Plutôt que d’étudier le vol en partant des voleurs, Arnaud-Dominique Houte s'attache au point de vue des victimes et de ceux qui craignent de l’être.

Quel est le point commun entre Stefan Zweig, René Barjavel et Michel Winock ? Tous trois ont un jour subi un vol. Chacun a réagi différemment. L’intellectuel autrichien renonce à porter plainte, mais ses voisins parisiens lui reprochent de ne pas avoir surveillé ses affaires ; l’auteur de science-fiction est gagné par la colère, envisage l’auto-défense et pose de nouveaux verrous… Dans Propriété défendue, livre issu d’une habilitation à diriger les recherches (dont le garant était Dominique Kalifa), Arnaud-Dominique Houte parvient à renouveler l’histoire du vol en France à la période contemporaine. Spécialiste de l’histoire de la délinquance et des forces de l’ordre au XIXe siècle, enseignant à Sorbonne-Université, il ne se penche pas sur les voleurs eux-mêmes, sur leur profil ou leurs motivations. C’est le vol en lui-même qui l’intéresse, l’objet du délit, le lieu où il survient, mais aussi la réaction des victimes et la façon dont il est perçu par le reste de la société qui, si elle n’a pas encore subi un vol pourrait bien en être victime un jour, et se protège. Le regard sur le vol est inversé : il prend le point de vue de la propriété, défendue contre le vol qui est son miroir. « Le vol, c’est la propriété »   écrit l’auteur en inversant le célèbre aphorisme de Proudhon.

 

Les marges du vol

A.-D. Houte s’écarte des chemins du grand banditisme. Il lui préfère le vol dans toute sa diversité, mais aussi sa fréquente banalité. À bien y regarder, ses contours ne vont pas toujours de soi. Sa définition peut être juridique, et reflète alors l’autorité étatique, comme morale, donnée par la société. Ces deux aspects ne se superposent qu’imparfaitement, d’où des situations ambivalentes à la marge. Quel est le statut du glanage après les récoltes ? Cette pratique traditionnelle, essentielle à la subsistance de parts importantes de la population, ne se rapproche-t-elle pas du maraudage ? S’il échappe de peu à l’interdiction au début du XIXe siècle, le glanage est de moins en moins bien considéré. Les rapports entre droit et morale évoluent, et ne sont pas les mêmes partout non plus. L’un des mérites de ce panorama sur le vol en France est de tenir compte de la diversité territoriale, pour ne pas tout analyser depuis Paris. Voler en ville n’est pas toujours la même chose que voler à la campagne.

Les situations d’ambivalence du vol tendent à se réduire au XIXe siècle, avec la disparition progressive de ce que Foucault a baptisé « l’illégalisme toléré ». Dans le sillage de la Révolution, le droit codifié et unifié clarifie la situation, en même temps qu’il devient l’un des principaux défenseurs de la toute-puissante propriété, fondement de la reconnaissance sociale. Le vol ne peut plus être toléré d’aucune façon et est condamnable par principe, quelle que soit son importance ou sa motivation. Sa répression s’automatise et se normalise, ce qui conduit à une plus forte régularité mais aussi à une moindre sévérité des peines. Les frontières du vol deviennent celles de la propriété et coïncident de plus en plus avec la nouvelle morale propriétaire.

Mais les transformations de la société favorisent l’apparition de nouvelles zones de marge. Ce sont les grands magasins, comme chez Zola, qui renoncent à éradiquer le petit vol pour éviter le scandale et anticipent cette perte dans leurs comptes. Ce sont aussi les milieux anarchistes et socialistes qui au tournant du siècle débattent avec vigueur de l’existence d’un vol légitime comme arme politique. Le rapport moral au vol est tributaire du contexte ; il peut être brutalement redéfini, par exemple lors de la Deuxième Guerre mondiale, entre l’illégalité du marché noir, les spoliations, la hausse du brigandage et les « prélèvements » des résistants. Dans ces moments, la morale s’écarte de nouveau du droit.

Ces frontières instables font qu’il paraît futile de vouloir quantifier le vol année par année. Seul peut être comptabilisé de façon régulière le vol considéré comme tel par sa victime, et débouchant sur un dépôt de plainte – dont la pratique se répand et devient la norme. Les sources publiques, policières et judiciaires, déjà bien exploitées par les historiens, échouent à couvrir l’ensemble des crimes et délits ; elles buttent notamment sur le fameux « chiffre noir », la somme des faits répréhensibles qui débouchent sur aucune plainte. Par ailleurs, la hausse du nombre de vols peut simplement être due à la banalisation de la plainte et de son enregistrement. A.-D. Houte invite à une grande méfiance sur la production de séries statistiques, pourtant indispensables au débat public depuis les années 1970, quand la lutte contre la criminalité est devenue une composante majeure du discours de l’administration et des politiques.

Pour autant, les tendances générales du vol peuvent être dessinées. Après 1945 par exemple, la délinquance ordinaire reste stable pendant une vingtaine d’années, alors que le grand banditisme est à un haut niveau juste au sortir de la guerre, puis durant la guerre d’Algérie (les deux phénomènes étant certainement liés). A.-D. Houte identifie ensuite du milieu des années 1960 au milieu des années 1980 une très forte augmentation du vol, tant des menus larcins que des vols à main armée (multipliés par dix sur la période). Depuis, le vol s’est stabilisé, à un niveau élevé dont il n’est jamais redescendu.

 

Le vol imaginaire

Le vol réel n’est pas le seul qui intéresse l’auteur. Il croise sa réalité avec deux autres formes de vols, dont la première est le vol imaginaire, celui qui se nourrit des représentations. C’est à partir d’elles que, loin d’un droit plus ou moins rigide, le regard sur la moralité du vol se constitue. L’ambivalence peut s’y maintenir, comme en témoigne la mythification d’un Jean Valjean.

La littérature mais aussi le cinéma constituent le second corpus dans lequel A.-D. Houte se plaît à puiser. Si certains écrits sont porteurs d’une vision stricte du vol, comme la littérature jeunesse qui joue un rôle important dans la transmission du tabou du vol (le voleur puni, les enfants récompensés pour avoir rapporté un objet trouvé), la fiction interroge la morale, à travers par exemple des figures de « bandits sociaux », comme la brigande bretonne Marion du Faouët, personnage historique du XVIIIe siècle redécouvert au siècle suivant, ou Robin Hood dont le succès littéraire et cinématographique ne se dément pas. Comment ne pas citer également Arsène Lupin, qui érige le vol en art, ou, avec moins de prestance, les Pieds-nickelés ? Mais il est vrai que des esprits chagrins accusent ces œuvres de pervertir la jeunesse, perçue comme la principale responsable de la délinquance.

Les représentations s’appuient sur la réalité quotidienne du vol, relayée autant que déformée par la presse, nationale et régionale, qui constitue le troisième corpus de « pièces à conviction »   . Le lectorat se passionne depuis longtemps pour certains faits divers et des procès retentissants. L’auteur met en garde sur la représentativité de ces affaires, dont la médiatisation occulte la banalité des autres délits.

L’épluchage jamais exhaustif de la presse permet de saisir l’évolution des représentations du vol. Au début du XIXe siècle, c’est la figure traditionnelle du coupeur de route qui s’estompe, alors que le code pénal avait en partie été pensé contre lui. D’autres figures lui succèdent, comme le voleur issu des « classes laborieuses et classes dangereuses » pour reprendre le titre de l’étude classique de Louis Chevalier (1958). Vers 1900, c’est la figure du voleur professionnel qui émerge, celui qui a une expertise dans le vol et qui peut agir en bande organisée ; ce n’est pas un hasard si Arsène Lupin nait à ce moment. Dans l’entre-deux-guerres, l’association entre vol et immigration commence à être faite. Deux figures du voleur cohabitent souvent : le grand bandit, qui vole pour voler, souvent de façon spectaculaire et à main armée, et le petit bandit, issu des classes populaires – mais pas forcément mieux considéré.

 

La peur du vol : une société sous clé

Ces représentations fantasmées de la criminalité participent à toutes les époques d’une troisième forme de vol : le vol craint et donc anticipé, avec des victimes potentielles qui redoutent de l’être. Propriété défendue est aussi l’histoire de cette « émotion mineure »   qu’est la peur du vol. Elle s’intensifie dans la seconde moitié du XXe siècle.

L’angoisse du vol est celle des particuliers comme des autorités, qui doivent répondre à une demande croissante en sécurité du quotidien. A.-D. Houte retrace la création de brigades spécialisées et l’évolution des méthodes pour combattre le vol, tandis que les forces de l’ordre se professionnalisent à partir du XIXe siècle. Le droit et les mesures policières relèvent eux aussi d’un vol imaginé, futur et probable. L’État doit mettre en scène sa lutte contre la délinquance, et fait de la prévention.

Mais il n’a pas, loin de là, le monopole de la défense de la propriété. L’augmentation du vol s’accompagne d’une expansion de l’assurance-vol, apparue d’abord Outre-Manche puis en France à la fin du XIXe siècle, et d’une montée en puissance de la sécurité privée. Les vieilles techniques (chiens dans les campagnes, serrures) ne disparaissent pas, mais sont renforcées par du gardiennage, des entreprises spécialisées et la technologie, bien que les voleurs aient toujours une longueur d’avance. Alors que la propriété se met sous clé, en même temps que la vie privée se replie sur elle-même, la peur du vol devient un business, qui se lit dans les publicités d’époque. Le vol est aujourd’hui partout dans la société, car les moyens de s’en protéger nous entourent.

Depuis une cinquantaine d’années, la morale propriétaire serait en crise, face à une augmentation de la délinquance et dans le cadre de la fin de la « civilisation républicaine » (J.-F. Sirinelli). Mais A.-D. Houte conclut à la permanence de la morale propriétaire, entretenue par la menace du vol : « Le discours des victimes reste imprégné d’une lecture morale et passionnelle qui n’a pas grand-chose à voir avec les calculs de rationalité économique »   . Si notre rapport aux biens s’est modifié, société de consommation oblige, la tolérance au vol a continué de se réduire ; alors que la prospérité croissante (des Trente glorieuses notamment) multiplie les tentations pour les voleurs, la réduction de l’extrême-pauvreté entraîne celle de l’acceptabilité du vol, y compris celui motivé par la survie. La peur du vol est proportionnelle à la richesse et l’« obsession propriétaire » évoquée par M. Perrot pour le XIXe siècle s’est étendue à toute la société. Mais cela ne signifie pas que toutes les marges ont disparu. Pensons à Internet (évoqué rapidement par l’auteur, qui ne traite du très contemporain que dans son épilogue), et notamment à la remise en cause croissante de la propriété intellectuelle en ligne.