La discipline historique subit aujourd’hui le double assaut du nationalisme politique et de l’idéologie identitaire. L’universalisme y est-il pour autant la juste parade ?
L’historien indien Sanjay Subrahmanyam est connu en particulier pour ses travaux d’histoire de l’empire portugais en Asie. Sa biographie de Vasco de Gama a été particulièrement remarquée. Il enseigne aujourd’hui dans une université américaine et occupe la chaire Histoire globale de la première modernité au Collège de France.
Dans sa leçon inaugurale pour cette chaire, Subrahmanyam ébauchait une généalogie à travers le temps de ce qu’on appelle depuis trois à quatre décennies l’histoire globale . Rappelons ici en quelques mots que l’histoire globale est née en réaction à l’histoire écrite de manière privilégiée du point de vue national et, en particulier, européen. En dépit, toutefois, de ce que laisse entendre cette dénomination, il s’est moins agi de travailler à une histoire universelle que de changer de perspective. Selon le célèbre mot d’ordre de Dipesh Chakraberty, il a été aussi question de « provincialiser l’Europe » pour écrire l’histoire du point de vue des sociétés ou civilisations, des Etats ou empires non-occidentaux. Il s’est agi, partant, de relativiser le point de vue européen sur l’histoire et de restituer ou rendre visible celui des peuples colonisés, dominés, opprimés ou, tout simplement, ignorés par l’historiographie occidentale. Si l’histoire globale s’est naturellement penchée sur les processus en cours de globalisation du monde, elle a surtout mis l’accent sur l’ensemble des phénomènes d’interconnexion entre sociétés, sur les échanges et les hybridations ou métissages. Elle a été conduite, de cette façon, à remettre en cause les chronologies établies et les découpages traditionnels entre aires culturelles. Au sein des différents courants de l’histoire globale, issus de divergences et de polémiques diverses, Subrahmanyam représente l’histoire connectée, qu’il a contribué à théoriser .
Dans ce bref essai d’historiographie, qui semble comme une respiration réflexive, l’auteur considère l’évolution de sa discipline, s’attachant en particulier aux tendances aujourd’hui à l’œuvre, qui sont prises, comme le titre l’indique, dans une tension entre repli nationaliste et prétention à l’universalité. Subrahmanyam entame sa réflexion par un constat assez noir : la discipline historique subit, dit-il, « les attaques frontales… venant à la fois de ceux situés au dehors de la profession et, de manière plus paradoxale, de ceux qui la pratiquent » . Rapportant quelques observations de terrain, il fait valoir que, lorsqu’il s’intéresse à l’histoire, l’homme de la rue ne se réfère pas aux connaissances établies par les universitaires et pas plus, à vrai dire, aux versions officielles promues par les pouvoirs. Les historiens professionnels, pour leur part, privilégient toujours majoritairement l’histoire nationale et ne s’intéressent que marginalement à l’histoire d’autres pays ou régions, à moins qu’elle ne lui soit liée en raison de la proximité géographique ou de l’histoire impériale ou coloniale. Les pouvoirs publics, eux, mobilisent l’histoire nationale à des fins chauvines, la confondant ainsi avec les préoccupations politiques pour la mémoire et le patrimoine. Ainsi, fait valoir Subrahmanyam de manière quelque peu désabusée, si la demande de récit historique est considérable et si les usages de l’histoire sont multiples, celui fondé sur les normes d’un savoir rigoureux et sur l’ouverture d’esprit inspire tour à tour indifférence – attitude anhistorique – ou hostilité – attitude antihistorique .
Difficulté d’écrire une histoire nationale anticoloniale
Sur fond de ce diagnostic d’ensemble, Subrahmanyam s’attache ensuite à « l’histoire dans les colonies », pointant, sur les exemples des Philippines, de l’Inde ou encore du Viêt-Nam, comment une histoire s’y est développée dès le 19e siècle sous le signe de l’ambivalence. D’une part, en effet, elle répondait à l’exigence légitime d’élaborer une histoire nationale dans la perspective d’une émancipation à l’égard du pouvoir colonial ; d’autre part, imprégnée par les modèles appris dans les établissements pour les élites coloniales ou même pressée par les impératifs de la lutte politique, elle puisait largement dans la littérature occidentale, s’inspirant de celle-ci plus qu’elle ne s’en démarquait.
Subrahmanyam poursuit en considérant le succès, après la Deuxième Guerre mondiale, de l’histoire marxiste hors des pays Occidentaux. C’est son modèle d’histoire universaliste qui s’impose alors. Le plus souvent, une vulgate marxiste plaque artificiellement ses schémas sur des réalités qui lui sont hétérogènes. Il en va ainsi, par exemple, chez le péruvien José Carlos Mariátegui identifiant l’Empire Inca à une forme de « despotisme oriental » caractéristique du « mode de production asiatique » et cherchant dans les communautés paysannes précoloniales une base sociale pour l’édification du socialisme. D’autres auteurs, plus rares, tel l’indien Damodar Kosambi, perçoivent, eux, les limites inhérentes au marxisme pour rendre intelligibles les sociétés de tradition non européenne. Quoi qu’il en soit, avec les Etudes subalternes, lancées par l’indien Ranajit Guha au début des années 1980, d’abord influencées par Gramsci, une puissante réaction se fait jour contre les prétentions universalistes du marxisme. Subrahmanyam, lui, n’est pas plus convaincu par cette orientation que par la précédente. Elle est marquée, selon lui, par le relativisme culturel et par la promotion des problématiques identitaires. Reprenant à son compte un jugement de Carlo Ginzburg, il voit dans ce mouvement, qui rencontre un considérable succès international, un « néo-scepticisme ». Il avertit, conformément à une vue désormais courante, contre les risques de cette approche tant sur le plan épistémologique, car, dit-il, elle met en cause « les protocoles intellectuels soigneusement élaborés au cours des siècles » , que sur le plan idéologique, puisque, cédant à l’irrationalisme, elle promeut des mythes peu soucieux de vérité historique.
Dans son chapitre final, Subrahmanyam approfondit sa critique des deux pôles, nationaliste et universaliste, de l’historiographie contemporaine. Il égratigne au passage une icône de l’historiographie française, Jules Michelet, qui, rappelle-t-il, présentait « la race gallique » comme « la plus sympathique et la plus perfectible des races humaines » . Il s’en prend plus largement au « nationalisme républicain » caractéristique d’un certain esprit français et c’est à juste titre qu’il qualifie l’expression « patrie universelle », qui exprime l’arrogance d’une certaine prétention à l’universalité, d’oxymore . En effet, comment procédera-t-on pour porter des jugements universels sans passer par le décentrement radical qu’appelle la connaissance des différentes sociétés humaines et des autres types anthropologiques qu’elles incarnent ? Il faudra faire appel à un sens commun de l’humanité accessible par la réflexion, qui ne rencontrera, en réalité, que la particularité d’une subjectivité . Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Subrahmanyam faisait également valoir, contre les partisans d’une histoire universelle, « qu’il est impossible d’écrire une histoire globale de nulle part ». Assurément, si l’histoire doit être universelle, elle est nécessairement celle de l’humanité considérée dans son unité. Il faut par suite , à l’historien, pour rendre compte des différences, leur trouver un principe de mise en ordre qui sera fort probablement hiérarchique. On tombe alors sur les différentes philosophies de l’Histoire caractéristiques du 19e siècle, à commencer par la plus impressionnante d’entre elles, celle de Hegel, que l’auteur nomme ici à plusieurs reprises. Or, il est difficile, pour concevoir l’histoire universellement, d’échapper à un jugement de ce type : « C’est toujours un peuple particulier, le plus souvent dans la conscience de la liberté, qu’incarne à chaque étape du progrès historique de celle-ci, l’esprit du monde, comme l’atteste son triomphe sur les autres. » . Et il importe peu, à cet égard, que ce peuple soit, pour le philosophe allemand, celui de la Prusse de son époque.
Face à l’approche identitaire, mettre au jour les connexions entre sociétés
Subrahmanyam s’inquiète tout particulièrement de la montée de « l’approche identitaire » dans les départements d’histoire des universités américaines. Si l’on y ajoute la promotion de la pluridisciplinarité et l’intérêt croissant pour les études centrées sur l’expérience subjective des acteurs, la discipline historique est, selon l’auteur, menacée par un relâchement épistémologique et par une véritable « fragmentation » de son champ d’étude. La préoccupation politique pour les identités est telle, sur certains campus, que « la question de savoir qui peut être ‘autorisé’ à étudier à un groupe particulier » devient un problème en soi. Subrahmanyam, toujours pondéré, ne rejette pas a priori les études historiques et sociologiques sur l’expansion de l’idiome identitaire dans la société contemporaine. En revanche, l’histoire risque de pâtir, juge-t-il, d’une focalisation sur les questions identitaires qui conduit aussi à en rigidifier le concept.
Le principal intérêt de l’essai de Subrahmanyam réside dans les faits concernant la circulation des courants historiographiques entre pays occidentaux et non-occidentaux qu’il porte à notre connaissance. Ils ont, pour nous Européens, une salutaire vertu de décentrement. On regrettera, en revanche, que l’auteur ne réponde pas de manière tout à fait univoque à la question posée dans son titre, une fois retracée la généalogie et dressé l’état des lieux de l’historiographie. Ses réticences sont, certes, fortement affirmées dans cette formule rhétorique finale : « Je ne saurais défendre un projet illusoire d’ ‘universalisation’ de l’histoire quand une telle universalisation n’est assurément qu’un processus d’exclusion » . Le lecteur reste toutefois ici sur sa faim. En effet, après avoir décrit les « dérives » de l’historiographie nationaliste ou identitaire et avoir pointé les ambivalences de l’histoire écrite d’un point de vue universel, l’auteur ne prend pas la peine d’indiquer la voie qui, échappant à cette alternative, a sa faveur, celle de l’histoire connectée. De ce fait, le propos est tout en négatif. Un rappel aurait été d’autant mieux venu ici que l’auteur critique la méthode comparative. Pourtant, celle-ci présente l’intérêt de refuser le relativisme radical qu’implique l’idée d’une incommensurabilité des sociétés humaines d’une part, de chercher une voie vers l’universalité anthropologique indépendamment d’une philosophie de l’histoire d’autre part. Or, Subrahmanyam, considère que l’histoire nationaliste de son pays a, adoptant à la méthode comparative, conduit « à couler l’Inde dans le moule d’un modèle historique européen fondamentalement évolutionniste » . L’on s’étonne alors, concernant l’Inde précisément, de le voir qualifier de relativiste l’anthropologue Louis Dumont, défenseur s’il en est d’une anthropologie comparative. Il faut se reporter à l’article fondateur « Connected Histories: Early Modern Eurasia » , où Subramanyam oppose explicitement « histoires connectées » et « histoires comparatives », pour obtenir quelques éléments de réponse. Ainsi sommes-nous invités à nous interroger sur le contraste entre deux modèles méthodologiques en sciences sociales, celui de la connexion et celui de la comparaison.