Une analyse lucide des risques liés à l’automatisation à outrance, mais qui l’est beaucoup moins sur les conséquences néfastes, notamment environnementales, de l’automobile.

La voiture automatique comme solution miracle à tous les maux engendrés par l’automobile, des accidents aux embouteillages en passant par certains comportements de conducteurs ? Tel est le postulat, en vogue dans une partie du monde économique et politique, contre lequel s’élève le philosophe et mécanicien américain Matthew B. Crawford, notamment connu pour son Éloge du carburateur, dans Prendre la route. Une philosophie de la conduite. La voiture sans conducteur ne constituerait qu’un des symptômes où, en échange de davantage de confort et/ou de sécurité, l’humain consentirait à perdre en compétences.

De manière provocante, Crawford considère que cette prochaine étape – la fin de la conduite – apparaît presque inévitable compte tenu du fait que les voitures seraient, depuis les années 1990, du fait de leur autonomisation croissante, « ennuyeuses à conduire ». De là surviennent un désintéressement envers la conduite et l'amoindrissement de nos compétences. L’arrivée du smartphone en 2007 a, de son côté, apporté une source de distraction au volant, et donc un risque supplémentaire, que les constructeurs automobiles et surtout les grandes plateformes numériques proposent de résoudre en nous déchargeant de la tâche fastidieuse de conduire. Nous permettant alors de nous laisser complètement happer par notre téléphone portable, notre attention étant ensuite revendue à des fins publicitaires, ajoute l’auteur de Contact, son précédent livre consacré à la question de l’attention.

 

De la conduite comme compétence et comme acte politique

Au lieu d’accepter l’obsolescence programmée de l’homme en tant que conducteur, présentée comme inéluctable par les promoteurs de la voiture automatique, nous devrions, selon le philosophe, nous en inquiéter sérieusement. Tout son propos tourne autour de l’importance de l’acte de conduire, acte qu’il s’efforce de défendre en mobilisant ce qu’il nomme une « anthropologie philosophique ». En effet, conduire « implique une gamme riche et variée de caractéristiques et, comme pour toute pratique de ce type, leur analyse exhaustive est susceptible de mettre en exergue une nuance spécifique de notre humanité. » Crawford revendique une approche politique de la conduite, autant comme « compétence » que comme « liberté » et « responsabilité individuelle », autrement dit, comme souveraineté.

Pour Crawford, la cohabitation entre des véhicules autonomes et d'autres conduits par des humains ne sera pas tenable à terme, puisque les robots dirigeant les premiers sont très mal adaptés aux comportements des seconds. Viendra alors un moment où constructeurs et assureurs réclameront l’interdiction de la conduite par des humains. Que perdrions-nous alors si nous étions réduits au statut de passagers ? Le recours à l’intuition, une part d’aléatoire, des possibilités… en bref, de la liberté, pour le philosophe, qui admet néanmoins que le trajet quotidien et routinier entre le domicile et le travail ne s’apparente pas très souvent à un road trip. Pour autant, il associe notre « liberté de mouvement » au « plaisir animal élémentaire qui donne sa saveur à notre existence ». Autrement dit, le risque de disparition de la conduite doit nous faire prendre conscience des « pertes » que nous encourrons du fait de l’automatisation.

Face à l’autonomisation des automobiles, Crawford considère – en se plaçant dans la lignée des analyses d’Alexis de Tocqueville – que les groupes et associations de passionnés d’automobiles constituent autant de freins à ce mouvement. Ce faisant, il examine « une série de sous-cultures automobiles : un derby de démolition dans le sud des États-Unis, une course dans le désert du Nevada, le circuit professionnel du drift, une course d’enduro en Virginie, une compétition de caisses à savon pour adultes à Portland, dans l’Oregon ». Ces différentes manifestations révèlent chacune à leur façon des aspects de « la séduction que la conduite automobile exerce sur nous tous ». La conduite jouerait en effet un rôle amplificateur de certaines de nos capacités, tout en générant de nouvelles. En effet, plusieurs philosophes ont établi un lien entre mobilité et mémoire. Ainsi, dès lors que « grâce à la technologie, nous nous déchargeons du fardeau de devoir nous impliquer mentalement dans nos pratiques de navigation et de locomotion, il semble clair que nous nous engageons dans une expérimentation sociale qui n’a rien d’anodin ».

Les sports automobiles occupent une place importante dans la démonstration de Prendre la route. Ces activités mobilisent en effet des « qualités humaines […] impressionnantes (et les plus troublantes) : l’audace, l’élégance et l’agressivité. En outre, les sports motorisés peuvent contrebalancer la perte latente de tonus vital qui accompagne la paix et la prospérité ». Crawford revient ainsi sur les fortes émotions suscitées par certains jeux automobiles, prolongeant en cela les réflexions de Johan Huizinga. Outre la dimension ludique, l’auteur-mécanicien revient sur le plaisir éprouvé par les amateurs de « hot rod » et de « tuning » qui bricolent leurs engins, en décalage avec la passivité consumériste. Au passage, il critique les programmes de primes à la casse existants permettant de remplacer les vieilles voitures.

La conduite automobile pose aussi la question de l’attention. Crawford parle ici d’une « communauté d’attention » lorsqu’il évoque les conducteurs interagissant sur la route, à la fois seuls et ensemble, en compétition ou solidaires. Ce qui l’amène à évoquer la question des règles qui s’appliquent aux automobilistes ; le choix d’une politique très stricte, adossée à des caméras, des radars et bientôt des algorithmes, n’étant pas forcément la plus appropriée selon lui. À l’image du code de la route allemand, laissant les conducteurs très libres sur les autoroutes mais les punissant très sévèrement en cas d’accident grave, Crawford estime qu’il faut traiter les automobilistes en adultes afin de les responsabiliser. Enfin, le philosophe fait le lien entre souverainisme – voire populisme – et attachement à la voiture, à l’instar du mouvement des Gilets jaunes ou des luttes contre Uber, comme une forme de résistance à un « progrès » imposé d’en haut et qui n’en est pas réellement un. Outre leurs griefs économiques et le rejet des élites, Crawford suggère une autre interprétation : « Ces mouvements pourraient bien être en partie une réponse à la fois passionnée et rationnelle à la colonisation rampante de l’espace accessible aux activités dépendant de la compétence humaine. » In fine, le droit de se conduire soi-même pose la question de « l’autodétermination » et s’impose donc comme un sujet éminemment politique.

 

Du danger des angles morts

Le dernier livre de Matthew B. Crawford témoigne de sa lucidité sur les effets de l’autonomisation sur notre propre autonomie et, au passage, nos compétences. Avec d’autres, il constate notre perte de capacité à gérer les situations d’urgence au fur et à mesure que les processus sont automatisés, à l’image des pilotes d’avion. Or les machines gèrent très mal les événements exceptionnels et redonnent alors la main à un humain, de moins en moins compétent, lors de telles circonstances, d’où le cercle vicieux suivant : « À mesure que l’espace disponible à l’usage de l’action humaine intelligente est colonisé par des machines, notre intelligence s’érode, d’où une exigence croissante d’automatisation. »

Le philosophe pointe également les incohérences de certaines politiques américaines de remplacement des vieux véhicules, le plus souvent au profit d’intérêts privés et moins de considérations écologiques. Ses critiques cinglantes d’Uber ou de Google, en s’appuyant pour cela sur L’œil de l’État de l’anthropologue James C. Scott, sont justifiées.

Sa quatrième et dernière partie sur les géants du numérique est réussie, même si elle est loin d’être sa contribution la plus originale, puisque son analyse repose très fortement sur celles de Shoshana Zuboff, autrice de L’âge du capitalisme de surveillance. Enfin, le philosophe est souvent (très) drôle, bien que de mauvaise foi par endroits, et offre, en même temps qu’une réflexion importante, un moment de lecture agréable.

À ses critiques de la voiture autonome, Crawford aurait pu ajouter son impact écologique négatif, comme l’a révélé dernièrement un rapport français sur le sujet. L’environnement est en fait l’angle mort, pour reprendre une métaphore automobile qu’affectionne l’auteur, de sa réflexion. Plus qu’une défense de la voiture individuelle conduite par un humain, c’est la fin de l’âge d’or de la voiture au profit de mobilités plus douces ou collectives (marche, vélo, transports en communs) qu’il apparaît urgent de mettre en œuvre. Dans un tel schéma d’ailleurs, nul doute que c’est la voiture avec conducteur qui subsistera, se faisant plus rare mais encore indépassable sur des axes moins fréquentés et moins susceptibles d’être automatisés ou reliés par des transports en commun, car non rentables.

La passion de Crawford pour l’automobile le conduit à idéaliser sa pratique et le rend aveugle aux nombreux maux qu’elle engendre. Ou, plutôt, bien que conscient de ces derniers, en témoignent plusieurs passages, il n’en tire pas toutes les conséquences qui s’imposent. Fondamentalement, il ne perçoit pas que les différents problèmes liés à l’automobile réduisent les libertés des conducteurs en dégradant leur environnement quotidien, naturel et futur, aussi bien par ses conséquences directes (pollution, aménagement du territoire) qu'indirectes (contribution à la crise climatique). Son mépris pour les cyclistes, développée dans un chapitre interstitiel, est symptomatique de son aveuglement alors qu’il fait montre d’une sympathie sans limite pour les excentricités des automobilistes en tout genre.

Passons sur son analyse trop rapide et erronée des électeurs d’Emmanuel Macron, assimilés à des écologistes, quand les motivations du fondateur d’En Marche concernant la taxe carbone étaient avant tout fiscales et budgétaires. De même, son interprétation philosophique des mouvements populistes, en termes de révolte contre la perte de compétences, mériterait d’être confirmée par des enquêtes empiriques, certains aspects de l’automatisation étant sûrement acceptés bien volontiers dans d’autres domaines par ces mêmes conducteurs en colère…

Au cours de sa lecture de Prendre la route, le lecteur à la fois soucieux de préserver son autonomie tout comme la nature l’environnant suggérerait bien à Crawford de parcourir l’œuvre d’Ivan Illich. Or, il se trouve que le philosophe l’a déjà lue et qu’il la cite à juste titre à plusieurs reprises. Il laisse toutefois de côté la critique implacable d’Illich de la civilisation de la voiture entraînée par son usage immodéré, qu’avait bien décrite son ami André Gorz dans « L’idéologie sociale de la bagnole ». Ainsi, si la critique de l’automatisation à outrance de Crawford est convaincante, l’exemple choisi pour la mener n’est pas lui non plus exempt de tout reproches.