En étudiant des femmes ayant vécu sous l’habit masculin, Clovis Maillet interroge la construction des identités et offre une perspective stimulante sur l’histoire du genre.

Historien médiéviste, Clovis Maillet a soutenu en 2010 une thèse sur la parenté des saints d’après Jacques de Voragine et les manuscrits enluminés de la Légende Dorée. Il raconte avoir découvert lors de ses recherches l’existence de personnes assignées femmes à la naissance, qui ont vécu une partie de leur vie sous un habit masculin. Il reprend ce dossier dans Les Genres fluides pour en proposer une lecture innovante, qui montre que le Moyen Âge connaît les problématiques de transidentité. Il propose cependant de se départir de l’idée que le genre est binaire pour montrer que les parcours individuels de certaines saintes peuvent osciller entre féminin et masculin.

Jeanne d’Arc, ni sainte ni transgenre

Clovis Maillet propose un parcours régressif, qui part du contemporain pour remonter aux premiers temps du christianisme afin de se défaire d’une « fausse familiarité » avec le sujet. Le point de départ de la réflexion s’appuie donc sur les réinterprétations contemporaines de Jeanne d’Arc. Sainte depuis 1920 pour l’Église catholique, figure clé de la mythologie d’extrême-droite, elle a été réinterprétée par des militants queers comme première personne transgenre de l’histoire. Jeanne d’Arc a aussi été une icône pour la gauche anticléricale du XIXe siècle, pour le Parti communiste français et pour les suffragettes. Toutes ces récupérations, à l’exception de celle des militants queers, insistent sur la féminité de Jeanne. Mais la question de l’identité de Jeanne est beaucoup plus complexe au Moyen Âge : à son procès, elle ne prétend jamais être un homme, mais bien une femme qui porte l’habit masculin. Il existe à la même époque d’autres femmes guerrières habillées en hommes : le cas Jeanne d’Arc n’est donc en réalité pas aussi extraordinaire. Les penseurs de la fin du Moyen Âge reconnaissent même plusieurs situations dans lesquelles il est admis de porter un vêtement du sexe opposé. Au théâtre ou dans la prostitution, des hommes peuvent s’habiller en femmes. À l’inverse, des femmes peuvent revêtir des vêtements masculins par nécessité, pour voyager ou échapper au viol par exemple, ou par sainteté, pour dépasser leur condition. Si Jeanne est comparée, après sa mort, à une sainte pour la réhabiliter, elle n’est en réalité ni sainte au sens médiéval, ni transgenre au sens contemporain.

Du féminin au masculin

Partir de Jeanne d’Arc permet à Clovis Maillet d’évoquer le parcours d’autres femmes ayant vécu sous une identité masculine. Il peut s’agir de personnages fictifs comme Silence, héros/héroïne du Roman de Silence, ou bien réels, à l’instar de Joseph, un moine de Schönau mort en 1188 mais qui est né femme. Au contraire de Jeanne d’Arc, qui reste femme, certains apparaissent comme de véritables hommes transgenres.

L’immense majorité des personnes ayant vécu sous une identité de genre qui n’est pas la leur au Moyen Âge sont nées femmes et considérées socialement comme des hommes. Le parcours inverse, s’il existe, est beaucoup moins valorisé car le masculin constitue un idéal : des femmes peuvent accéder à la sainteté en accédant à la masculinité, mais l’inverse n’est pas possible. Devenir homme suppose toutefois de renoncer à toute forme de sexualité, selon l’idée antique et médiévale que les femmes sont plus portées que les hommes à l’amour et à la luxure. Silence redevient donc une femme quand elle se marie. Les autres saintes vivent une vie de moine et sont donc, par définition, contraintes à l’abstinence. Ce qui compte finalement pour ces personnages, ce n’est pas tellement le changement de genre, mais le fait de se conformer à une morale sexuelle perçue comme masculine. « Une femme peut vivre comme un homme si elle en a la force et la volonté, la faiblesse morale lui rendra la tâche bien plus difficile qu'à une personne créée homme par Dieu, mais la prouesse n'en sera que plus remarquable. » Pour de nombreux moines du Moyen Âge, notamment dans le mouvement cistercien, la femme qui agit comme un homme peut être un idéal car elle dépasse sa condition.

L’ambivalence des sources

Les textes et les images du Moyen Âge ne savent parfois pas comment qualifier ces personnages qui transgressent les normes de genre. Dans les textes, les auteurs parlent de Joseph, né femme, la plupart du temps au masculin, sauf quand ses compagnons découvrent après sa mort qu’il a un corps de femme. Si l’auteur du Roman de Silence parle de lui au masculin, il insiste toutefois dans sa description sur la féminité de certains de ses traits.

La description des personnages transgenres dépend aussi de la période considérée. Aux premiers temps du christianisme, il y a semble-t-il un véritable attrait des fidèles pour les pratiques ascétiques refusant la binarité de genre, notamment de la part des femmes. Cela engendre des tensions dans l’Église, qui peine à concilier cette injonction à renoncer à la chair avec la nécessité de faire croître démographiquement le nombre des fidèles. Les penseurs ecclésiastiques montrent ensuite un regain d’intérêt pour ces figures ambivalentes à partir du XIIe siècle. L’iconographie d’Eugène/Eugénie, sainte et moine du IIIe siècle, montre bien ces évolutions : il/elle apparaît comme un personnage féminin au début du Moyen Âge, puis comme un personnage masculin entre les Xe et XIIIe siècles, avant une nouvelle féminisation à la fin du Moyen Âge. Cette période voit se renforcer la binarité de genre, dans tous les domaines : l’apparition de vêtements clairement différents pour les hommes et les femmes au début du XIVe siècle constitue un symptôme de cette évolution.

La « binarité non-binaire » du Moyen Âge

Clovis Maillet utilise enfin, pour analyser ces figures de saintes transgenres, les concepts des études de genre et du militantisme transgenre. Il montre par exemple l’importance dans ces récits du changement de nom ou bien du passing, qui désigne la capacité d’un individu à passer pour une personne du genre auquel il s’identifie. Ces éléments sont des moments fondateurs dans l’identité de l’individu transgenre. Toutefois, là où le propos est vraiment pertinent, c’est qu’il ne raisonne justement pas en termes d’identité. Dans notre société, l’identité individuelle est essentielle, notamment sur le plan du genre (on est homme ou femme, homosexuel ou hétérosexuel), mais cela ne fonctionne pas au Moyen Âge. Le genre au Moyen Âge n’apparaît pas tant comme une identité que comme une construction dynamique, comme une négociation entre les individus. Ce qui compte n’est pas tant ce que l’on est mais la manière dont on est perçu par la société. Le propos permet ainsi de se départir de la catégorisation binaire du genre qui est la nôtre. Le monde médiéval est binaire : il y a deux pôles, le masculin, positif, et le féminin, négatif. Mais les individus peuvent passer d’un pôle à l’autre et les identités sexuées ne sont pas immuables. Dans la « binarité non-binaire » du Moyen Âge, une femme peut être perçue comme un homme sans que cela ne soit une transgression fondamentale.

Clovis Maillet, sans prétendre répondre à toutes les questions posées par les saintes transgenres, montre par une étude particulièrement fine que l’on peut acclimater des notions que l’on pense contemporaines à la société médiévale. Si la transition n’est pas forcément définitive au Moyen Âge, les personnes nées femmes peuvent abandonner dans certains cas leur genre de naissance et devenir des hommes transgenres, acceptés comme tels par la société.