Un livre intuitif renouvelle en partie les perspectives de recherche concernant les rapports entre judaïsme et christianisme dans l'Antiquité tardive.
L’image du judaïsme s’est trouvée longtemps tributaire d’une vision patristique associant le triomphe du christianisme pendant les premiers siècles de notre ère à la décadence du judaïsme, considérée comme punition divine à la suite de la mort de Jésus imputée aux Juifs précisément . Adolf von Harnack, l’un des historiens du christianisme les plus renommés de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, perpétuera d’une certaine manière cette tradition interprétative en présentant le judaïsme postérieur à l’avènement du christianisme comme une religion décadente en opposition au dynamisme du christianisme.
Le renouveau historiographique qui suivra la Seconde Guerre mondiale permettra d’infléchir cette vision d'un judaïsme moribond après la destruction du Temple, en soulignant son dynamisme, notamment grâce à la découverte des manuscrits de la mer Morte (1947) et grâce à l’étude des écrits intertestamentaires ou encore des textes rabbiniques. A la suite des travaux visant à replacer la figure de Jésus dans son contexte juif, les relations entre judaïsme et christianisme ont été repensées et, au cours des années 80, s’est imposée l’idée selon laquelle la rupture entre les deux religions s’était établie au cours du IIe siècle. Cette séparation entre judaïsme et christianisme est désormais couramment appelée « Parting of the ways », d'après une expression forgée par James Dunn ).
La remise en cause du modèle « Parting of the ways »
Reste que ce consensus a été sérieusement remis en question à partir de la fin des années 90, puisque la véritable séparation des chemins n’aurait pas eu lieu avant le IVe siècle selon certains chercheurs, tels que Daniel Boyarin. C’est précisément dans le prolongement de cette dynamique de recherche que vient s’inscrire l’ouvrage Littérature talmudique et débat secret avec le christianisme, traduit d'un original hébraïque publié en 2018 . Son auteur David Brezis, chercheur au CNRS en philosophie contemporaine et spécialiste du messianisme juif, entend plus précisément sonder les rapports entre le judaïsme rabbinique et le christianisme naissant à la lumière notamment des sources talmudiques.
Il s’agit en réalité de dépasser l’approche traditionnelle selon laquelle le judaïsme rabbinique s’est élaboré indépendamment du christianisme, pour montrer au contraire que les deux religions se sont édifiées dans un jeu d’influences réciproques. Les travaux de David Brezis s’inscrivent ainsi dans le droit fil de ceux initiés il y a une vingtaine d’années par Israël Yuval - lequel se proposait de substituer à la relation filiale établie entre judaïsme et christianisme une relation fraternelle et concurrente - et un peu plus récemment par ceux de Daniel Boyarin.
La vision eschatologique portée par le judaïsme et le christianisme
L’ouvrage couvre deux motifs principaux qui se trouvent au cœur du débat judéo-chrétien : l’opposition esprit/matière qui reprend le thème du Verus Israël à travers l’opposition Loi/grâce ; l’opposition concernant la représentation du temps avec, du côté juif, le report infini de l’eschaton et du côté chrétien, l’accès à l’eschaton, autrement dit au royaume de Dieu. De ce point de vue, le chapitre II de l’ouvrage (« Economie et radicalisme eschatologique ») se révèle éclairant.
L’auteur commence par l’examen de trois passages du Nouveau Testament qui semblent enterrer la conception de la doctrine juive de la rétribution au profit d’une conception valorisant l’ouverture à la grâce et au don gratuit. Il s’agit de la parabole des ouvriers embauchés pour travailler dans la vigne (Mt 20, 1-16), de la parabole du fils prodigue (Lc 15) et de l’épisode de l’homme riche demandant à Jésus comment hériter la vie éternelle (Mt 19).
David Brezis se propose de sonder les sources rabbiniques et d’interroger la conception du temps portée par certains récits. Il pointe ainsi par exemple la façon dont les textes chrétiens dénoncent la figure de Judas au motif de sa trahison à l’égard de Jésus , alors même que le midrash de la Genèse fait de l’intervention de Juda en faveur de son frère Joseph le point de départ d’une dynamique de vie. Comprenons en effet que Juda, en proposant à ses frères non de tuer Joseph mais de le vendre, ouvre la voie à la sauvegarde de la vie et à l’épisode prospère en Egypte. Nous sommes donc ici en présence d’un renversement de la Cène chrétienne qui met en perspective un processus de gestation du temps opposé au radicalisme eschatologique du christianisme présent dans les trois paraboles susmentionnées.
Nous ne citons là qu’un exemple parmi d’autres : l’auteur procède en effet par touches successives en croisant et multipliant ses sources (le Talmud, les midrashim, Toledot Yeshou...). Tout se passe comme s’il s’agissait pour lui, non pas de circonscrire certaines polémiques intentionnelles entre les deux groupes religieux, mais plutôt de mettre en lumière un débat souterrain, relevant selon lui de strates inconscientes des textes. C’est d’ailleurs le sens que prend l’adjectif « secret » dans le titre de l’ouvrage puisqu’il s’agit pour l’auteur de dévoiler les dialogues intériorisés entre le judaïsme et le christianisme.
Le thème de la parrhesia et de la dissimulation du Nom divin
De ce point de vue, le thème de la parrhesia - en grec, la parole franche et audacieuse - traverse le débat judéo-chrétien en référant au thème de la dissimulation du Nom divin. En effet, certains textes du Nouveau Testament, notamment la Deuxième épître aux Corinthiens, présentent l’Ancien Testament comme l’expression d’une vérité voilée dans la mesure où le Nom divin est dissimulé à Moïse, et incitent l’homme à se tourner vers le Seigneur en s’affranchissant de ce voile.
Or, quelques textes du Talmud pointent précisément la culpabilité de certains sages accusés de proférer le Nom divin. Il en va ainsi du récit du martyre de R. Hanina accusé de « prononcer le Nom en toutes lettres » dans le Talmud de Jérusalem (Yoma 3, 7, 40 d) . D’ailleurs, dans la Mishna Sanhedrin (10, 1), une telle faute relève des péchés capitaux qui privent l’homme de l’accès au monde futur. Se dessine dès lors une opposition essentielle entre la vision juive de l’accès au monde eschatologique et celle des chrétiens.
D’autres sources rabbiniques témoignent, à leur façon, du danger de divulguer, comme le fait le christianisme, le secret de l’eschaton . Autrement dit, le débat judéo-chrétien, à travers le thème de la parrhesia, met en lumière une question décisive : quelle foi assure à l’homme l’accès au monde futur ?
Explorer les non-dits des textes dans une démarche synchronique
Que le présent ouvrage participe à l’exploration du débat judéo-chrétien ne doit pas faire oublier sa particularité première : l’approche de David Brezis ne relève pas de la méthode historico-critique puisque les textes y sont présentés de façon synchronique, l’auteur procédant, à la manière impressionniste, par touches successives. En ce sens, la démarche est moins celle d’un théologien que celle d’un philosophe qui cherche à questionner les non-dits des textes dans une dynamique permanente d’intertextualité.
De ce point de vue, le débat judéo-chrétien ne se limite pas pour l’auteur aux seules polémiques, car il procède aussi parfois d’analogies ou de relations symboliques, les sept chapitres du livre abordant des thématiques essentielles dans l’économie générale des deux religions (la passion christique et la possible alternative juive avec l’incorruptibilité corporelle du sage R. Eléazar ; le shabbat comme honneur rendu à Dieu ou la transgression de ce commandement au motif de l’amour absolu du Christ ; la question du salut corrélée au motif des sources d’eau vive…). Le lecteur prendra ainsi la mesure d’un débat fécond initié par les deux groupes religieux sans que l’un dicte ses thématiques à l’autre.
Pour autant - et ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage - David Brezis parvient à maintenir, par-delà la mise en lumière des réseaux d’échanges, des marqueurs identitaires relativement stables entre les deux religions. De cet équilibre délicat naît un mouvement tensif qui ne cesse de souligner, dans le corpus juif, un tiraillement entre l’appropriation du message chrétien et son rejet.
Même si le lecteur peut se trouver dérouté par l’absence de repères chronologiques ou historiques, les pistes de réflexion ouvertes par la présente étude se révèlent séduisantes et mériteraient d’être développées dans le cadre d’un travail moins conjecturel et plus balisé scientifiquement. Il reviendrait peut-être ainsi de démontrer, comme le suggère parfois l’auteur, comment le judaïsme rabbinique a pu parfois être influencé par les récits chrétiens et notamment par les prémices de la polémique anti-juive initiée à partir des années 135 par certains textes, tels que la Prédication de Pierre, Le Dialogue avec Tryphon de Justin de Napolis ou encore l’Homélie sur la Pâque de Méliton de Sardes.