Face aux crises sociale et écologique, le renversement du capitalisme globalisé au profit d’une société communiste renouvelée constituerait la seule issue pour Frédéric Lordon.

* Ce livre a également fait l'objet d'un autre compte rendu sur Nonfiction.

 

Frédéric Lordon, d’abord économiste, est ensuite devenu philosophe, et fonde sa critique du capitalisme en se basant principalement sur Marx et Spinoza. Avec le krach financier de 2008, l’austérité dans l’Union européenne, ou encore la Loi Travail en France, il est devenu un intellectuel critique de premier plan de la gauche anticapitaliste. Dans ce livre, nous retrouvons des textes que Lordon a déjà publiés sur son blog La pompe à phynance durant l’année 2020, auxquels s'ajoutent des chapitres inédits. S’il débat avec d’autres propositions politiques ou économiques, le livre est moins conceptuel que les précédents, comme Vivre sans ? (2019), Imperium (2015) ou Capitalisme, désir et servitude (2011).

Il vise en particulier les solutions d’aménagement du cadre actuel visant à corriger les maux du capitalisme, et critique le déni, « l’inconséquence », face à la seule alternative valable à ses yeux : poursuivre la destruction (sociale, sanitaire, écologique) ou renverser le capitalisme (révolution). En résumé, il pense comme Hervé Kempf, journaliste spécialisé dans les questions écologiques, qu’avec le capitalisme, « ça sera lui ou nous ». Il dessine également, comme le titre l’indique, ce à quoi pourrait ressembler une société communiste (organisation du travail, œuvres culturelles) débarrassée de l’imaginaire terrible laissé par les régimes qui selon lui en ont usurpé le nom.

On retrouve donc dans ce livre des réflexions faisant référence à l’actualité immédiate, mais dans le droit fil de ce qui intéresse le travail du philosophe engagé depuis des années. À savoir : que peut une société, comment peut-elle agir sur elle-même et modifier son organisation ? Questions auxquelles s'en ajoute donc aujourd’hui une autre : comment basculer du capitalisme vers autre chose ? S’il a beaucoup été question au début de la crise sanitaire du « monde d’après » et des « jours heureux », Lordon parle plus franchement de communisme, « idée à réinstaller sur la scène de l’histoire » et dont ce qui a été fait par le passé « a aussi peu de rapport avec lui que l’Inquisition avec la foi catholique ». Le livre s’ouvre d’ailleurs sur quelques pages proposant des principes éthiques, presque un début de Constitution, que se donnerait une société communiste. Car, comme le titre l’indique, l’objectif est de rendre désirable un type de société à l’histoire plus que salie par le siècle précédent. Or, puisque la société de consommation et son confort nous font voir le capitalisme comme seul horizon possible, il faut affirmer que le terme de communisme ne se réduit pas aux sombres souvenirs que ce nom évoque spontanément, et en donner une représentation renouvelée. Cela dit, comme à son habitude, Lordon n'entend pas non plus passer sous silence les difficultés colossales qui attendent ce genre de transformation.

 

« Les forces de l’inconséquence »

C’est le nom qu’il donne aux propositions politiques visant à corriger, ou gérer les excès du capitalisme. Ou celles qui constituent bien une sortie du capitalisme, mais sans évoquer le mot, et sans dire concrètement comment elles comptent s’y prendre, avec quels moyens. Car les capitalistes n’accepteront pas poliment de se retirer, de « rendre l’argent » et la propriété privée.

Ces voies qui ne pensent pas les conséquences réelles de ce qu’elles veulent sont vouées à l’échec d’après notre philosophe, pour une raison simple. Il y a bien eu, durant les Trente Glorieuses, la phase « fordiste » où des négociations entre travail et capital étaient possibles, avec des améliorations notables pour les salariés. Cependant, durant les années 1970 et 1980 s’est mis en place le capitalisme néolibéral, qui domine l’économie jusqu’à nos jours. Qu’est-ce que le néolibéralisme ? Pour résumer, il s’agit de l’extension du libre-échange, de la dérégulation de la finance, et du fait de verrouiller ce processus. Par des traités internationaux entre pays, des ensembles de coopérations qui uniformisent les politiques économiques, comme l’Union européenne et ses normes juridiques, sa monnaie unique, etc. Sans oublier la pression exercée par des organisations internationales (OMC ou FMI par exemple) ou encore les agences de notation financière qui veillent au grain (notamment à travers leur fameuse note AAA).

Désormais donc, la finance dicte son tempo à la production. Les actionnaires se réservent le droit de fermer une usine pour la délocaliser : et pas uniquement lorsqu’elle est déficitaire, mais aussi quand ils jugent qu’elle n’est plus assez rentable. Car l’indicateur central est l’indice boursier de l’entreprise : s’il baisse, l’entreprise peut être avalée par une autre. C’est aussi vrai au niveau des États, ce qui conduit Lordon à parler du capitalisme comme d’une prise d’otage macroscopique. En effet, tout pays qui déciderait démocratiquement de désobéir pour mettre en œuvre une politique de gauche serait sur le champ mis sous pression des institutions nommées plus haut. Les capitaux fuiraient massivement puisque ces mouvements sans freins sont permis. Le patronat ferait la grève de l’embauche, sans oublier les chaînes d’information en continu, qui dramatiseraient la situation en criant à la ruine nationale et à l’irresponsabilité du gouvernement. Jusqu’à ce que le pays consente à mettre le genou à terre, comme c’est arrivé à la Grèce il y a quelques années.

Margaret Thatcher, Première ministre britannique dans les années 1980, actrice importante du néolibéralisme, avait formulé la célèbre phrase : « there is no alternative ». D’après Lordon, ce programme a bien été réalisé, à partir du moment où on tolère les règles du jeu, à commencer par celle de la négociation entre le capital, le syndical et le politique. Car le capital s’est donné les moyens de dire non et de faire céder ses prétendus partenaires. Dès lors, l'alternative est le renversement pur et simple du cadre, qui a le mérite d’être conséquent : « il n’y a plus de transition que par le dehors, vers autre chose que le capitalisme ». La Révolution, en somme. Et Lordon d'asséner que dire autre chose, c’est du déni, de l’évitement, et déjà une démission.

Tout l'enjeu est donc d'identifier en premier lieu le problème (le capitalisme) : on ne peut pas continuer avec lui en se disant que « ça ira », qu’il suffira de réunir « toutes les bonnes volontés ». Pour le philosophe, ce genre d’énoncés sont vides de sens, des postures humanistes confortables. Pour lui, traiter de la question climatique ou des inégalités sans préciser que c’est bien le capitalisme qu’il faudra abattre, ni plus ni moins, est une impasse. Dire qu’il faut « démocratiser l’entreprise » sans être anticapitaliste, aussi, est contradictoire : le capitalisme, c’est la propriété privée protégée juridiquement, qui soumet le travail à son service, et cela afin d’accumuler indéfiniment du capital. Démocratiser véritablement l’entreprise ne consiste qu’à sortir du capitalisme, et il faudrait l’assumer, être au clair avec un tel objectif. Lordon n’élude pas l’intensité du conflit que cela implique. Car à ce niveau d’enjeu, l’histoire ne laisse pas beaucoup d’exemples de transitions douces, de dominants qui acceptent de laisser leur place sans mot dire et sans coup férir. Alors, face à la réaction du capital, qui sera une véritable tempête, il faudra un mouvement social massif, qu’il ait quelques idées sur le « monde d’après », et le désir d’y parvenir.

 

Qu’est-ce que le communisme selon Frédéric Lordon ?

L'alternative communiste que défend Lordon n’est pas, non plus, un havre de paix, où tout irait pour le mieux, sans conflit, sans compétition, ni arbitrages politiques. Mais précisément, dans le carcan capitaliste, le débat s’interdit de toucher à l’essentiel : la domination du capital sur la société. De ce point de vue, l'un des intérêts d'un nouveau communisme serait déjà de permettre à la société de reprendre sa capacité de débattre de ce qu’elle veut produire, comment, et au bénéfice de qui. Tout ne se réglera pas par l’abondance comme d’anciennes utopies le voulaient, et pour cause : la limitation des ressources et la question écologique ne permettent pas de tout faire n’importe comment.

Sortir du capitalisme, c’est aussi sortir du chantage à l’emploi, ne plus accepter de produire quelque chose indépendamment de son utilité réelle à grand renfort de publicité. Pour sortir de ce chantage, il faut couper le lien entre la participation des individus à la production et leur survie. Donc agir sur la rémunération : Lordon reprend la proposition du salaire à vie (de l’économiste Bernard Friot) mais en préférant le terme de « garantie économique générale ». Bien sûr il ne s’agit pas là d’un simple revenu universel, mais d’une refondation complète du fonctionnement économique. Nous en donnons quelques éléments ici, mais le livre est bien sûr plus précis.

L’accumulation de la richesse dans le capitalisme repose sur l’avancement d’une somme (crédit, donc dettes et intérêts) au départ. Pour celui qui avance, le but est d’en tirer à terme du profit. Il faut alors rompre cette logique, fermer le système financier et bancaire tel qu’il existe aujourd’hui. Pour en arriver là, il faudra bien sûr sécuriser les épargnes de la population, sans quoi le mouvement de transformation n’ira pas loin. Mais en les mettant dans de simples institutions de dépôt.

Frédéric Lordon, qui a beaucoup écrit sur l’euro dans des articles ou des livres par le passé, développe plus longuement les mesures économiques à prendre en matière monétaire, et n’ignore pas les sérieux problèmes qui pourraient surgir (risque d’hyperinflation, etc.). Dans une écriture souvent drôle, il invite à ne pas trop s’apitoyer sur le sort des très riches, qui auront d’ailleurs droit au salaire à vie comme tout le monde.

Pour rompre, donc, avec l’avance sous condition de remboursement (et de rentabilité), il propose de recourir au subventionnement, qui ne conditionne pas des intérêts en retour. Les subventions viendraient d’un système de caisse organisé fédéralement. Avec des représentants locaux au niveau régional, et national, afin d’empêcher une coupure entre les technocrates de la capitale et le reste du pays. C’est là que se déciderait ce que l’on considère utile de produire, quelles innovations seront bonnes et lesquelles seront rejetées car nuisibles : « le financement sous logique de rentabilité capitaliste est aboli et remplacé par le subventionnement sous principe de délibération politique ». Il y aurait là une véritable démocratisation de l’économie, et on retombe sur des thèmes brûlants comme l’écologie ou les libertés publiques. Libre à chacun de proposer un projet professionnel, mais si une entreprise veut un financement pour développer la reconnaissance faciale des caméras de surveillance, ou avec un coût écologique trop important, la caisse pourrait refuser après délibération. Et lui demander de faire autre chose de ses compétences.

 

Du recul, du progrès, mais pas le paradis

En d’autres termes, la société communiste ne serait donc pas une société d'entente parfaite, sans conflit, un système figé qui contenterait tout le monde une fois pour toutes, sans décision qui en frustreraient certains. Des projets privés obtiendraient une subvention, d’autres non.

Autre exemple, il y aurait bien des secteurs vitaux, qui nécessitent un niveau de spécialisation des travailleurs, dont on ne pourra pas se passer. Et avec le salaire à vie, on peut supposer que les tâches vitales et difficiles seront désertées par ceux qui y sont actuellement obligés. Il faudrait donc bien que les travailleurs spécialisés dans un domaine nécessaire y restent, au moins un certain temps. En contrepartie, une nouvelle échelle des salaires devra être mise en place, et mettre au plus haut niveau les métiers spécialisés, essentiels et pénibles, qui sont aujourd’hui peu valorisés et faiblement rémunérés. Et pour les tâches nécessaires, mais plus simples à apprendre, on peut imaginer un roulement, qui concernera tout le monde. Les « premiers de corvées » ne devront pas être les mêmes tout au long de l’année et de la vie : les tâches les plus cruciales, « l’épisode du confinement l’a assez montré, reviennent à tous… précisément du fait qu’elles sont cruciales ».

Il ne faut pas cacher non plus que par rapport au capitalisme, selon nos normes actuelles, une société comme celle-là sera vue comme un recul. À raison, d’une certaine manière. D’un côté, crise écologique oblige, il faudra bien consentir à la sobriété, acheter moins, et pas toujours neuf, à ne pas sombrer dans les besoins artificiels. Mais en retour, ce sera la fin de « la hantise de l’existence matérielle précarisée par l’emploi capitaliste, avec la dépossession de toute capacité politique, (dans la vie politique et dans la production), avec la servitude pour dette, avec la démolition des services publics, avec l’insolente obscénité des grandes fortunes, avec la tyrannie du chiffre ». Pour Lordon, cela fait partie du contrat, avec ses pertes, mais aussi ses gains.

Enfin, c’est le titre du livre, pour que ce projet politique soit désirable, il faut en finir avec l’austérité et la couleur grise de l'image actuelle du communisme. Alors que le luxe est souvent rejeté à gauche, cette dernière a tout intérêt, au contraire, à revendiquer de pouvoir produire avec beauté. La racine lux renvoie à la lumière, et la capture de la couleur par l’imaginaire capitaliste empêche souvent d'imaginer autre chose. Là aussi, il s’agit d’une usurpation puisque le capitalisme détruit la planète, les lieux de vie, la santé physique et mentale, etc. Et pourtant, hors du rapport salarial, on voit se développer partout des moments de créativité, des initiatives émergent. Il n’y a qu’à voir un mur laissé à l’abandon, réapproprié, coloré et embelli par des passants, des artistes. Et cela donne souvent de plus belles choses qu’une grande bâche publicitaire recouvrant un immeuble, pour en dissimuler le chantier et les ouvriers qui vont avec.