La question posée par P. Engel paraîtra étrange à tous ceux qui comprennent la liberté d’expression de manière subjectiviste. Nous avons pourtant bel et bien des devoirs à l’égard de nos croyances.

Un spectre hante aujourd’hui la politique et les médias, celui des fake news. Les fausses informations et les théories controuvées envahissent l’espace public, ne cessent de nous dire ceux-là même, les médias, qui en sont pour partie les vecteurs. Nous serions entrés dans l’ère de la post-vérité, entend-on partout. Tout nouveau phénomène, à peine baptisé dans les journaux, trouve aussitôt son théoricien. Ainsi, la philosophe Myriam Revault d’Allonnes proposait dès 2018 un essai sur « la faiblesse du vrai » dans le monde contemporain   , auquel un jeune universitaire, Manuel Cervera-Marzal répondait presque aussitôt par un pamphlet intitulé La post-vérité : pourquoi il faut s’en réjouir   .

L’indifférence croissante à la vérité serait liée aux deux phénomènes concomitants du succès des leaders « populistes » et de l’importance prise par les « réseaux sociaux ». Toutefois, dans le même temps, on chante l’avènement d’une société de l’information et de la connaissance, à laquelle Internet est censé donner une impulsion majeure. Les discours les plus contradictoires se font ainsi entendre à propos du rapport de nos sociétés au savoir. Elles seraient, par la grâce de leurs dernières techniques de l’information et de la communication, à la fois plus éclairées que jamais et en proie à un nouvel âge obscurantiste.

L’ouvrage de Pascal Engel arrive à point nommé pour nous aider à y voir plus clair dans le chaos ambiant. Non qu’il traite de l’ensemble des questions ainsi soulevées, car son objet n’est ni sociologique, ni directement politique. Il s’agit d’un ouvrage de philosophe sur une question de morale, cruciale pour nos temps agités : l’éthique intellectuelle. Que devons-nous croire et quel jugement devons-nous porter sur les manquements, si nombreux, aux normes de formation des croyances justifiées ? Telle est la question posée.

Elle ne s’adresse pas seulement aux professions intellectuelles, aux universitaires ou aux journalistes, mais aussi bien à chacun de nous dès lors qu’il affirme ses croyances, à propos de quoi que ce soit. Il convient donc de répertorier, décrire et, surtout, faire la théorie des conditions éthiques propres à nous conformer à des croyances vraies et, corrélativement, rendre intelligibles, d’un point de vue éthique, ce que Engel nomme, dans son titre, « les vices du savoir ». Cet ouvrage ne concerne donc pas seulement ceux qui peuvent s’exprimer dans les grands médias et faire entendre publiquement leur voix. Il tend également un miroir critique à chacun d’entre nous et nous oblige à nous demander si, chaque fois que nous faisons part de nos opinions, nous sommes bien à la hauteur de ce qu’exigent les normes de la vérité et de la raison. C’est dire que cet ouvrage est fort bienvenu. Précisons que Engel appartient au courant de la philosophie analytique, à la fois par ses références et par sa manière de procéder, qui ne cède rien sur la rigueur conceptuelle. Si l’ouvrage est écrit dans un style très clair, il appelle néanmoins un effort particulier de lecture pour en suivre tout le déploiement argumentatif.

 

L’idée même d’une éthique de la croyance

Dans le vocabulaire de la philosophie, les croyances ne concernent pas la seule religion, elles sont presque synonymes d’opinions. Une croyance, pourrait-on dire, c’est le contenu cognitif de ce que nous affirmons et à l’égard duquel, en principe, nous nous engageons. Elle est constituée de ce que nous pensons à propos de quelque chose, par contraste avec ce que nous ressentons ou ce que nous désirons. S’il est donc indéniable que nous ayons tous des croyances, en sommes-nous pour autant responsables ? Telle est la question qui introduit à l’éthique de la croyance. Toutefois, demandera-t-on, l’éthique n’est-elle pas intrinsèquement liée à l’action ? Peut-elle aussi concerner la vie de l’esprit ? Bien entendu, puisqu’il y a bien des activités intellectuelles, comme calculer ou réfléchir, juger ou imaginer ! Ce sont là des mouvements de l’âme qui sont régulièrement volontaires. Pour autant, ces activités appellent-elles vraiment une éthique spécifique au-delà des normes de l’éthique générale ?

Quelles sont donc, alors, les normes de l’activité intellectuelle ? Que faisons-nous intellectuellement qui appelle le respect de certaines règles et qui puisse être l’objet d’une évaluation proprement morale, selon le juste ou l’injuste, le bien ou le mal ? Quelles sont donc les normes ou les devoirs qui devraient s’imposer à nous lorsque nous nous formons des croyances ou lorsque nous examinons réflexivement celles que nous avons déjà ? Pour répondre à ces questions, Engel considère une formulation du mathématicien et philosophe anglais William Clifford, qui donne, dans un essai publié en 1877, l’impulsion à l’ « éthique de la croyance »   . Selon cet auteur, nous ne devons pas croire quelque chose, quoi que ce soit, sans données et preuves suffisantes. Il fonde ainsi la position évidentialiste (de evidence qui signifie, en anglais, preuves), qui identifie devoirs épistémiques et devoirs éthiques. Dans cette perspective, l’épistémologie est une partie de l’éthique.

Engel juge cette position trop rigide. Il en reprend néanmoins le cœur à son compte, et se propose de la tempérer et de la reformuler pour la rendre acceptable. Il entend donc soutenir, dans le champ des positions en la matière, une thèse intermédiaire : l’épistémologie ne saurait constituer à elle-seule l’éthique de la croyance, mais celle-ci ne doit pas pour autant subordonner les normes épistémiques à des valeurs ou des fins qui leur seraient extérieures. Rappelons que, en philosophie morale, on distingue en particulier les éthiques déontologiques et les éthiques conséquentialistes. Les premières sont des éthiques du devoir, selon lesquelles nos actions doivent se conformer aux normes pour elles-mêmes. Pour les deuxièmes, les normes du comportement sont subordonnées, selon les versions, aux désirs ou aux fins, le bonheur par exemple. Dans ce camp, on trouve les éthiques aristotéliciennes, selon lesquelles l’éthique est conçue en termes de vertus, dont certaines sont proprement intellectuelles. Les vertus sont les dispositions acquises propres à accéder, avec succès, aux biens de la vie. On y trouve aussi les éthiques utilitaristes et les éthiques pragmatistes. Pour toutes ces conceptions, les normes éthiques n’existent pas indépendamment des buts pratiques, quelle que soit la manière dont ils sont déterminés. Engel cite à ce propos le philosophe William James qui, dans une réponse à Clifford précisément, soutient qu’il est raisonnable, dans certaines occasions, de croire ce qu’on désire voir se réaliser, puisque croire intensément quelque chose est, parfois, propre à le faire advenir.

Engel se range résolument du côté des éthiques déontologiques. Il oppose cependant au rigorisme victorien de Clifford que, souvent, nos croyances ne sont pas volontaires. Elles s’imposent à nous, ne serait-ce que parce que nous en avons simplement hérité. Nous les avons alors spontanément tout en en ignorant les raisons. Mais, fait valoir ici Engel, dès lors que nous commençons à y réfléchir, nous sommes requis de les soumettre aux normes de la vérité. Si nous formons des doutes à l’égard de nos croyances (croyons-nous vraiment à telle chose ? est-ce bien là ce que nous devons croire ?), alors, en vertu d’un principe de transparence de la croyance à la première personne, il n’est pas d’autre manière d’y répondre qu’en considérant si ce qu’elles prétendent est bien le cas. S’interroger sur ses croyances, c’est, ipso facto, se demander si elles sont vraies et, si oui, les justifier par des raisons. Par contraste, nous pouvons avoir des croyances et de ne pas agir pour autant conformément à elles : le passage du savoir à l’action n’est pas automatique. Les philosophes nomment acratie – faiblesse de la volonté – cette incapacité d’agir conformément à nos meilleures convictions.

A partir de ces considérations, Engel formule une éthique de la croyance en deux niveaux distincts. Le premier coïncide avec les normes épistémologiques, celles de la vérité et des raisons qui l’appuient, formulées au niveau le plus général, en tant qu’idéaux. C’est une première marche, purement normative. Ces normes, selon Engel, sont tout à fait objectives. Elles sont à la fois indépendantes et immuables. Le deuxième niveau relève des vertus intellectuelles et peut, alors, mobiliser les ressources de l’éthique aristotélicienne en la matière. Cette deuxième marche de l’éthique de la croyance a trait à l’enquête, c’est-à-dire aux dispositions acquises qui conduisent, selon l’expression de Peirce, à la fixation des croyances. Elle fait appel aux attitudes et aux aptitudes propres à mettre en œuvre les normes de la vérité. Ces dernières régulent nos croyances et nos activités intellectuelles, et si nos dispositions sont, à cet égard, bien formées – si elles sont vertueuses –, elles permettent de nous y conformer. Encore faut-il que des désirs ou des affects n’interfèrent pas négativement avec nos facultés cognitives. Quoi qu’il en soit, les vertus intellectuelles sont, du point de vue de cette éthique de la croyance, subordonnées aux normes épistémiques.

 

Normes épistémiques et vertus intellectuelles

L’éthique de la croyance articule, on le voit, trois dimensions de l’agir : le devoir, le vouloir et le pouvoir. La question à laquelle elle entend répondre est « que dois-je croire ? », calquée sur le « que dois-je faire ? » par quoi Kant délimitait le champ de la raison pratique, tandis qu’il circonscrivait celui de la raison théorique par un « que puis-je savoir ? ». Le devoir en matière de croyance consiste à reconnaître la vérité et ses normes. Encore faut-il les vouloir. Pas d’éthique intellectuelle, par conséquent, sans une sensibilité aux raisons et à leurs exigences. Enfin, il faut le pouvoir. En effet, si nous sommes tous dotés naturellement des mêmes facultés cognitives de base, celles-ci doivent encore être formées par une éducation appropriée, par laquelle, seule, elles deviennent des capacités à même d’établir la vérité justifiée.

Pourquoi, demandera-t-on ici, toute l’éthique intellectuelle ne réside-t-elle pas dans le deuxième niveau ainsi décrit par Engel ? C’est que, reconnaître les normes du vrai et poser la vérité comme un bien relève, soutient-il, de deux ordres distincts de chose. Il faut aux vertus intellectuelles une norme indépendante, valant en soi, qui détermine un devoir, non pas un instrument en vue d’une fin. Si l’on accorde ce point, en quoi, alors, le premier niveau est-il proprement éthique et pas simplement épistémique ? La réponse de l’auteur à cet égard semble être la suivante : bien que nous n’ayons pas le contrôle sur l’ensemble de nos croyances, qui régulièrement s’imposent à nous, nous en sommes malgré tout responsables au sens où nous avons, quoi qu’il en soit de leur cause ou de leur origine, à répondre d’elles par des raisons. Toute croyance comprend, serait-ce implicitement, un engagement envers les raisons susceptibles de la justifier. Il existe donc un moment normatif, constitutif du concept même de croyance. C’est une exigence qui demande à se satisfaire, susceptible d’être activée en particulier en situation dialogique. Nous avons, en effet, à rendre compte et raison des croyances que nous exprimons dès lors que la demande nous en est adressée. Ainsi l’éthique de la croyance pourrait se prolonger en une éthique de la discussion telle qu’a pu la formuler Habermas   . Toutefois, nous pouvons non seulement ne pas posséder les dispositions et les attitudes nécessaires à la recherche de la vérité selon les raisons, mais nous pouvons aussi, volontairement, ne pas répondre à ses prescriptions ou ses impératifs, et nous détourner, alors, de notre responsabilité en la matière. Ceci introduit directement aux vices du savoir.

Telle est, à grands traits, la structure conceptuelle et argumentative d’Engel. Une fois posée, l’auteur se consacre à un examen systématique des vices intellectuels. Il traite, certes, corrélativement, des vertus intellectuelles, mais il entend, avant tout, identifier et caractériser, au plan des caractères et des dispositions, les comportements et les attitudes en matière de croyance qui font obstacle à l’éthique intellectuelle. Il passe alors en revue la bêtise et la sottise, la vaine curiosité et le snobisme, la foutaise et la fausseté d’esprit. Engel ne nous fournit pas, ici, une simple liste de portraits des vices de l’intellect, genre dans lequel il est difficile de rivaliser avec la littérature. Il leur donne une intelligibilité dans le cadre de sa conception d’ensemble, l’évidentialisme normatif.

 

Existe-t-il une éthique de la croyance universelle ?

L’ouvrage d’Engel est imposant par sa rigueur et son caractère systématique, par l’ensemble de la littérature brassée, de langue anglaise principalement. On hésite, le fermant, à formuler quelques réserves ou critiques, ne serait-ce que par crainte de manquer, précisément, à l’éthique intellectuelle, de porter un jugement trop empressé sur une matière insuffisamment maîtrisée. Tentons, malgré tout, quelques interrogations.

Poser que les contraintes normatives sont identiques pour toutes les croyances, que ce soit les connaissances scientifiques, les opinions ordinaires ou les croyances religieuses, n’est-il pas excessivement intellectualiste, voire réductionniste ? Le cadre normatif est, dans tous ces cas de figure le même, selon Engel, de telle sorte que tous les sujets d’une croyance sont, en droit, soumis aux mêmes exigences épistémiques. D’un tel point de vue, la religion n’est, comme le pensaient Marx et Freud, qu’idéologie ou illusion. Engel n’ignore évidemment pas les objections faites, par Wittgenstein en particulier, à ce rationalisme radical. La religion ou la mythologie ne constituent-elles pas des formes de vie et des jeux de langage d’un autre ordre que celui de la connaissance scientifique ? N’est-il pas artificiel d’extraire de ces pratiques sociales ce qu’elles comprennent de représentations pour les considérer hors des cérémonies et des manières de faire et sentir relativement auxquelles, seules, elles prennent leur sens ?

Si Engel ne saurait accepter cette objection, c’est pour la raison qu’il accorde une objectivité absolue aux normes de la vérité. Elles sont, selon lui, immuables en tant que telles et, donc, universellement valables. Elles ne sauraient être le moins du monde historicisées, ce qui reviendrait à les rendre contingentes. Mais cette conception n’a-t-elle pas l’inconvénient de conduire à une philosophie évolutionniste de l’histoire de l’humanité consistant à juger des représentations sociales et individuelles des hommes de toutes cultures et de toutes époques du point de vue d’un tribunal anhistorique de la raison ? Une conception moins tranchée de l’opposition entre le droit et le fait est-elle tout à fait illégitime ? Concevoir que les normes, quelles qu’elles soient, y compris les plus rigoureusement scientifiques, sont socialement instituées, n’est peut-être pas une voie aussi impraticable que ne le pense Engel. Que les normes épistémiques existent sous le mode de règles solides, stabilisées et durables, ne conduit pas nécessairement au constructivisme social ou aux thèses généalogistes, que Engel critique à travers Foucault. Il n’est pas évident que l’historicisation des cadres transcendantaux soit incompatible avec une position réaliste. Dans cette perspective, on pourrait adjoindre aux deux niveaux distingués par Engel, celui des normes épistémiques et celui des vertus intellectuelles, le moment de l’invention, qui, par la critique et l’imagination, peut parfois instituer avec succès de nouvelles normes épistémiques.

Le dernier chapitre du livre, intitulé « Vices politiques », est, de ce point de vue, significatif. Le lecteur s’attend à ce que l’auteur y traite, précisément, du caractère social des vertus intellectuelles. Les normes de la conception évidentialiste de la croyance peuvent-elles être appliquées aux sociétés primitives ou traditionnelles ? Il est difficile, à vrai dire, de se départir d’un sentiment d’étrangeté à évoquer cette perspective. Si les normes de la vérité existent sub specie aeternatis, l’éthique intellectuelle selon Engel ne doit-elle pas nous conduire à porter un jugement moral négatif sur la plupart des sociétés humaines ayant existé ? Il est intéressant à cet égard que Engel considère que les vertus ou les vices intellectuels sont difficilement attribuables à des groupes ou des sociétés en tant que tels. C’est pourquoi il s’en tient, ici, à la politique explicite, sur le plan de laquelle les acteurs, en particulier les gouvernants, peuvent être tenus pour redevables de l’éthique intellectuelle. Il apparaît donc que seuls les individus peuvent faire l’objet de jugements appréciatifs en matière croyance. Engel doit, alors, comme il le reconnaît, se ranger, en matière de philosophie du social, du côté de l’individualisme méthodologique.

En conclusion, Engel se préoccupe de répondre aux objections de moralisation du débat que certains adressent à l’idée même d’une éthique de la croyance. Il se défend de manière convaincante d’être arrogant et définit l’humilité intellectuelle comme « justesse d’esprit ». Il est indéniable que le débat argumenté ne se porte pas très bien de nos jours et que, chez les intellectuels professionnels mêmes, de mauvaises passions critiques l’emportent sur la discipline du rendre compte et raison. Toutefois, les exigences éthiques posées par Engel semblent surtout pertinentes lorsqu’elles s’adressent à l’individu social caractéristique de nos sociétés, formé et éduqué, jusqu’ici du moins, pour incarner, selon l’expression de Castoriadis, une subjectivité réfléchissante et délibérante.

 

On signalera sur le même sujet, venant de paraître : Roger Pouivet,  L’éthique intellectuelle : une épistémologie des vertus, Vrin, 2020.