Plus qu’une simple introduction à l’histoire globale et à ses différents courants, Alessandro Stanziani propose une histoire mondiale des circulations des savoirs et conceptions historiques.

* Ce compte-rendu a été réalisé dans le cadre du partenariat de Nonfiction avec le festival Nous Autres de Nantes (14-16 juin 2019) qui réunit artistes, historiens, conservateurs et amateurs pour proposer une autre manière de faire de l'histoire. Retrouvez tous nos articles sur le sujet ici.

 

Jusqu’à présent l’histoire a été principalement étudiée à l’échelle des nations, comme en témoigne la structuration des départements d’histoire dans les universités de nombreux pays. Dans ce domaine, la France ne fait pas exception. Comme l’écrit l’historien polyglotte Alessandro Stanziani dans son dernier livre, Les entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale : « Défense de l’histoire nationale, critique toujours difficile de l’histoire coloniale et ouverture timide vers l’histoire des autres mondes, voici les éléments principaux du débat politique et savant sur le rôle de l’histoire en France. » Un débat dont la récente Histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron a révélé les différents positionnements sur le sujet.

Auteur de plusieurs études relevant de l’histoire globale, dont Bâtisseurs d'Empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, XVe-XIXe siècles   , Alessandro Stanziani propose d’articuler historiographie et étude des contextes sociopolitiques sur la longue durée afin de comprendre les réactions suscitées par cette façon, ou plutôt ces façons, de concevoir l’histoire du monde.

 

Histoires globales

Dans un éclairant préambule à sa réflexion, Stanziani rappelle que « l’histoire du monde (world history) et celle de la globalisation ne constituent que deux des nombreuses approches de l’histoire globale. » De manière plus générale, l’histoire globale opère un décentrement à la fois temporel et chronologique. Elle remet en cause des récits bien définis et questionne leur inévitabilité. Sans surprise, l’histoire globale prend son essor avec la mondialisation. En revanche, le fait que l’Université d’Hawaï, à mi-chemin entre les Etats-Unis et l’Asie, soit l’un des épicentres de ce renouveau historiographique est moins connu. Elle édite en particulier une revue incontournable : le Journal of World History.

Dans les années 2000, plusieurs synthèses historiques s’inscrivent dans cette démarche, comme la Naissance du monde moderne   du britannique Christopher Bayly ou encore La transformation du monde   de l’allemand Jürgen Osterhammel. Ces publications adoptent une perspective historique large mais reflètent encore souvent la nationalité de leurs auteurs, également critiqués pour leur superficialité du fait de l’étendue de leurs propos.

Les ouvrages au sujet de la mondialisation, comme le débat autour « grande divergence » initié par Kenneth Pomeranz, souffrent de même de leur européocentrisme et ont souvent tendance à essentialiser les cultures, travers dont souffrent une partie des subaltern studies dans leur exhortation à prendre en compte d’autres valeurs culturelles. En réponse à ces écueils, « l’histoire connectée montre en effet l’influence mutuelle entre plusieurs mondes. » Néanmoins, celle-ci se concentre trop sur les élites et a tendance à négliger l’absence de circulations ou l’existence de hiérarchies. En conséquence, Stanziani invite à ne pas opposer les deux approches – histoire comparée et histoire connectée – mais à les concevoir comme complémentaires.

Ces divers courants s’écrivent pour la plupart ailleurs qu’en France, qui s’est montrée plutôt timide sur le sujet, du fait d’une spécialisation chronologique ou, à défaut, par grande aire culturelle. Pour Stanziani, « c’est l’histoire connectée, dans ses multiples variantes, qui a rencontré en France le plus franc succès », comme l’illustre L’Histoire à part égales de Romain Bertrand ou les travaux de Serge Gruzinski et de Denys Lombard.

 

L’histoire et les autres disciplines

Après cette présentation, Alessandro Stanziani se penche sur « les relations entre histoire, globalité et philosophie », en particulier la question du sens de l’histoire léguée par la philosophie de cette dernière. La philosophie de l’histoire nous a transmis une approche « normative » de l’histoire, qui sera ensuite critiquée par un auteur comme Edward Said, reprochant aux Lumières leur européocentrisme. Pour autant, comme le montre Stanziani, ces dernières se sont révélées plus diverses que l’on ne pourrait le croire dans leur façon d’appréhender le monde, plus ouvertes aux autres que l’image aujourd’hui véhiculée par l’auteur d’Orientalisme et les tenants des subaltern studies. Toutefois, des thèses de la « fin de l’Occident » (Spengler) à celles de la « fin de l’histoire » (Fukuyama) attestent de la vigueur d’une partie de cette héritage européocentrique.

L’histoire entretient des relations de longue date avec la philosophie, mais également avec l’économie, à travers l’histoire comparée. Cette démarche revient souvent à se poser la question de la spécificité d’une nation par rapport à une autre. Dans ce domaine, c’est le sociologue allemand Max Weber qui a joué un rôle fondateur. Weber a prôné une histoire comparée autour de « l’idéaltype » qui a tendance à négliger les dynamiques et dont les questionnements partent de catégories européennes. Son ombre portée influence encore les débats sur le développement et la divergence entre l’Occident et le reste du monde. Là encore, derrière ces comparaisons pointe à nouveau une dimension normative (des raisons du retard et des moyens de le rattraper). En France, la sociologie durkheimienne a été le principal facteur de rapprochement entre histoire et sciences sociales, dont l’Ecole des Annales de Marc Bloch et Lucien Febvre constitue l’illustration la plus connue. Le poids des Annales conditionne encore en partie notre façon d’appréhender l’histoire globale.

Ces différentes façons de faire de l’histoire ont depuis été remises en cause par des tenants d’une histoire écrite en-dehors du monde occidental – comme les subaltern studies – bien qu’ils aient été rejoints depuis par une critique interne, reprochant à ces différents courants leur eurocentrisme. Ces auteurs proposent de nouvelles perspectives à partir d’usages et d’interprétations renouvelées des sources. Plus largement, et en reprenant à son compte certaines de ces critiques, Alessandro Stanziani montre en quoi certaines disciplines qui interagissent avec l’histoire (l’économie ou encore le droit) s’avèrent biens souvent davantage eurocentrées que la première, en raison de leurs velléités normatives.

 

Histoire politique

Avec ce livre, Alessandro Stanziani a moins l’ambition de « fournir une théorie abstraite des pratiques historiennes qu’une histoire connectée et globale de ces dernières, en bref, de proposer une épistémologie critique et historique de l’histoire en tant que discipline connectée. » Un tel retour sur l’histoire globale de l’histoire s’inscrit également dans un contexte d’une mondialisation contestée et contestable et d’un « retour des nationalismes », dans lequel l’histoire nationale joue un rôle important. À rebours d’une telle approche, il revient à l’historien de souligner « l’interrelation forte entre les sociétés et les mondes sur la très longue durée, leur métissage fondamental ou encore la force des mondes non européens », mais également les processus d’exclusion à l’œuvre en parallèle. Ce faisant, Stanziani livre un plaidoyer pour l’interdisciplinarité et l’ouverture aux langues afin d’aboutir une synthèse historique constructive.

En conclusion, pour Stanziani, « L’histoire globale ainsi définie n’offre pas des réponses toutes prêtes, fort heureusement, mais elle sème le doute sur la supériorité des valeurs de telle ou telle “civilisation” ; elle en monte la contingence, l’origine historique et finalement métissée. Il est temps d’utiliser cette heuristique pour donner vie à un monde fait de rencontres et non pas d’affrontements. »

 

Avec Les entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale, Alessandro Stanziani offre un modèle de synthèse, à la fois dense, accessible et critique, au bon sens du terme. Les premières pages du livre constituent une excellente introduction aux enjeux de l’histoire globale, quand l’ensemble de la démonstration constitue une étude fouillée de la circulation des savoirs historiques en lien avec d’autres disciplines, souvent bien plus normatives et eurocentrées – du droit à l’économie. Les passages sur l’historiographie non-occidentale invitent à découvrir d’autres façons de concevoir l’histoire ou le rapport aux archives. Enfin, le livre d’Alessandro Stanziani rappelle par certains points celui, plus ancien (1989), de Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine   , même s’il s’en distingue par son approche plus historique que philosophique et dépasse le seul cadre français.