nébuleuse de diverses rencontres. Si le texte inscrit lentement la durée du voyage, les photos jouent sur la prise de vue, l'instantané de la décision, de la rencontre. Pendant trois mois, l'écrivain va donc tourner un film qui aura pour titre Trésor Vivant, en 2012. L'ami japonais en est les coulisses. Il est aussi la réponse à Monsieur Tokuda de la Fondation Matsushita voyant une intrusion dans la vie de Kuni de « l'homme-caméra ». Le livre offre une autre façon de voir que le cinéma. La diversité des approches esthétiques est une leçon de la cérémonie du thé.
À distance de la représentation occidentale fléchée et orientée d'un temps qui se sépare du passé, le temps des rencontres se manifeste par ricochets, chocs et ondes, à l'image de la rencontre entre Kuni et l'artiste Balthus à l'occasion de l'accrochage de l'exposition au Petit Palais de l'art japonais en 1963. « Il ne s'agit pas d'organiser seulement une exposition japonaise, mais de permettre à deux vieilles civilisations de se rencontrer », déclarait André Malraux en 1958. Il confiera quelques années plus tard le commissariat de l'exposition à son vieil ami Balthus. C'est au moment où Kuni avait décidé de retourner au Japon, à Kyoto, malgré son rejet de la tradition – n'avait-il pas laissé les esprits des Anciens, sur place, plutôt que de les emmener avec lui au cours de son voyage ? - qu'il rencontre Balthus. « J'étais complètement défait... et refait aussi peut-être par lui » . Amitié du maître et de l'élève où la tradition se réconcilie au geste de rupture inaugural d'un nouveau style. Amitié qui donne à comprendre l'inégalable tradition paternelle lors de la visite de Balthus au père de Kunihiko. Amitié qui fonde le nécessaire dépassement de la transmission paternelle d'un savoir-faire esthétique. C'est ainsi que Kuni s'accorde la liberté totale et introduit la dimension sculpturale dans l'art de la peinture de kimono, jouant sans cesse de ce dialogue du passé et du futur.
Du temps lent du cérémonial du thé, moment propice à l'échange autour des oeuvres d'art, au temps de l'atelier paternel avec ses apprentis dont le jeune Kunihiko doit se tenir à distance, au temps de la formation intellectuelle et artistique à Paris, Kuni est l'ami japonais. « J'ai ressenti ce sentiment mystérieux qui naît de toutes les vraies rencontres » , écrit Marc Petitjean. À cela Kunihiko Moriguchi rajoutera : « On est très différents, mais on peut quand même se parler et essayer de se rapprocher ». Une définition de l'amitié se dessine, semblable à celle qui consiste à partager une expérience esthétique. N'est-ce pas ainsi qu'il en va avec le vieux menuisier chargé de l'accrochage des œuvres de l'exposition consacrée au Japon au Petit Palais, ou encore avec Keiko la femme de Kuni, qui fait de ses préparations culinaires un « acte de création en écho à Kuni », amorçant un dialogue que la langue étrangère qu'est le français rend impossible. Manger avec des baguettes est un acte qui combine le choix personnel de l'aliment que l'index désigne dans un univers de partage. C'est un repas où la liberté de composition des mets fait écho à celle du Maître de peinture.
La peinture de kimono de Kuni est faite selon la technique traditionnelle de teinture en réserve, le yuzen, une sorte de synthèse des techniques préalables de teinture, héritière des Peintres d'éventail. Une philosophie de l'éphémère. Enfant, Kunihiko Moriguchi habitait Kyoto, ville tournée vers le passé. Il jouait au cerf-volant. Toucher le ciel avec la force du vent en lançant son cerf-volant, et se rapprocher des hauteurs, c'est réconcilier les Dieux, les hommes et la nature.