Grâce à une analyse fouillée des difficultés de la jeunesse sur le marché du travail, Marius Amiel analyse ses dysfonctionnements, éducatifs et économiques, et formule des préconisations ambitieuses.

Avec Malaise sur le marché du travail, Marius Amiel livre un essai (numérique) original en ce qu’il croise les objets d’étude pour analyser la situation professionnelle des jeunes Français : mentalités collectives, déterminants éducatifs, caractéristiques économiques, innovations sociétales.

Jeune diplômé de Sciences Po, l’auteur propose un récit factuel et documenté, nourri de sa propre expérience et analysant les mutations des formes du travail et les facteurs qui expliquent la situation contemporaine. Sans se vouloir exhaustif, il rend compte de la cohérence globale du système de formation, du positionnement de l’économie tricolore dans l’économie mondiale et des politiques publiques de l'emploi. Un objectif qui peut paraître trop ambitieux de prime abord.

Organisés en huit chapitres, les propos du livre peuvent être regroupés en trois parties :

- la première partie analyse les inégalités générationnelles, leurs conséquences sur le fonctionnement du marché du travail, les échecs du système éducatif, les nouvelles aspirations des jeunes face à des organisations pyramidales jugées « absurdes », pour s’achever par une déconstruction du mythe de la « génération Y » ;

- la deuxième partie appréhende les relations d’allégeance entre administration centralisée et acteurs économiques, rend compte des modalités de rélégation de la jeunesse, analyse ses formes de sécession et questionne la réalité de son désengagement ;

- la troisième partie invite à repenser les entreprises en donnant plus de place à l’autonomie, par le biais d’une organisation décentralisée, en considérant les nouvelles formes de résistance générationnelles comme autant d’opportunités pour décloisonner l’accès aux métiers et permettre l’accomplissement d’un véritable changement culturel.

Difficile accès, précarisation, pesanteurs, quête de sens et évolution des mentalités

L’auteur rappelle trois réalités :

- le travail a pour objectif premier de subvenir à ses besoins ;

- les entreprises ont pour finalité première de gagner de l’argent et non de contribuer au bien public ;

- les administrations ont pour objectif principal de servir leurs usagers et non de délivrer des prébendes à leurs agents.

Il définit ainsi la jeunesse : la classe d’âge comprise entre 18 et 30 ans. Cela posé, on peut s’interroger avec Marius Amiel : « Pourquoi se lever tous les jours à 6 heures pour obéir à un petit chef quand un robot-trader de bitcoin peut vous assurer un revenu élevé sans effort ? […] Pourquoi mobiliser ses talents sans compter ses heures pour voir sa production extorquée par des managers peu scrupuleux ? »

Pourtant, performance économique, épanouissement individuel et logique concurrentielle ne s’opposent pas par principe. Reste que la difficulté des jeunes à s’insérer incombe d’abord à des organisations employeuses qui leur sont structurellement défavorables, faisant de cette catégorie d’âge une variable d’ajustement : son taux d’emploi est de 31 % contre 66 % toutes générations confondues, donnée stable depuis 1980 (82 % chez les 30-50 ans). Ces difficultés tiennent moins à l’âge qu’au stade de la carrière, à son entrée en activité, qui résulte d’un biais favorable aux générations plus âgées.

À la différence des pays scandinaves, la France se singularise par la « familialisation » des aides à la jeunesse (bourses, en particulier), retardant l’âge d’ouverture de l’accès aux prestations sociales, matérialisant un système qui « ne considère pas les jeunes comme des citoyens de plein exercice et entrave leur autonomie à travers la persistance de l’intermédiation familiale », ce qui constitue une protestation classique de la jeunesse. En outre, la paupérisation et la précarisation relative des jeunes s’accroît : 21 % des femmes et 19 % des hommes de moins de 30 ans vivent en dessous du seuil de pauvreté, contre respectivement 12 et 15 % chez les 30-60 ans et 9 % chez les plus de 60 ans. 87 % des embauches s’effectuent en CDD, les stages prolifèrent (600 000 en 2006, 1,2 millions en 2018, avec des stages utiles, des « stages cafés » ou « stages photocopies ») et les barrières à l’entrée sont nombreuses (manque d’expérience des jeunes transformant le marché du travail en « bar d’habitués »…).

Si la prolifération des « bullshit jobs », routiniers et ennuyeux, provoque un désenchantement réel, le turnover croissant, la multiplication des reconversions et la croissance des burn-outs ou des troubles psychologiques attestent d’un tri induit par une forme de « darwinisme social ». Le cas du présentéisme est emblématique : cette culture déconnectée des résultats réels et de la productivité du travail pénalise le dynamisme socio-économique. Il aura fallu attendre la pandémie actuelle pour que de nombreux managers lèvent leur réticence envers le télétravail ! Bien organisé et adapté en fonction d’une individualisation propre à chaque situation, ses effets positifs sont indéniables : responsabilisation, conciliation vie personnelle / vie professionnelle ou bien encore réduction de la fatigue et de l’empreinte carbone.

Avec malice, l’auteur propose d’en finir avec la « Génération Y », généralisation rassurante peu rigoureuse. On distingue les 4 générations suivantes :

- les boomers, nés pendant les 20 années de l’après-guerre, qui seraient enclins à souhaiter une rémunération et un statut social ;

- la génération X, née dans les années 1960-1970, qui serait réticente au changement et aux technologies, mais travailleuse et loyale ;

- la génération Y, celle de Marius Amiel (et de l’auteur de cette recension), appelée également « digital natives » ou « 4 I » (interconnectée, inventive, individualiste et impatiente), née entre 1980 et 2000 ;

- enfin la génération Z, née à partir de l’an 2000, tendant à être plus matérialiste (voire superficielle) et atteinte d’une addiction aux réseaux sociaux.

Concernant la génération Y, au sein de cette cohorte, on observe des différences liées aux classes sociales : les jeunes urbains et diplômés accordent une moindre valeur à la carrière comme levier d’ascension sociale que les jeunes « issus des classes moyennes ou populaires, davantage désireux d’accéder à de meilleurs conditions de vie que leurs parents et qui privilégient la sécurité dans une période de forte incertitude économique. »

Compréhension des mécanismes ayant la responsabilité de former au travail, de l’encadrer et de le représenter

C’est bien entendu l’école qui figure au premier rang des accusés : la dégringolade de la France dans le classement PISA et les résultats des tests lors de la Journée Défense et Citoyenneté témoignent de cet échec du système éducatif massifié à assurer des parcours de réussite offrant des débouchés durables. Parallèlement à cela, l’essor bienvenu de l’enseignement supérieur a des conséquences paradoxales : ainsi, il a parfois conduit à la dévalorisation de diplômes dont l’obtention ne suffit pas à l’entrée sur le marché du travail. En réalité, l’environnement familial privilégié, le réseau de relations et les grandes écoles restent de puissants déterminants. Si l’effort et le mérite « payent », pour certains, l’origine sociale reste dominante.

Pointant les pesanteurs idéologiques d’une partie du corps enseignant et la préférence française pour le travail intellectuel plutôt que la mise en pratique, Marius Amiel plaide pour le renforcement des cursus professionnalisants et la démultiplication des immersions professionnelles, utiles tant à la qualité des apprentissages qu’à la réussite de l’insertion. Il cite les propos de l’historien Marc Bloch, d’une éclairante actualité : « Le bachotage est la hantise de l’examen et du classement. Ce qui devrait être simplement un réactif, destiné à éprouver la valeur de l’éducation, devient une fin en soi. […] Ainsi, un chien savant n’est pas un chien qui sait beaucoup de choses mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices, l’illusion du savoir. »

L'auteur analyse également avec acuité la faible attractivité de certaines filières professionnelles, qui contribue à une polarisation aux deux extrémités sur marchés de l’emploi. Il affirme que des choix d’orientation déterminés par un tropisme théorique conduiraient pour partie au développement d’emplois déqualifiés, alors que la demande de travail existe, dans les filières industrielles notamment. Selon le Céréq, 50 % des CAP / BEP, 60 % des Bac+3 et 70 % des titulaires d’un Bac technologique bénéficient d’un accès durable à l’emploi. Si l’université et certaines filières se retrouvent parfois dévalorisées, une forme de ségrégation s’établit au profit des filières sélectives des grandes écoles, qui obtiennent les meilleurs résultats en termes d’insertion professionnelle.

Dans le même temps, les dispositifs spécifiques à destination des plus éloignés de l’emploi foisonnent sans que l’efficacité globale soit évidente, avec des résultats parfois peu probants. La complexité d’ensemble du système se poursuit au détriment de son accessibilité et son instabilité décourage parfois les employeurs ou les jeunes d’y avoir accès. Redondants, insuffisamment évalués et générant des effets d’aubaine, leurs coûts financiers sont non négligeables pour une efficience limitée (environ 11 milliards d’euros pour un peu moins de 50 % de retour à l’emploi).

En outre, Marius Amiel souligne le rôle des syndicats qui, selon lui, ont été conduits à concentrer leur action sur la dimension quantitative du travail (chômage, temps de travail, conditions de rémunération…) plutôt que sa dimension qualitative. 9 % des salariés du privé sont syndiqués contre 20 % dans le public ; parmi ceux du privé, le taux de syndicalisation est de 5 % dans les TPE-PME contre 11 % dans les ETI et 15 % dans les grandes entreprises ; 4 % des moins de 30 ans adhèrent à un syndicat, contre 14 % des 30-50 ans et 17 % des 50-60 ans. L’ensemble des travailleurs considèrent pourtant les syndicats comme nécessaires. Les jeunes constituent un réservoir d’adhérents et, moyennant une évolution de leurs pratiques et de leurs revendications, un support potentiel de légitimité accrue dans le dialogue social et le débat public.

Le développement corrélatif de la sous-traitance et les « liens d’allégeance » (selon l'expression d'Alain Supiot dans La gouvernance par les nombres)  entre administration centrale et employeurs conduisent à des rapports de vassalité, la technostructure occupant une place centrale. Cela contribue à la reproduction sociale et à un fonctionnement endogame qui entraîne une bureaucratisation des entreprises et un conformisme idéologique dans les institutions publiques. Un exemple caricatural réside dans les nominations discrétionnaires qui dévoient l’action publique, en recasant des personnalités dans des sinécures coûteuses, dont l’utilité est nulle ou négative en ce qu’elles parasitent l’action publique et captent des ressources qui seraient bien mieux employées ailleurs. De même, certaines de ces ressources pourraient être utilement redirigées vers un repositionnement de l’économie française, avec une montée en gamme. Cela supposerait un niveau d’investissement public et privé dans la recherche-développement bien plus élevé qu’aujourd’hui.

Pour terminer cette partie de son ouvrage, Amiel pose cette question sous forme de provocation : « Emmanuel Macron est-il la dernière cartouche des boomers ? » Dans les urnes, en 2017, les jeunes ont privilégié des candidats plus contestataires et plus âgés que le président de la République. L’auteur estime qu’Emmanuel Macron est le « protecteur d’un capitalisme de connivence », plutôt que le promoteur d’un nouveau monde.

Une forme de désengagement de la vie institutionnelle s’observe de façon croissante. Une majorité de jeunes pense qu’elle ne pourra pas bénéficier de droits à la retraite et craint de vivre moins bien que la génération de ses parents. En 2017, le taux d’abstention des jeunes au second tour de la présidentielle a atteint 34 %, contre 25 % sur l’ensemble des classes d’âges. Cette attitude défiante prend également la forme de luttes locales, en lien avec des enjeux globaux : défense des services publics, protestation contre des projets d’infrastructures… Une autre forme de sécession est l’expatriation : 1,8 millions de Français sont inscrits au registre des citoyens établis hors de France et 34 % des expatriés ont moins de 30 ans. Si le fait d’avoir des expériences internationales ne peut qu’être encouragé, l’expatriation concerne prioritairement des profils qualifiés, dynamiques et entrepreneuriaux. Cette déperdition de compétences bénéficie à des systèmes concurrents, alors que les coûts de formations ont été pris en charge par la collectivité.

Repenser la vie sociale par des transformations radicales

Pour Marius Amiel, cette réinvention sociale et professionnelle ne peut que passer par plus d’autonomie, de décentralisation, de liberté et de décloisonnement. De multiples évolutions convergentes sont susceptibles d’y contribuer. Tout d’abord, l’amélioration de la qualité du travail est un intérêt convergent des employeurs et des employés. L’évolution du management, moins directif, plus collaboratif, est un puissant levier de productivité. Fédérer les équipes et donner un cap apparaissent comme des préoccupations prioritaires loin devant l’ambition et l’autorité. Le fait de redonner un sens montre que le travail tend de plus en plus à « être apprécié à travers des paramètres extrinsèques comme son utilité sociale et sa dimension solidaire », comme en témoigne le développement de l’économie sociale et solidaire.

Ensuite, le marché du travail est un théâtre de transaction, mélange de coopération et de conflit, qui doit conduire à une optimisation des ressources en proximité. À cet égard, l’essor des plateformes joue un rôle ambivalent dans l’aspiration à la liberté. Elles adoptent parfois des comportements prédateurs, contraignant les travailleurs à être « à la merci de décisions unilatérales en matière de prix, de changement d’algorithmes ou de pourcentage de commission » (Laëtitia Vitaud). Une régulation s’impose et il est intéressant de constater qu’un think tank libéral comme l’Institut Montaigne préconise d’imposer aux plateformes de couvrir le risque « accident du travail – maladies professionnelles » et d’ouvrir des droits à la formation.

L’auteur appelle de ses vœux une évolution de la définition même du statut du travailleur, avec une acception qui ne reposerait plus sur l’existence d’un contrat, mais sur le fait de doter tout individu d’un statut d’actif lui ouvrant des droits (sociaux, syndicaux…). De même, pour relégitimer les organisations syndicales, Marius Amiel propose une incitation forte à y adhérer, notamment en mobilisant le levier fiscal. Il souhaite développer la liberté d’expérimenter et l’émulation entre étudiants, par le biais d’une sélection entre la deuxième et la troisième année de licence. On pourrait lui objecter deux choses : d’une part, dans le système LMD, c’est à niveau bac, Bac+3, Bac+5 et Bac+8 que les validations effectives se font, puisqu'il n’y a pas véritablement de logique à une sélection entre Bac+2 et Bac +3. D'autre part, des masters sélectifs organisent de fait une forme de tri, puisqu'étant limités en nombre de places, ils sélectionnent leurs étudiants. Or, l'essayiste propose que dès le lycée, les jeunes aient une vision de l’ensemble des métiers et des formations qui leur sont accessibles, ce qui est en principe une prérogative conjointe de l’État et des régions. Il souhaite une liberté pédagogique accrue, où les parents choisiraient librement l’établissement de leurs enfants. On lui objectera que cela pourrait renforcer la ségrégation scolaire même si, dans le système actuel, le jeu des options et des dérogations permet largement de contourner la carte scolaire.

Du point de vue de l’égalité, Malaise sur le marché du travail prône le développement de systèmes de « prépas à la prépa », qui donnent aux élèves issus de milieux défavorisés un accompagnement spécifique. Marius Amiel souhaite également décentraliser au niveau des territoires les politiques d’insertion, à l’image des expérimentations « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Enfin, il rappelle une réalité que Rueff et Armand pointaient déjà en 1960 dans leur célébre rapport (très libéral) : de nombreux fonctionnaires, « en dépit de leur intelligence, de leur conscience et de leur dévouement au bien public, se sont habitués en toute bonne foi à voir dans la défense des intérêts qu’ils ont missions de contrôler un aspect naturel et essentiel de leur fonction. »

Après avoir terminé cette lecture, le sentiment diffus de malaise professionnel des jeunes est une réalité qui apparaît protéiforme. Les constats et propositions formulés sont exposés en évitant les formules sentencieuses, en nuançant les propos, sans leur enlever leur force de conviction. Il émerge ainsi des pistes tangibles pour une organisation du travail qui serait à la fois plus libre, plus équitable et plus efficace. Si tout un chacun peut partager ou non tel ou tel aspect de cet ouvrage, ce qui est en ressort est une démonstration implacable : la situation de la jeunesse ne permet plus le statu quo et nécessite de faire bouger les lignes si l’on soucie de l’avenir du pays.

À cet égard, il serait intéressant de confronter certains des axiomes de l’ouvrage à une grille de lecture avant / après crise sanitaire. Les jeunes sont les premiers frappés et, si l’ensemble des bouleversements induits ne sont pas connus à ce jour, il est certain qu’ils ne seront pas sans incidence sur le malaise des jeunes et le marché du travail. Terminons avec Marius Amiel en considérant que « les mentalités et les intérêts les plus rétrogrades seront balayés par la puissance infinie de la créativité humaine. »