Un ouvrage qui synthétise les critiques du capitalisme tout en les supplémentant de l'anthropologie philosophique qui leur manquait.

Dans Capitalisme, désir et servitude, Frédéric Lordon nous propose de comprendre le fonctionnement du capitalisme, et notamment de ses ressorts passionnels. Pour ce faire, il nous invite à croiser Marx et Spinoza, ou plutôt à combler voire corriger ce qu’on pourrait appeler les faiblesses anthropologiques de Marx grâce à la théorie des affects de Spinoza.

Aussi, le lecteur familier des interventions vidéo ou écrites lordoniennes sur la crise financière en particulier ne doit-il pas s’attendre à un ouvrage d’économie mais indiscutablement de philosophie, tant sur le fond que sur la forme. Sur la forme puisqu’est mobilisé un appareillage conceptuel philosophique relativement technique – qui d’ailleurs à quelques occasions verse dans un jargon inutilement complexe. Sur le fond puisqu’il s’agit d’une lecture de ce qui fait le soubassement de notre système social actuel, le capitalisme, lecture qui engage une conception politique et non véritablement épistémologique du problème. Bref il s’agit là d’un ouvrage de philosophie politique spinoziste – et non d’une "économie politique spinoziste", comme l’indique pourtant la quatrième de couverture.

D’ailleurs, ceux qui cherchent des clés pour repenser la science économique resteront sur leur faim. Non seulement les passages engageant la théorie économique (des marchés de concurrence parfaite) sont très peu nombreux mais, en outre, ils figurent aussi parmi les moins probants, dans la mesure où ils sont en général assez expéditifs et beaucoup trop généralisant pour être rigoureux   . Reste que ces passages donnent à réfléchir sur l’impensé de la plupart des modèles économiques, à savoir une certaine conception individualiste et un ensemble d’hypothèses relatives au comportement, tous deux posés comme simples et évidents (la fameuse rationalité individuelle). Or, la complexité des désirs et de la vie passionnelle qui poussent les hommes à agir, tel que l’expose Lordon à l’aide de Spinoza en s’appuyant sur de nombreux exemples tirés de l’actualité économique et sociale, permet à tout le moins de relativiser la pertinence et la portée épistémiques de ces modèles économiques (néoclassiques) qui, au terme de la lecture, apparaissent extrêmement fruste.

Il s’agit donc d’un ouvrage de philosophie. Les potentiels lecteurs qui ne connaîtraient rien à Spinoza ne doivent en aucun cas craindre d’être "largués", bien au contraire, tant la philosophie spinoziste est exposée au fil de l’ouvrage de façon limpide. En fait, ce n’est pas tant Spinoza qu’il faudrait au préalable connaître que la sociologie de Pierre Bourdieu, dont la réflexion sous-tend l’ensemble de l’ouvrage, sans pour autant être clairement explicitée.

La thèse défendue est séduisante. Du côté marxiste, est reprise l’idée que le capitalisme libéral, sous des oripeaux d’égalité et de liberté, est en réalité un système de domination, procédant d’une capture par une minorité (les patrons) des efforts de la majorité (les salariés). Il est donc essentiellement non démocratique et en cela s’oppose au communisme, entendu en fait au sens d’association des travailleurs. L’ouvrage s’inscrit donc pleinement dans le sillage des précédents écrits de l’auteur (en particulier de La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, 2009, dans lequel il propose le concept de "récommunisme" – version retravaillée de l’autogestion – qu’il remobilise ici). Du côté spinoziste, l’anthropologie des passions dévoile la logique même du processus de domination qui réside, en résumant, en un alignement du désir des salariés sur le désir-maître des capitalistes. Et le recours à Spinoza pour pallier "l’erreur anthropologique la plus profonde de Marx"   , qui clôt le livre, est pour le moins convaincante : les hommes, même dans le communisme, souligne l’auteur, restent toujours et de manière indépassable sous l’emprise passionnelle de leurs désirs, et donc de la violence. Le meilleur système politique étant alors celui, non pas qui abolirait la violence et les désirs (cela est impossible), mais qui les régule dans le sens de l’intérêt général.

Sa verve militante enfin, bien connue, est ici aussi présente. L’appel au dépassement du capitalisme est sans ambages, sans que toutefois l’auteur ne cède à la facilité de la critique. En effet, on lui sait gré d’abord de ne pas procéder à une simpliste critique des inégalités de revenu mais de questionner fondamentalement le rapport au monde qu’implique le capitalisme (comme rapport de normalisation des désirs). En outre, on ne peut que saluer le réalisme de l’analyse qui s’efforce de mettre en évidence tous les impedimenta que soulève la mise en place in concreto du (ré)communisme.

Au final, un ouvrage franchement stimulant qui synthétise de façon assez puissante toute une littérature critique du capitalisme (de Marx jusqu’à des auteurs très contemporains) tout en lui donnant – et c’est sans doute là sa "valeur ajoutée" – les bases philosophiques (anthropologiques en fait) indéniablement intéressantes qui lui manquent