La question de l’hermaphrodisme – celle désormais de l’intersexe – s’est constituée à partir du XVIIIe siècle. Retour sur sa genèse, ses considérations, ses multiples facettes et ses drames.

Le regard savant et le regard artiste sur les sexes et les genres constituent deux points de vue qu’une approche subtile de ces questions gagne toujours à confronter. C’est précisément ce que propose Magali Le Mens à propos de l’intersexe, en partant du brouillage des images induit par sa représentation, ou de l’indétermination des images donnant à voir un sexe qui n’entre pas dans les catégories binaires (féminin-masculin). Dès l’introduction, cette spécialiste d’histoire de l’art de l’université de Genève évoque les travaux de l’artiste Vincent Gillot, connu pour avoir organisé une résidence réunissant des personnes intersexes venues du monde entier pour faire « émerger une collectivité intersexe, sinon une culture intersexe ». Il aurait encore pu interroger l’histoire de ceux qu’on appelait encore, il n’y a pas longtemps, des « hermaphrodites ». Cette dénomination, qui date du XVIIIème siècle, est elle-même porteuse d’une histoire, puisqu’elle charrie avec elle la trace de son moment originel. Celui où des savants, des médecins, des philosophes et des artistes ont accordé un intérêt méthodique aux intersexes, non sans chercher à faire disparaître des anatomies jugées « déviantes » sous les scalpels mutilants.

Pour évoquer de manière globale la question « hermaphrodite », Magali Le Mens tente de dessiner ses enjeux tant historiques qu’esthétiques, ainsi que les dénominations qui en ont été successivement ou simultanément proposées, entre hermaphrodisme et androgynie. Elle étudie les normes et les idéologies à partir de l’histoire sociale, de l’histoire des savoirs médicaux et anatomiques, ainsi que de l’histoire de la littérature et des arts qui donnent corps à l’intersexe. Si bien que la généalogie des normes résonne avec une histoire de la peinture du XVIIIème siècle au début du XXème siècle, c’est-à-dire successivement des champs du beau idéal, du symbolisme et de l’abstraction – histoire dont l’ouvrage nous offre une belle iconographie.

Dans le fond, l’intersexe pose une question qui concerne tous les humains et toutes les formes culturelles. Des systèmes organisés autour de valeurs binaires peuvent-ils admettre ce qui, à leurs yeux, serait une « ambiguïté », parce qu’elle relèverait en même temps des deux valeurs opposées, ou parce qu’elle impliquerait de modifier radicalement l’une de ces deux valeurs afin que cette valeur réformée puisse l’intégrer ? En d’autres termes, l’intersexe pose la question même de la démarche critique et de classification. Si le système des deux sexes est une construction intellectuelle, un produit de la méthode scientifique qui procède par distinctions binaires, n’existe-t-il pas pourtant plus de deux sexes ? Ne peut-on pas admettre l’existence d’un archipel de sexes, que le sens commun mais aussi la science se chargeraient de réduire en deux grands îlots unifiés par des normes ? Ou plutôt, comment faire droit à cet archipel donc l’existence est désormais largement admise ?

 

Des intrigues pour le regardeur

Le regard historique et culturel porté sur l’hermaphrodisme ne cesse pas d’inventer des noms pour parler ce sexe inclassable dans le cadre de la bipolarité. A côté de l’« hermaphrodisme », différentes époques et différents milieux ont encore parlé d’« androgynes », de « travestis », d’« eunuques », de « castrats », de « femmes masculines » ou « à barbe », d’« hommes efféminés », d’« éphèbes » ou de « mélanges confus ». Chaque dénomination, dans une sorte de fatras, comporte son lot d’inquiétude ou de réticence, d’interrogation et de difficulté d’énonciation relative à une norme. Dans ce cadre, les artistes ne cessent, de leur côté, d’inscrire ce qu’ils appellent « l’ambiguïté sexuelle » dans les expressions plastiques, même s’il s’agit du cas de l’adolescence plus que de l’hermaphrodisme. Ainsi Pierre-Paul Prud’hon donne à ses anges la grâce du jeune homme et de la jeune fille combinée. Claude Ziegler offre des types angéliques ambigus. La plupart de ces artistes classiques ont en mémoire l’ange de La Vierge aux rochers de Léonard de Vinci – et peut-être aussi son Saint Sébastien. Côté Lettres, Théophile Gautier ou Hippolyte Taine discutent de ces « cas » et cherchent des mots pour les dire. Stendhal s’interroge sur la Madeleine du Corrège. Joris-Karl Huysmans tente de définir le trouble que lui causent les éphèbes au sexe indécis. Et que dire de la catégorie d’« hybride » que l’on commence à utiliser, sans remarquer encore qu’elle n’a de sens que rapportée aux valeurs binaires traditionnelles ? Et que dire encore des formes féminines conçues en forme de phallus, par exemple par Pierre Louÿs, Brassaï ou Man Ray ?

A ces intrigues artistiques se substituent parfois des intrigues intellectuelles. Se souvenant de l’appel du philosophe Michel Foucault à cet égard, l’historienne Michelle Perrot affirme enfin en 2005 qu’il faut d’urgence s’intéresser aux « imaginaires de l’intermédiaire », « à la place de ceux qui ne sont ni des hommes ni des femmes ou qui, du moins dans la perception collective, empruntent à l’un ou à l’autre sexe des déterminations caractéristiques ». Question sur laquelle l’historien Jacques Revel revient aussi, et qui ne concerne pas uniquement le portrait de l’adolescent.

 

L’hybride ou le neutre

Les dénominations de l’intersexe sont donc imprégnées des valeurs binaires. C’est déjà le cas d’« hermaphrodisme », qui résulte de la contraction des noms d’Hermès et d’Aphrodite, pris comme figures du masculin et du féminin. Cependant, les documents qui véhiculent ce binarisme hésitent aussi en permanence. Que faire des individus à la fois masculins et féminins, ou ni l’un ni l’autre, ou encore des individus qui seraient en dehors des sexes réduits au nombre de deux ? Faut-il pousser du côté de l’anormal et du monstrueux, en n’oubliant pas que durant de nombreux siècles, cette exclusion de la norme valait exclusion de l’humanité et de ses droits ?

Ce qui fait le malaise des analystes et des médecins du XIXème siècle constitue en réalité une interrogation des catégories en vigueur. Magali Le Mens parcourt les dictionnaires de l’époque, ainsi que les ouvrages littéraires qui comportent des personnages hermaphrodites. Elle remarque que, pour beaucoup, le concept d’hermaphrodisme pourrait évoquer l’autosuffisance (bi-sexuée), un être susceptible de s’autoreproduire, mais dont la conformation se retourne en impuissance (Baudelaire). Encore, souvent, les auteurs prennent-ils l’androgyne comme modèle de référence pour traiter des difficultés de leur génération : n’être ni ceci ni cela, se trouver entre deux. Et si cela pouvait servir d’emblème pour une génération prise entre deux extrêmes (paresseuse et entreprenante, virile et féminine…) ? Dans la langue littéraire d’un Baudelaire, mais aussi d’Émile Zola dans son Journal d’un inverti, le lexique de l’intersexe permet de parler de l’époque en termes métaphoriques et de décrire toute attitude qui ne serait pas assez marquée dans les codes sociaux de genre, soudain étendus à la société entière. Au demeurant, ces textes expriment aussi leur malaise à utiliser clairement et distinctement les catégories binaires qui sont celles de ce monde. Les genres littéraires, politiques et moraux seraient-ils assimilables au plus haut point aux genres sexuels ?

On trouve ainsi, tout au long de l’histoire, une gamme de mots dérivatifs ou de néologismes afin de désigner l’ambiguïté sexuelle, encore une fois relative aux valeurs binaires. Que peut la langue vis-à-vis de l’hermaphrodisme ? La grammaire française, par exemple, est largement construite sur l’opposition et les hiérarchies des (deux) genres auxquels nous sommes habitués. Le contrôle des sexualités expose les « savants » et l’opinion à faire disparaître au maximum le non-conforme derrière des mots qui embrigadent la « chose » dans le régime sécurisant de la seule ambiguïté. Ce qui ne recoupe pas tout à fait les attributions plus morales « d’amazone » (femme à l’attitude masculine, appliquée à George Sand) ou à l’inverse de « sybarite ». Magali Le Mens fait bien remarquer, à cet égard, que le luxe d’appellations est révélateur d’une époque tiraillée entre les identités et les rôles sexuels sociaux attendus, tous censés être réglés par un système d’inversion sexuée qui veut que la femme soit l’envers de l’homme.

La discussion se complète parfois autour de la notion de « neutre », reprise au second XXe siècle par Roland Barthes. Existerait-il un troisième sexe, se demande Gautier ? Mais proposer cette notion, « neutre », c’est laisser croire, dans les termes envisagés, que l’hermaphrodite serait asexué. Gautier l’applique pourtant à un personnage littéraire (Madame de Maupin). D’autres fois, c’est l’Éros platonicien qui revient sur la scène : cet intermédiaire au centre du Le Banquet sur lequel l’auteure revient longuement.

 

La puissance de la nature

Les débats autour de l’hermaphrodisme sont loin d’être clos par ces réflexions. Il est possible aussi de reconnaître que la nature n’a pas produit elle-même les classifications que les humains s’imposent, ou que certains imposent aux autres. Pourquoi deux sexes seulement, sinon pour organiser des taxinomies répondant aux structures juridiques et morales normatives que l’on souhaite promouvoir ? La nature ne pourrait-elle pas faire autre chose que ce que les humains conçoivent ? Peuvent-ils imposer à la nature de suivre leurs lois, sinon à produire des « monstres », selon une notion paradoxale, puisque, tout en valorisant la nature, on parle aussi « d’erreur » de la nature à ce propos ?

On sait que cette catégorie de « monstre » est très délicate à utiliser. Michel Foucault soulignait dans son cours sur les anormaux qu’il n’y a de monstruosité que là où le désordre de la loi naturelle vient toucher et inquiéter le droit (civil, ajoutait-il, ou canonique ou religieux). Soit parce qu’on en peut faire un trait dispensant condamnation et exclusion. Soit parce qu’on en peut faire au contraire un motif de résistance aux normes dont les humains se dotent. Le second cas est fort bien représenté par Denis Diderot, qui ne cesse de souligner que les lois de la nature ne sont pas des lois dans la nature et que l’énoncé des lois de la nature par les humains ne constitue pas des bornes pour la nature. Parfois il faut savoir renouveler le cadre de pensée qui a conçu ces lois. Il est toujours possible, ajoute-t-il, d’élargir le cadre de la pensée afin de mieux témoigner de la puissance de la nature.

En examinant cette notion de « monstre » à propos de l’intersexe, Magali Le Mens est renvoyée à l’analyse nécessaire des mythes et légendes ceinturant ce champ de réflexion. Comment se sont constituées simultanément les croyances portant sur l’hermaphrodisme et un certain regard sur la nature et les monstres ? Elle met ainsi au jour les couches idéologiques qui ont simultanément ou successivement élaboré le portrait de ce qui est devenu l’hermaphrodisme, entre personnages fabuleux, personnages imaginaires attendus, spéculations esthétiques ou biologiques, mais aussi, parfois, objets de recherches permettant de déterminer la formation des sexes, pourquoi pas sous couvert des Métamorphoses d’Ovide   .

Il convient de comprendre ainsi comment les images et les idées mythologiques parasitent pour longtemps le discours sur l’intersexe. Et comment on peut les rectifier, si cela est possible. Magali Le Mens montre que dans ce contexte, par exemple, toutes les tentatives pour remplacer le terme « hermaphrodisme » par un autre terme ont échoué jusqu’à une certaine époque, parce que les variations anatomiques sont appréhendées comme des malformations sexuelles et sont déterminées et classifiées en pathologie. Dès lors, on ne cesse de vouloir découvrir le « vrai » sexe des hermaphrodites, qui ne peut être que masculin ou féminin. Magali Le Mens ne relève qu’un cas de rébellion à cet endroit : celui de Claude-Nicolas Le Cat, qui s’indigne en 1759 contre la nécessité de déterminer un sexe pour l’individu.

 

Une certaine médecine

Si l’on croit en l’existence d’un sexe « vrai », alors on ne peut que vouloir rétablir chez les « monstres » la règle binaire muée en absolu. Question d’anatomie et d’identité se mêlent dramatiquement autour d’une iconographie abondante   , la présence des testicules donnant à la fois une identité sexuelle et la puissance paternelle juridique. On ne supporte pas l’instable et le mélange, même si nombre de cas individuels sont inextricables et provoquent la perplexité des experts. Pour certains médecins, l’assignation à une identité tient de la démonstration par les contraires : s’il n’est pas femme (la femme se définissant négativement, par l’absence de testicules), il doit être homme (par la présence de testicules donc de sperme, de paternité et de virilité), et inversement. L’auteure commente : si l’on croit au sexe « vrai », l’individu apparemment ambigu selon ce critère doit forcément avoir au fond un sexe masculin ou féminin. Il suffit donc le chercher, quitte à torturer les chairs pour obtenir ce que l’on veut voir grâce à des « corrections chirurgicales ». L’autre « solution » est l’isolement et parfois l’enfermement à Bicêtre, dont parle Lautréamont dans les Chants de Maldoror, en 1869.

Ce régime médical du « vrai » sexe a pour conséquence d’exclure l’hermaphrodisme de la société, en particulier, dit-on, parce qu’il serait dangereux. La possession d’un sexe clairement déterminé (dans le cadre binaire) serait bien une nécessité de l’ordre social. L’ordre médical comme l’ordre social sont menacés par des individus au sexe indéfinissable. La médicalisation de l’identité sociale est efficace, jusqu’à permettre ou non un mariage, ou de porter tel ou tel type de vêtement, voire de pratiquer telle ou telle activité : ainsi les Goncourt, connus pour leur misogynie, vouent les femmes aux travaux d’aiguilles, à la futilité et à l’élégance. Médecine, droit, politique et mode se conjuguent.

Il faut attendre de violentes querelles pour que les doutes sur la définition d’un sexe vrai commencent à poindre. Le docteur Louis Ombrédanne (1871-1956) est un des premiers à abandonner la notion en question. Il lutte contre les dommages imposés par elle aux patients. Il ne se préoccupe plus de morale et abandonne l’idée de vrai sexe. Il se consacre moins aux organes génitaux qu’à la possibilité pour les patients de construire des liens amoureux. Sortira-t-on l’hermaphrodisme de l’anomalie, du monstrueux, de l’ambiguïté de cette manière ? Tout un pan de la réflexion de l’auteure porte justement sur les conséquences morales, auprès des « patients » examinés, des choix des médecins ou des juges, des prévenances de la foule, des exigences des patrons relativement à leur personnel.

 

La peinture

La littérature européenne – mais surtout française – compte un nombre important d’œuvres mettant en scène des personnages hermaphrodites. Comment la peinture classique entre-t-elle dans le débat ? Magali Le Mens répartit son examen de cette question sur plusieurs sections, dont la première consiste en une analyse des cuisses des personnages dans les œuvres, qui permet de cerner les catégories de viril et de mou : attributs respectifs de la cuisse masculine et de la cuisse féminine, on en fait depuis longtemps des critères esthétiques, avant d’en projeter les résultats sur les représentations d’hermaphrodites. Passons sur les caricatures de personnages (par exemple de George Sand) qui usent de tels traits afin de les condamner (quoique Sand assume ses transgressions, elle qui veut réfuter paradoxalement l’idée selon laquelle le génie est nécessairement masculin). Où les ambiguïtés de la langue d’époque reviennent : ne dit-on pas de Jeanne d’Arc qu’elle est un « grand homme » ou de Madame de Staël qu’elle est un « homme de génie » ?

Autour de ces questions, les images foisonnent, en dehors des images d’adolescents au corps ambigu sans doute pour d’autres raisons. Quelques-unes ont déjà été citées (celles destinées aux médecins, par exemple, celles que veut contempler le juge pour décider du sexe légal, etc.). Laissons de côté l’exploration, bien conduite ici, des œuvres Antiques. Reste celle des artistes classiques, propositions plastiques le plus souvent narratives. Chacune de ces figures est l’occasion pour les artistes d’aborder des questions et des aspirations propres à leurs recherches. Ainsi s’incarnent les figures de l’ambiguïté. Elles sont souvent investies à partir des mythes grecs. Francisco José de Goya ou William Blake s’appuient sur la facture de l’androgyne, conçue à la manière du mythe de l’androgyne découpé à partir d’un être sphérique (Aristophane). Anne Louis Girodet   ou François Joseph Navez s’intéressent aux relations de Salmacis avec Hermaphrodite (ce dernier tenant de repousser la nymphe qui l’attire). Jacques Louis David s’en préoccupe pour le portrait de Joseph Bara (1794), faisant surgir la mystérieuse beauté de l’hermaphrodite dessinée.

On ne peut éviter, dans cet ordre de réflexion, de se confronter au débat sur la beauté, le beau idéal ou le beau réel, le beau grec et le beau classique, dans la mesure où ces catégories esthétiques formulent toujours la possibilité de trois approches : une approche du côté de la création, une approche normative dans une société donnée (censure, presse, académie) et une approche du côté de la réception. C’est évidemment une manière d’aborder la construction du genre sexuel, quand ce n’est pas aussi la déconstruction du genre. Ce que cet ouvrage fait encore autrement en proposant en illustration de couverture l’œuvre de Jean Broc, La mort d’Hyacinthe (1801). Cette œuvre pose le problème avec pertinence : la logique (sexuelle) duelle peut-elle et doit-elle être perpétuée ? Même si le beau idéal classique admet la catégorie de l’ambiguïté, cette dernière demeure définie comme une forme intermédiaire entre deux extrêmes.