Prendre le temps de porter une attention aux choses et à leurs lignes de vie permettrait de penser autrement les crises, la crise écologique en particulier.

« Le temps est détraqué, tout le monde s’en plaint ». Ce constat justifie pour la philosophe et historienne des sciences Bernadette Bensaude-Vincent de se pencher sur notre représentation du temps. Ce temps détraqué réfère d’abord à celui du climat. L’augmentation des températures et du niveau des mers et la baisse de la biodiversité nous placent en état d’urgence. Mais la crise du temps climatique révèle aussi une crise du temps de l’horloge : on a l’impression que le temps s’accélère, que le temps manque face aux menaces. L’auteure suggère, pour tenter de faire face à ces crises, de repenser la figure du temps et propose le concept de temps-paysage, inspiré du timescape développé par la sociologue britannique Barbara Adam (Timescapes of modernity, 1998). Elle prolonge ainsi ses analyses de la linéarité du temps et de son accélération, auxquelles elle avait déjà consacré deux articles (« Comment sortir du piège de la flèche du temps », 2016 et « Slow versus fast : un faux débat », 2014).

 

Le temps linéaire

Bernadette Bensaude-Vincent commence par déconstruire les métaphores liées au temps dans la culture occidentale. Le temps coule, le temps court, le temps fuit vers un horizon, qui, à l’époque moderne, se change en futur prévisible, étroitement connecté au passé par des liens de causalité. Ce futur porte la promesse d’un avenir meilleur, vers lequel tend l’homme dans sa quête d’émancipation de la nature grâce aux progrès scientifiques, qui se muent en innovations sous les impératifs de croissance de l’économie capitaliste. 

Les scénarios où ces progrès mènent à l’apocalypse ou la course à l’innovation à un effondrement progressif de la civilisation et du monde vivant ne remettent pas en question cette vision linéaire et orientée du temps : au contraire, en enjoignant à agir sur le futur pour écarter ou retarder les catastrophes, ils la renforcent.

Cette perception du temps est issue d’une longue construction historique, bien décrite par de nombreux auteurs, qui s’inscrit dans un projet d’uniformisation et de régulation du temps social secondée par la mise en place d’outils comme le calendrier et l’horloge. Ce sont également des considérations sociales et économiques, comme la circulation de marchandises à grande échelle, qui expliquent la globalisation d’un temps rendu universel et abstrait par la physique newtonienne. 

Cette manière de se représenter le temps à partir de la science est remise en question, en son temps, par un philosophe comme Henri Bergson, qui montre l'incapacité de ce « temps de la science » à maîtriser le temps réel dans lequel évolue l'individu et propose un concept de temps subjectif (la durée), dont on peut continuer de s’inspirer montre Bernadette Bensaude-Vincent, en ce qu’il ouvre des perspectives de polychronie, de prise en compte de temps multiples.

De façon assez paradoxale, le concept d’Anthropocène contribue plutôt à conforter cette représentation du temps linéaire. Fondé sur la mise en parallèle d’indicateurs bio-géologiques et socio-économiques, il fait de l’homme une force géologique. Mais, en même temps, il présente celui-ci comme le dernier maillon d’une chaîne du temps linéaire qui accompagne son ascension, et le place à l’extérieur de la nature. Ce concept constitue également une catégorie morale mobilisatrice qui enjoint l’humain à protéger, conserver, prendre soin de la planète. L’Anthropocène postule un temps uniforme, abstrait, détaché de la Terre et de ses habitants. Bernadette Bensaude-Vincent propose, au contraire, avec le concept de temps-paysage, de prendre en compte les trajectoires des objets (et en particulier des objets techniques), qui sont « invisibilisés par le primat de l’échelle chronologique ».

 

Elaborer un autre concept du temps 

L’auteure puise alors dans différentes disciplines, à la fois pour déconstruire cette notion du temps et préciser le contenu qu’elle donne au paysage. L’ethnographie lui permet de mettre en évidence l’existence de sociétés amérindiennes qui « paysagent » le temps, de façon intuitive, en se représentant le monde comme un ensemble de sociétés, de peuples animaux, minéraux… Elle met également la littérature à contribution et notamment Virginia Woolf, lorsque cette dernière évoque dans ses Moments of Being l’idée d’immersion du sujet dans le cours du temps, à l’aide de tous ses sens et non plus seulement du seul regard, pour lui permettre de renoncer à sa position d’extériorité. 

La sinologie et les travaux de François Jullien (Vivre de paysage, 2014) lui permettent de défaire le terme de paysage de sa composante spatiale et de le parer d’une dimension temporelle. En effet, si le paysage occidental n’existe que par le regard d’un observateur, le concept de paysage dans la langue chinoise s’en distingue par son côté immersif qui « mêle l’humain à l’histoire de la vie et de la Terre ». François Jullien fournit également (Du Temps, 2001) des éléments pour nous aider à nous débarrasser des a priori façonnés par nos langues, qui ont hérité des Grecs un temps chronologique borné par un début et une fin. La langue chinoise, montre-t-il, n’a pas de terme générique pour dire ou penser le temps et permet seulement d’exprimer un moment (shi) ou une durée (jiu). 

L’écologie aide également l'auteure à repenser le paysage, non plus comme statique, mais comme un processus dynamique produit par les échanges constants entre ses composants biologiques et techniques. L’humain n’est plus un simple contemplateur de ce paysage. Il en devient, avec ses objets techniques et ses activités, un maillon, au même titre que les rivières ou les insectes par exemple. C’est du reste un insecte qui permet d’illustrer l’existence de différents temps dans la nature. Les travaux du zoologiste Jacob von Uexküll (1864-1944) montrent que le temps de la tique ne se compte pas en années, mais s’articule autour de signaux que celle-ci perçoit dans son environnement – en l’occurrence, l’odeur de mammifères qui passent à proximité d’elle. Ainsi, le temps de la tique s’apparente-t-il plus au kairos, dieu grec de l’opportunité, qu’il faut saisir quand il passe – qu’au temps chronologique. La biologie fournit ainsi des exemples de différentes manières d’être au temps et permet de faire accepter l’idée de polychronie en sciences. 

Afin de se défaire plus encore de l’idée de temps universel et unilinéaire, la philosophe convoque enfin des « temps païens », temps de pays, qui, en attachant le temps à une localité, permettent de prendre en compte les histoires des éléments humains et non humains qui l’habitent, sans les mettre en conflit.

L’auteure produit ainsi, par petites touches, un concept de temps-paysage, qui permet de s’intéresser aux histoires qui se tissent localement entre les différents acteurs d’un paysage temporel en prenant en compte leurs temps propres. Il replace l’humain, ainsi que ses productions et activités culturelles, au sein de ce paysage.

 

Une autre grille de lecture pour appréhender la technique

Le temps-paysage sert à l’auteure, dans la suite de l’ouvrage, de grille de lecture pour analyser les interactions entre les humains et les objets techniques. Elle met ainsi notamment ce concept à l’épreuve avec l’exemple du plastique, un matériau diffusé à grande échelle et qui forme des objets qu’on réduit trop souvent à leur usage, souvent unique dans un monde capitaliste qui encourage l’obsolescence et le renouvellement. 

Elle montre, en s’appuyant sur les travaux de Hannah Arendt (La condition de l’homme moderne, 1961), que cette culture du jetable empêche la fixation des marqueurs culturels qui passent par la persistance des objets et permettent la transmission de mémoires, d’habitudes, de mœurs. Les objets plastiques réduisent les humains à un statut de consommateur et les déshumanise. 

Le concept de temps-paysage permet de mettre en lumière les interactions bidirectionnelles entre le plastique et les humains à l'opposé de leur réduction à un présentéisme alimenté par un cycle de production et de consommation perpétuels. Il permet également de montrer comment le temps des plastiques s’étend au-delà de leur usage ainsi que les « lignes de vie » que croise le matériau. Leur temps commence par l’exploitation du pétrole, dont ils sont issus, et qui a des conséquences économiques, géopolitiques et environnementales considérables. Il persiste bien après leur usage, puisqu’ils ne sont pas biodégradables et qu’ils s’accumulent dans l’environnement. Par les additifs avec lesquels ils sont fabriqués et qui sont des perturbateurs endocriniens, leur chemin de vie s’intègre à celui des vivants. 

Le temps-paysage déplace ainsi la focale de l’histoire des humains utilisateurs de plastique vers le matériau, acteur de ses propres histoires. Il amène à penser nos choix techniques en terme de cohabitation et suggère de s’inspirer de la nature qui, elle, selon une formule bien trouvée, ne produit pas de déchets. C’est ainsi que les choix techniques devraient inclure des matériaux dont le cycle de vie peut s’intégrer tant à la biosphère qu’à la technosphère et à nos propres cycles de vie, avec toutes leurs composantes politiques et économiques. Ils appellent à une gestion de la Terre non plus comme si nous la possédions mais comme une maison, avec une approche écologique (qui renvoie ici à la « science of planetary housekeeping », telle que définie par le biologiste américain Barry Commoner). Cette approche promeut l’épargne des ressources, la réutilisation, l’entretien pour transmettre aux générations futures plutôt que la course à l’innovation et au changement. Le temps-paysage, en apprenant à composer avec les différentes temporalités des matériaux et à décrypter les liens qu’ils tissent avec le vivant et le non-vivant, permet de se représenter cette cohabitation. En permettant de suivre la ligne de vie des matériaux qui composent les objets techniques, il permet de sortir du référentiel linéaire auxquels sont associés les techniques qui sont surtout pensées en terme de succession et de remplacement alors qu’elles forment plutôt un mix. 

 

Une autre manière de penser les crises

Bernadette Bensaude-Vincent nous invite, avec ce livre, à sortir du ventre de Chronos pour contempler Gaïa et ceux qui l’habitent. Les crises écologiques, comme la catastrophe de Fukushima survenue suite à un tremblement de Terre et un tsunami, révèlent l’intrusion de Gaïa dans l’histoire des humains, pour reprendre l’expression de la philosophe des sciences Isabelle Stengers (Au temps des catastrophes, 2008). De même, selon Bruno Latour (« Différencier amis et ennemis à l’époque de l’Anthropocène », dans Gestes spéculatifs, 2015), l’intrusion de Gaïa aurait exposé l’état de guerre entre les Modernes qui habitent le globe et vivent hors-sol et les terriens qui vivent la Terre du dedans et sont attachés à des localités. Cette guerre serait une condition à une paix entre les deux camps. Bernadette Bensaude-Vincent suggère, quant à elle, pour sortir des crises, d’envisager les relations entre la Terre et ses habitants en termes d’alliances que le temps-paysage aiderait à dessiner, plutôt qu’en termes de conflits. 

Les crises ne sont plus perçues comme des coupures dans le temps, mais des collisions entre différentes lignes de vie. Le sous-titre de l’ouvrage, « pour une écologie des crises », prend ainsi sens, et peut se comprendre de multiples façons. Le temps-paysage, comme l’écologie, nous enjoint à étudier les interactions entre les êtres vivants et non-vivants et leur milieu ; il nous enjoint, comme l’écologie, à analyser l’histoire d’un objet pour comprendre son état actuel, et pour espérer remonter au nœud des crises ; enfin, il nous donne les pistes pour gérer au mieux les ressources de la planète, et prévenir les crises. 

Il peut être difficile de situer l’essai de Bernadette Bensaude-Vincent par rapport à d’autres travaux sur le temps en philosophie ou en sociologie. Le peu d’attention porté à la première discipline peut s’expliquer par le fait qu’elle n’ait pas vocation, comme elle le note au passage, à proposer une nouvelle métaphysique du temps et que pour établir le concept de temps-paysage, elle doive immerger l’humain dans le monde et abolir la frontière entre nature et culture qui imprégnait la discipline avant que les travaux de Michel Serres, qui a été son directeur de thèse, ne contribuent à ouvrir la philosophie sur le monde. On pourra toutefois lire ici sur d'autres travaux sur le temps au croisement des sciences et de la philosophie une recension de l'autrice.

Les références à la sociologie sont plus importantes. Les travaux d'Hartmut Rosa sont cités, mais l'auteure lui reproche de ne pas s'intéresser aux imbroglios de nature et de technique qui constituent notre monde, que les problèmes que nous devons désormais affontrer nous obligeraient à considérer, pour se centrer sur l'action et le vécu humains, une critique qui est peut-être moins pertinente si l'on considère les derniers développements de son œuvre autour de la disponibilité-indisponibilité du monde (Rendre le monde indisponible, 2020). 

L’essai de Bernadette Bensaude-Vincent, en dépit, parfois, de quelques redites, demeure original en ce qu’il nous pousse à décentrer notre regard et nous questionner sur notre rapport au temps, mais aussi à la nature, ce qui s’ancre bien dans la volonté de la maison d’édition Le Pommier.