La philosophie pragmatiste prend, sous la plume de Robert Brandom, un tour radical. La raison y est affaire d’engagement et de reconnaissance plus que de vérité et d’objectivité.

Voici le troisième livre traduit en français du philosophe américain Robert Brandom. Formé à l’école analytique, il a été aussi fortement influencé par le néo-pragmatisme de Richard Rorty dont il fut l’élève. Or, le pragmatisme, ambivalent relativement à l’opposition entre philosophie analytique et la fort mal dénommée philosophie continentale, a jeté des ponts en direction de cette dernière. De ce fait, on pourra trouver, chez Brandom, des références à Heidegger ou Gadamer. Ces derniers y apparaissent, de manière surprenante du point de vue français, aux côtés de Frege, Wittgenstein ou Sellars. Plus frappant encore, Brandom revendique explicitement l’héritage de l’idéalisme allemand, de Kant et, surtout, de Hegel. Toutefois, la méthode et le style de Brandom restent essentiellement ceux de la philosophie analytique. L’auteur est connu pour un ouvrage fleuve, très technique, de plus de mille pages, Rendre explicite, publié il y a dix ans en traduction française   Le livre, que les excellentes éditions Ithaque mettent aujourd’hui à notre disposition, peut être considéré comme une introduction, même si elle reste aride, à la problématique et aux thèses de l’auteur.

Un titre aussi général que « La raison en philosophie » pourra sembler d’une outrecuidante prétention à une époque où les tables des libraires sont couvertes, en matière de philosophie, d’essais de moralistes sur le temps présent. Brandom a, lui, le mérite, de nous plonger, avec une ambition considérable, au cœur de certaines des questions les plus fondamentales de cette discipline. Mais, il est vrai, dire quelque chose de nouveau sur un tel sujet est un défi considérable.

Le terme de raison a, en philosophie, plusieurs sens et chaque philosophe en a élaboré une conception propre, relative à son système. Néanmoins, il est possible, en première approche, de la définir comme la faculté, propre à l’homme, qui lie les concepts et enchaîne les propositions à l’intérieur d’un discours. Comme il convient encore que ces liaisons soient valides, la raison est aussi l’ensemble des principes et des règles qui guident l’esprit dans le raisonnement, qui le rendent apte à discerner le vrai du faux ou encore à juger du bien et du mal. Il faut, enfin, assigner une place et un statut à la raison au sein de l’esprit et relativement à la réalité en général. Tout obéit-il à la raison ou, ce qui est très différent, tout devrait-il idéalement lui obéir ? L’ordre des choses correspond-il, partiellement ou totalement, à l’ordre des raisons ? La raison doit-elle se rendre maître de nos autres facultés, de nos affects, de nos désirs et de notre imagination ? Doit-elle encore composer avec l’intuition ou la foi ? C’est là quelques-unes des questions traditionnelles de la philosophie auxquelles la théorie générale de la rationalité de Brandom propose d’apporter de nouvelles réponses.

 

Que la raison est normative

La conception d’ensemble de l’auteur peut être définie, selon ses propres termes, comme un rationalisme pragmatique et inférentialiste. Que faut-il entendre par là ? Sous cette expression, Brandom articule une série de traits qui, ensemble, caractérisent, selon lui, la raison. En premier lieu, il n’est pas possible, fait valoir l’auteur, de séparer les concepts des raisons, plus précisément l’usage des concepts du raisonnement, contrairement à la position du positivisme logique d’un Carnap qui distinguait strictement deux étapes dans la connaissance, l’une sémantique, consistant à fixer le sens des termes du langage, l’autre épistémologique, consistant à examiner si les significations ainsi établies sont vraies ou fausses. Or, selon Brandom, aucun étiquetage conceptuel et aucune description ne sont possibles sans y introduire, d’emblée, des raisons. Ainsi, user de concepts, c’est ipso facto entrer dans « l’espace des raisons » ou, ce qui revient au même, des implications   . C’est là une forme de holisme sémantique puisque, de ce point de vue, les significations des mots ou des énoncés non seulement ne peuvent pas être considérées isolément, mais renvoient les unes aux autres par des liaisons qui sont inférentielles. Dans cette perspective, les concepts ne se définissent jamais que par le rôle qu’ils jouent au sein du jeu de l’argumentation.

En deuxième lieu, la raison, affirme l’auteur, est essentiellement normative. C’est, pour lui, un point central dont il attribue à Kant le mérite de l’avoir mis au jour. Le philosophe aurait, en effet, opéré le passage décisif d’une philosophie de la représentation, dans laquelle l’esprit, selon l’expression de Rorty, est comme « le miroir de la nature »   à une philosophie du jugement, dans laquelle l’espace des raisons est celui des justifications et des évaluations. Selon Brandom, le concept kantien de « l’aperception transcendantale », c’est-à-dire l’unité que donne à toutes les représentations d’un sujet le fait qu’elles s’accompagnent d’un « Je pense », d’une conscience de soi, est identique à l’exigence normative d’intégration rationnelle de toutes ses pensées. On se demandera toutefois, ici, si l’idée que la raison est normative est une si grande découverte. La logique ne s’est-elle pas, en effet, présentée dès l’origine, dans l’Organon d’Aristote, comme la discipline portant sur les règles du raisonnement valide, par opposition à la psychologie, portant, elles, sur les régularités du fonctionnement naturel de notre esprit ? Quoi qu’il en soit, selon Brandom, toutes les inférences ne sont pas formelles, ne relèvent pas de la logique, par laquelle la philosophie débute seulement. Il accorde, en effet, une grande importance aux « inférences matérielles », qui sont d’ordre sémantique, et se fondent en particulier sur les contraintes liées à la coexistence des choses dans l’espace et dans le temps. De cette manière, l’espace des implications s’en trouve considérablement étendu.

En troisième lieu, et c’est là le moment proprement pragmatique de cette conception, la raison est, selon l’auteur, inséparable de l’action. Tout en soulignant l’insuffisance à ses yeux du principe fondamental des fondateurs du pragmatisme, Peirce, James et Dewey, selon lequel le concept que nous avons d’un objet, c’est l’ensemble des effets pratiques que nous pouvons concevoir à son propos, Brandom conçoit la raison comme une tâche. Celle-ci consiste en une intégration toujours croissante d’énoncés conçus comme autant d’actes de langage qui s’échangent entre interlocuteurs. C’est dans ce cadre que ces derniers en explicitent les conséquences et les incompatibilités à la fois formelles et matérielles. Ici, l’auteur ne s’en tient pas à relativiser la dichotomie de la théorie et de la pratique en pointant le caractère d’enquête imprévisible de l’activité rationnelle. Il introduit, dans sa conception de celle-ci, le vocabulaire de l’éthique. Ainsi, entrer dans l’espace des raisons, c’est, selon lui, s’y engager en y assumant ses responsabilités à l’égard des normes qui y sont immanentes. De ce point de vue, dire ou faire quelque chose, c’est toujours, ab initio, un engagement à en rendre compte et raison. Impossible de parler ou d’agir sans avoir, par anticipation ou après coup, à fournir des justifications de nos paroles et de nos actions.

 

Hegel : un modèle social de la raison

En quatrième lieu, et c’est là le moment hégélien de la conception de Brandom, la raison a une essentielle dimension sociale. Non seulement, la raison ne se manifeste jamais que dans et par le langage, institution sociale s’il en est, mais les engagements discursifs de tout locuteur n’ont de sens que relativement à des interlocuteurs, dans le cadre, donc, d’une pratique communicationnelle. Le langage est toujours, d’une part, la langue particulière d’une certaine communauté et, d’autre part, l’usage public que chaque locuteur peut en faire introduit une réciprocité entre ses propres justifications et les évaluations des interlocuteurs à son égard. C’est le schème central, chez Hegel, de la reconnaissance, que Brandom reprend ici à son compte, comme médiation à travers laquelle la raison se promeut et progresse. Ainsi, entrer dans l’espace des raisons, c’est tantôt offrir les siennes, tantôt demander aux autres les leurs. Cette activité d’échange des raisons prend en outre un tour institutionnel puisqu’elle est réglée par des « statuts normatifs » tels que l’habilitation et l’autorité. Toutefois, l’auteur en reste régulièrement à cet égard au plan de l’intersubjectivité, en-deçà donc des institutions sociales à proprement parler. Quoi qu’il en soit, le processus d’intégration rationnelle que Kant concevait au niveau du sujet individuel se trouve étendu, avec Hegel, à la société et, puisqu’il s’agit d’une tâche qui s’étend dans le temps, à l’histoire.

Telle est, dans ses grandes lignes, le schéma d’ensemble du rationalisme de Brandom. Il vaut, selon lui, pour la pensée discursive et tout autant pour l’action, qu’elle vise le juste ou le bien, puisqu’il s’agit, dans les deux cas, de justifier et d’évaluer en fournissant des raisons, des paroles dans un cas, des actes dans l’autre. L’auteur consacre bien un chapitre spécifique à la raison pratique   , mais, au fond, la problématique est, si ce n’est identique, du moins largement analogue à celle de la raison dite théorique, dont on a vu que, partant de la simple dénomination des choses, elle aboutissait, par intégrations successives des aspects que contient implicitement ce premier moment, à la société et à l’histoire. De manière très classique, si ce n’est traditionnelle, Brandom reprend ici à son compte le concept d’autonomie de l’idéalisme allemand, en particulier dans sa version hégélienne, pour désigner une liberté humaine qui ne se réalise authentiquement que dans et par la raison, lorsqu’elle en vient à obéir aux lois qu’elle pose elle-même en prenant la raison pour guide.

 

La raison sans la vérité ?

On le voit, même s’il n’emploie pas le langage de la dialectique, Brandom intègre une part substantielle de la philosophie de Hegel. De manière caractéristique à cet égard, il entend dépasser les oppositions traditionnelles, en particulier celle entre la théorie et la pratique et celle entre l’individu et le collectif, qui ne sont plus, de ce point de vue, que les moments d’une rationalité qui les synthétise à travers le temps en devenant toujours plus effective. L’auteur ne semble pas assumer pour autant dans ces pages le caractère téléologique de la philosophie hégélienne de l’histoire, par lequel l’histoire prend fin au moment où l’Esprit Absolu devient effectif, achevant le parcours de l’effectuation de la raison. Or, si l’on écarte cette perspective, rien ne garantit que « le progrès expressif » dont nous parle Brandom, « cette forme de rationalité remémorative [par laquelle] on chemine vers l’avant tout en regardant vers l’arrière »   ne s’effectue dans une unique direction. Rien ne transcendant plus les normes de la rationalité immanentes aux communautés de langage, cette conception prête alors, typiquement, le flanc à l’objection de relativisme, ne serait-ce qu’en matière de théorie. Cette difficulté est indéniablement renforcée par la lecture du chapitre dans lequel l’auteur se propose de montrer « pourquoi la vérité n’est pas importante en philosophie »   . C’est, prétend-il, que le concept de raison, dans sa version pragmatique et inférentialiste, suffit aux fins humaines, celles de la pensée, comme celles de l’action. Si l’on y ajoute cette déclaration, par laquelle il souligne sa distance avec la philosophie pragmatiste de Dewey : « experience is not of my words »(« ‘experience’ ne fait pas partie de mon vocabulaire »)   , n’est-ce pas tout de même trop éliminer ? La conception de la rationalité de l’auteur n’est pas, il est vrai, strictement ‘cohérentiste’ : elle ne tient pas à la seule correspondance entre des propositions et un ensemble préalable de croyances. Toutefois, il paraît douteux que, pour préserver l’exigence d’objectivité, l’on puisse substituer à l’expérience et à la vérité l’idée, qui sonne bien étrangement, d’un engagement des locuteurs à l’égard des objets moyennant l’autorité qu’exercent sur eux les termes au moyen desquels l’usage s’y réfère. Ainsi, « s’engager à ce que cet animal soit bien un renard »   , selon un exemple pris par l’auteur, est-ce là la meilleure façon d’exprimer que, si quelqu’un identifie un animal comme un renard, cela a des conséquences sur ce qu’il pourra en dire d’autre et exclut les propriétés qui n’appartiennent pas à sa famille zoologique, a fortiori à son espèce ? Engagement et autorité sont, bien plutôt, des concepts caractéristiques de la réalité sociale et ils ne peuvent lier, en tant que tels, que des individus partageant des institutions. Or, des individus ne sont-ils pas susceptibles d’accorder leurs croyances à propos de quelque chose sur laquelle ils se trompent pourtant ?

Si, d’une manière générale, la tentative de Brandom est stimulante et suggestive, on peut cependant se demander si elle ne pâtit pas de son esprit de système, de son ambition de tout intégrer en une conception unique et unifiante, relativisant, voire éliminant, ainsi toutes les distinctions et oppositions. Y voyons-nous plus clair à rabattre le théorique sur le pratique, le cognitif sur l’éthique et, à la fin, la validité rationnelle sur la validité sociale ? Est-ce que, par exemple, l’auteur ne confond pas les deux niveaux de l’éthique intellectuelle que Pascal Engel juge, lui, indispensable de distinguer dans Les vices du savoir   . Si, en effet, la validité rationnelle de nos conceptions tient à notre sens de la responsabilité à l’égard de nos croyances, à la volonté que nous avons de les défendre publiquement lorsqu’autrui nous demande de les justifier, elle ne repose alors que sur une disposition d’ordre éthique. Or, fait valoir Engel, il convient de bien faire le départ, concernant l’éthique intellectuelle, entre le niveau des vertus dont relève une telle disposition et celui, plus fondamental, des normes épistémologiques. Ces dernières sont des idéalités que les vertus ne peuvent précisément pas produire, auxquelles elles peuvent seulement rendre sensible. De la même façon, la conception unifiée de la raison que propose Brandom ne permet pas de distinguer entre les différents types de discours : elle les englobe tous dans une théorie générale de la raison discursive. Elle élimine, de ce fait, les distinctions essentielles, que faisait Aristote, entre différents genres discursifs selon la nature des objets qu’ils ont à traiter (la logique pour la connaissance de la nature, la rhétorique pour les affaires humaines, la poésie pour le spectacle tragique) ou encore celles de Kant, consacrant trois ouvrages distincts pour traiter, successivement, de la raison pure, de la raison pratique et de la faculté de juger.

Selon Brandom, l’objet propre de la philosophie est l’être humain en tant qu’animal rationnel. Ce qui la distingue des disciplines scientifiques tient à ce qu’elle comprend la rationalité comme un phénomène normatif. Pour elle, la différence anthropologique ne réside pas dans une quelconque complexité plus grande des phénomènes mentaux caractéristiques de l’homme, mais dans la visée, immanente aux pratiques, qu’a celui-ci de conformer son dire et son agir à des normes rationnelles. La tâche du philosophe à cet égard est de rendre explicite cette rationalité normative. Qu’advient-il dans cette perspective, demandera-t-on alors, de tout ce qui, ne serait-ce qu’au premier abord, n’est pas rationnel, qui est, à première vue, considérable ? L’auteur suivra-t-il ici à nouveau Hegel, pour qui la raison se nourrit de son autre, l’intègre et le dépasse à ses propres fins ? La rationalité peut-elle être, en tant que telle, identifiée à la sagesse, la ‘sapience’, comme il le prétend ? Plus généralement, le portrait de Hegel en philosophe pragmatiste, que dresse un auteur, pour lequel il doit n’y avoir, en principe, ni fondement, ni finalité, est-il vraiment convaincant   ? Quoi qu’il en soit, Brandom incarne, à la suite de Rorty, une version radicale du pragmatisme, un courant qui a pris une nouvelle importance depuis que certains philosophes analytiques, tout particulièrement Hilary Putnam, ont renoué avec lui. Dans cette synthèse qui se cherche entre les deux traditions, ces auteurs ont croisé l’évolution propre d’un philosophe autrement connu en France, Habermas. Après que celui-ci ait introduit une dimension pragmatique dans sa théorie de la raison communicationnelle, un dialogue durable s’est, en effet, instauré entre eux, qui met en lumière des désaccords, certes, mais aussi d’importantes convergences   . Ainsi, prendre connaissance des conceptions d’un acteur marquant du renouveau du pragmatisme qui est aussi partie prenante de cet important dialogue transatlantique, c’est deux raisons, au moins, de se plonger dans le présent ouvrage.