La réédition commentée d’un article du philosophe Alfred Fouillée (1832-1912) par Alain Supiot nous invite à réfléchir aux différentes conceptions possibles de la justice sociale.

Dans son dernier livre, Alain Supiot nous rappelle que l’idée de justice sociale – avant de disparaître, sous les coups de boutoir du credo néolibéral, de l’agenda politique de la plupart des gouvernements occidentaux – avait connu une « fortune peu commune » après la Seconde Guerre mondiale. Le philosophe Alfred Fouillée (1832-1912), aujourd’hui oublié, n’en est pas moins le premier, en 1899, à avoir érigé celle-ci en concept de philosophie politique et juridique, dans l’article réédité par Alain Supiot.

 

Une justice sociale à la française opposée à l’individualisme et au matérialisme

Alfred Fouillée y oppose l’idéalisme moral et social (et ce qu’il appelle l’idée force de justice sociale), censé refléter le fond de l’âme française (à une époque où on croyait encore à la possibilité de dégager des caractères nationaux), à l’individualisme des économistes anglais et au matérialisme marxiste (allemand). Car on ne peut pas se satisfaire, explique-t-il, d’une vision de la société qui s’en remettrait uniquement à des lois naturelles sur lesquelles notre volonté serait sans action. Soit qu’elles fassent abstraction du milieu social dans lequel les individus sont immergés, c’est-à-dire de « la société toute entière, avec sa solidarité enveloppant tous ses membres, dans le passé, dans le présent, dans l’avenir »   . Soit qu’elles privilégient à sa place un déterminisme contre lequel les idées ne peuvent rien, ce qui va à l’encontre de tout ce que nous montre l’histoire et qui en outre offre peu de garantie que l’on puisse atteindre ainsi un état où règnerait une plus grande justice.

Le philosophe dresse ensuite la liste des progrès déjà accomplis à l’époque, en termes de doctrine tout au moins, en droit du travail, en suivant en cela à dessein la devise républicaine : l’abandon de la vieille conception de la liberté, négative et formelle, au profit d’une notion de liberté positive et concrète, qui veut que l’on respecte le développement de la personnalité individuelle. La conception d’une égalité réelle, et non plus nominale entre les deux termes du contrat de travail, qui veut que les hommes soient traités de la même manière pour des actes de même valeur. Enfin, la conception d’une fraternité distincte du pur sentiment, qui veut que je prenne en considération le bien des autres en même temps que mon bien propre, en vertu de la solidarité qui nous lie   (« C’est cette justice de solidarité (…) qui, dans nos sociétés modernes, sous le nom de justice sociale, doit aboutir à des obligations précises. »   , note-t-il alors). Et de les compléter en mentionnant (trop rapidement ?) les devoirs d’une justice sociale « réparative » (sic), préventive ou encore protectrice. Ce qui fait écho aux trois dimensions temporelles dans lesquelles se déploie la solidarité au sein de la société, mentionnées ci-dessus.

Fouillée traite finalement dans sa dernière partie des « vraies attributions » de l’Etat, en cherchant à se démarquer à la fois du non-interventionnisme de l’école libérale et de l’étatisme des marxistes, et en reliant ces interventions à l’idée de justice sociale, plutôt qu’aux notions d’intérêts ou de fonctions universels que les uns ou les autres mobilisent sur ce plan. « La justice est un bien absolument général et commun à tous : c’est la fin universelle par essence ; l’Etat a pour tâche de l’assurer. »   . C’est elle qui justifie en définitive l’intervention de l’Etat dans tout un ensemble de domaines, qui sont autant de conditions essentielles d’un règne du droit (ou pour le dire encore autrement d’intérêts vraiment généraux à protéger, mais qui peuvent faire l’objet de discussion), et en particulier « dans les cas où l’initiative privée et l’association libre se montrent radicalement impuissantes à assurer l’exercice des droits individuels, ou accompagner une œuvre indispensable de justice sociale et d’intérêt social tout ensemble. »   . Mais celui-ci a également le souci de mettre en garde contre les dangers d’une intervention excessive de l’Etat qui en compromettrait l’efficacité et empiéterait indûment sur les libertés individuelles, comme le souligne A. Supiot. Il se révèle alors en particulier très réticent sur la question de la justice (re)distributive, dont il a visiblement du mal à percevoir les gradations et qu’il assimile à l’époque au collectivisme.

 

Des conceptions plurielles de la justice sociale 

Alain Supiot, dans l’assez longue préface qu’il donne à ce texte, corrige Fouillée sur un point : l’idée de justice sociale n’est évidemment pas l’apanage de la nation ou de la culture juridique française   , et il retrace alors à grands traits les développements, très différents, auxquels celle-ci a donné lieu que ce soit en Grande-Bretagne en Allemagne ou encore en France. 

Il revient ensuite sur les raisons avancées pour combattre l’idée de justice sociale, qui combinent la foi dans l’absolue souveraineté de l’individu et la croyance selon laquelle les forces du marché engendrent un « ordre spontané » autorégulé et qui réalise la plus grande justice possible, et sur les tentatives de nombreux auteurs d’asseoir cette dernière sur une base théorique solide. Et il déplore alors, en prenant notamment l’exemple de Rawls, que ces tentatives aient trop souvent procédé « en se plaçant sur le terrain même où se situaient leurs adversaires, c’est-à-dire selon une méthode consistant à faire dépendre la légitimité d’une règle de l’utilité escomptée de son application »   , en choisissant d’ignorer la diversité des formes prises par l’idée de justice sociale depuis un siècle et en renonçant in fine à défendre l’idée d’impératif catégorique attaché à la dignité humaine, que l’on trouvait encore au principe de la citoyenneté sociale.

Le tournant néolibéral s’est alors accompagné d’une montée des revendications identitaires de tous types, qui ont également suscité de nouvelles théories de la justice sociale, où l’on trouve à la fois les théories de la reconnaissance de type multiculturaliste et les théories de déconstruction des identités, mais qui tournent, toutes les deux, le dos, montre Supiot, à l’idée d’une institution de la société, qui est indissociablement aussi institution de l’individu social, pour le dire dans les termes de Castoriadis, une omission qui a toutes les chances de peser lourdement sur les plus faibles. 

Sans doute peut-on regretter qu’Alain Supiot n’en dise pas plus ici sur ce que pourrait être une théorie de la justice sociale digne de ce nom et qui puisse valoir pour aujourd’hui. On pourra toutefois se reporter pour cela à sa leçon de clôture de la chaire qu’il occupait au Collège de France (Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIe siècle, Collège de France 2019), où il explique, sous une forme synthétique, qu’elle devrait associer à la distribution des richesses (elle même mise à mal par l’hégémonie culturelle du néolibéralisme) et à la reconnaissance des identités, la juste division du travail, seule à même de répondre aux défis soulevés à la fois par la révolution informatique et par la crise écologique, tout en rappelant que la Déclaration de Philadelphie en donnait déjà une définition qui fixe pour objectif « aux différentes nations du monde » que les travailleurs soient employés « à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer au bien-être commun »   , qui rejoint finalement l’idée de régime de travail réellement humain (Pierre Musso et Alain Supiot (dir.) Qu’est-ce qu’un régime de travail réellement humain ?, Paris, Hermann, coll. « Colloque de Cerisy », 2018) qu’il a cherché à préciser par ailleurs.