A force de vouloir rendre le monde entièrement disponible, nous sommes en train de le perdre et nous avec. Afin d'y remédier, Hartmut Rosa propose de nouer une autre relation avec le monde

Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa présente dans ce petit livre, qui devrait stimuler la réflexion, la sociologie de la relation au monde qu’il avait commencé d’exposer dans un livre beaucoup plus volumineux, Résonance (La Découverte, 2018), tout en approfondissant les liens entre la disponibilité et l’indisponibilité du monde et la résonance. L’ouvrage est paru en Allemagne en 2018 et sa traduction en français, par Olivier Mannoni, au début de cette année. 

 

La faillite du programme de l’accès illimité au monde

Notre rapport au monde, tel qu’il a été culturellement et institutionnellement constitué par la modernité, consiste à plier toujours davantage le monde à notre désir et à notre volonté. « Tout ce qui apparaît doit être connu, dominé, conquis, rendu utilisable. »   . Nos sociétés modernes ont besoin pour maintenir leur structure institutionnelle, économique, politique et technique, d’un accroissement constant. Et cette contrainte structurelle a son corrélat culturel dans l’idée, qui dirige désormais notre vie psychique et émotionnelle, que notre vie sera meilleure si nous parvenons à accéder à davantage du monde.

Le problème, explique H. Rosa, est que ce programme de mise à disposition du monde, non seulement ne fonctionne pas, mais bascule littéralement en son contraire. Le monde rendu disponible par le développement de la science et des techniques, de l’économie et de la politique, ne cesse de se dérober et de se fermer à nous ; il devient illisible et muet ; il se révèle à la fois menacé et menaçant (il suffit de penser à la destruction de l’environnement ou encore aux effets de la globalisation), et donc finalement indisponible   . D’où la question : quelle autre attitude face au monde est-elle seulement pensable et possible ?   , à laquelle Rosa entend répondre en proposant le concept de résonance, comme l’opposé de celui d’aliénation.

 

Une autre relation au monde : la résonance

Si l’on veut bien considérer, comme nous y invite la phénoménologie, que le sujet et le monde ne se présentent pas d’emblée comme deux entités indépendantes et que les sujets se trouvent toujours engagés dans, enveloppés par et liés à un monde comme un tout, « ce n’est pas le fait de disposer des choses, mais l’entrée en résonance avec elles, le fait d’être en mesure de susciter leur réponse – l’efficacité personnelle – et de s’engager ensuite à son tour dans cette réponse, qui constitue le mode fondamental pour l’humain de l’être-au-monde dans sa forme vivante. »   . Et ce mode de relation, explique Rosa, peut alors être défini à travers quatre caractéristiques : l’affection, le moment du contact ou encore le fait d’être interpellé ; la réponse, le moment de l’efficacité personnelle (même si l‘expression dans ce contexte paraît un peu curieuse) ou encore le fait d’aller à la rencontre de ce qui nous a touché ; la transformation, le moment de l’assimilation ; et enfin l’indisponibilité ou encore le fait que la résonance ne puisse pas être produite instrumentalement mais également qu’il soit impossible de prédire lorsqu’elle survient de quelle manière et à quel degré nous nous transformerons   .

 

Disponibilité et indisponibilité dans le cadre de la résonance

Rosa se livre ensuite à une exploration du rapport entre la résonance et la disponibilité et l’indisponibilité du monde, en se concentrant sur la dimension phénoménologique, c’est-à-dire la façon dont nous rencontrons et dont nous expérimentons le monde. De fait, nous ne pouvons entrer en résonance avec une personne ou une chose que si celle-ci est un minimum disponible. Et en même temps, son indisponibilité est requise si je veux conserver la possibilité d’être affecté ou interpellé, c’est-à-dire que quelque chose m’atteigne de l’extérieur. L’ouverture à l’inattendu semble bien être une condition indispensable de la résonance   . A contrario, pleinement disponibles, les choses perdent leur qualité de résonance. Mais la résonance exige également une indisponibilité qui est plus qu’une simple contingence, comme celle que pourrait produire par exemple un générateur aléatoire, il faut que celle-ci « nous parle », que quelque chose nous fasse réagir et appelle une réponse et une transformation de notre part. Rosa montre également que l’attitude qui vise à rendre le monde disponible détruit l’expérience de la résonance, cela valant pour les différents moments de la résonance qu’il avait identifiés précédemment (affectation, réponse et transformation). Et pour résumer alors ces réflexions, il propose de distinguer entre la disponibilité et l’atteignabilité : la résonance a besoin d’un mode atteignable pas d’un monde disponible (sans limite), écrit-il   .

 

Le conflit fondamental de nos sociétés modernes

Après ces tentatives de clarification, que l’auteur qualifie lui-même comme encore tâtonnantes et surtout largement abstraites   , Rosa illustre le conflit fondamental (de la période qu’il identifie comme celle de la modernité tardive) entre l’effort accompli pour rendre le monde disponible et l’exigence d’entrer en résonance avec lui, en montrant tout d’abord les formes que prend alors ce conflit aux différentes étapes de la vie (dans la perspective du mode de vie individuel). Il se tourne ensuite vers la face sociostructurelle pour étudier de quelles manières ce même conflit fondamental est institutionnalisé dans les différentes sphères de la société   . Et il s’appuie alors pour cela sur cinq tendances fondamentales de la vie sociale : la contrainte de l’optimisation, la logique de la bureaucratie et la règle d’équité, la règle de la transparence et l’obligation de rendre des comptes, enfin la marchandisation et la judiciarisation, dont il montre que, préoccupées exclusivement d’accroître la mise à disposition du monde, elles nient fondamentalement l’indisponibilité de celui-ci (Il parle d’un mildiou qui se dépose ainsi sur la vie sociale qui tente de s’épanouir   ). Plutôt que de nier, explique-t-il, le fait qu’il existe des indisponibilités, nous devrions plutôt trouver comment composer avec celles–ci   .

 

Une analyse renouvelée du désir

Rosa consacre le chapitre suivant à la nature du désir : « Notre rapport au désir présente (…), presque à l’état pur, toutes les caractéristiques d’une relation de résonance »   , explique-t-il. Dans ce rapport, « nous découvrons constamment de nouvelles faces de nous-mêmes, nous y répondons et, dans la mesure où nous approfondissons notre connaissance de nous-mêmes, où nous apprenons à comprendre nos propres manières de réagir, notre expertise progresse peut-être, mais nous n’en avons jamais fini avec nous-mêmes. »   . Une analyse renouvelée de la structure de notre désir pourrait ainsi sans doute contribuer à transformer notre relation au monde… 

 

Le retour de l’indisponible comme monstre

Finalement, le dernier chapitre décrit un autre avatar de l’indisponible à l’heure de la disponibilité illimitée avec son retour sous forme de « monstre ». Car le principe de disponibilité se heurte de plus en plus souvent dans la vie concrète à une indisponibilité pratique, liée au développement des automatismes de tous types, à l’accroissement de la complexité technique, ou encore à la complexité et la vitesse d’évolution des processus sociaux, qui génère alors frustrations et angoisses : « Ici, la disponibilité de principe transforme l’indisponibilité pratique en un "monstre" inquiétant, car les monstres sont des menaces qui nous guettent en permanence mais que nous ne pouvons pas voir et que nous ne pouvons rendre disponibles. »   . La politique a pu, un temps, accompagner ce mouvement en se présentant (ou en étant perçue) comme particulièrement impuissante. Si cette tendance semble désormais s’être inversée, avec le Brexit et les velléités de protectionnisme commercial de Trump notamment, « cela se fait au prix d’un monde qui devient parfaitement imprévisible (qui) semble se dérober à toute planification rationnelle ou à tout façonnage fiable. »   . « Le programme de mise à disposition du monde menace, au bout du compte, de mener à une indisponibilité radicale, catégoriquement différente et plus grave que l’indisponibilité originelle, parce que nous ne pouvons pas éprouver d’efficacité personnelle à son égard et parce que nous ne pouvons entrer avec lui dans aucune relation de réponse ni aucun rapport d’assimilation. »   , et l’auteur de prendre pour exemple l’énergie nucléaire, mais nous l’expérimentons aujourd’hui pour d’autres agents pathogènes. « Là où "tout est disponible", le monde n’a plus rien à nous dire (comme on l’a vu plus haut) ; là ou il est devenu indisponible d’une nouvelle manière, nous ne pouvons plus l’entendre parce qu’il n’est plus atteignable. »  

Le confinement, qui a réduit radicalement, pour un temps, notre accès au monde pourra certainement procurer à la théorie de la résonance de nouvelles occasions, tout à fait inespérées avant la crise sanitaire, d'éprouver ses concepts. Et la sortie de la crise de la crise sanitaire lui offrir, qui sait, l’opportunité d'œuvrer (puisqu’il s’agit d’une théorie normative, assumée comme telle), avec d'autres, à la conversion de nos sociétés à un autre type de relation au monde, qui accorde alors une place à cette indisponibilité constitutive, que nos sociétés de l’accès illimité n’ont pas voulu prendre en compte, pour composer avec elle.

 

Pour aller plus loin :

Un grand résumé de l'ouvrage précédent d'Hartmut Rosa (Résonance), mais qui intègre les évolutions de celui-ci, suivi d'une discussion par Vincent Simoulin et Olivier Voirol dans la revue en ligne SociologieS.