L'historien Henry Rousso, qui a consacré une part importante au couple formé par l'histoire et les mémoires, revient ici sur les enjeux de cette dialectique.

Qualifier le génocide est encore compliqué, ainsi que distinguer ce qui en relève ou non. À cette difficulté de définition s’ajoutent des questions mémorielles avec lesquelles doit composer l’historien.

Henry Rousso* revient ici sur cette thématique dans le cadre du thème 3 de Terminale : « Histoire et mémoires ». L’auteur du Syndrome de Vichy a en effet réfléchi assez tôt à la dialectique complexe que compose l’histoire avec les mémoires. Dans son essai de 2016, Face au passé, il appelle à la mise en place d’une réflexion sur ces questions qui dépasse le seul cadre national.

 

Nonfiction.fr : Le juriste Raphael Lemkin a forgé la notion de génocide, reconnue en 1948. Sur quels crimes de masse s’est-il appuyé pour définir cette nouvelle catégorie de crimes ?

Henry Rousso: Raphael Lemkin, juriste polonais exilé aux États-Unis pendant la Seconde guerre mondiale, est l’un des tout premiers à avoir réfléchi sa vie durant à la nécessité d’un terme désignant ces « crimes sans nom » que  sont les politiques d’extermination, expression utilisée par Churchill dès le 24 août 1941, à propos des premiers massacres de masse contre les Juifs, et qu’il reprendra en août 1943. C’est cette année-là que Lemkin définit pour la première fois le concept de « génocide » dans un livre publié l’année suivante : Axis Rule in Occupied Europe. S’il fait directement référence à l’élimination systématique du judaïsme européen, un crime sans précédent sur lequel les informations s’accumulent, ses analyses s’inspirent de la situation d’autres groupes visés en tant que tels : le peuple polonais victime dans son ensemble du nazisme et, en remontant plus loin dans le temps, les pogroms du début du siècle, en particulier celui de Kichinev (1903), le génocide des Arméniens (1915), une source majeure d’inspiration et, d’une manière générale, les minorités persécutées dans le contexte de la Première guerre mondiale.

En 1933, avant les crimes de masse nazis, il avait déjà plaidé en vain pour une convention internationale sur ce qu’il appelait alors le « crime de barbarie » – « ensemble d’actions opprimantes et destructrices dirigées contre des individus en tant que membres d’un groupe national, religieux ou racial » – et le « crime de vandalisme », visant à détruire la culture des groupes en question (lieux de culte, bibliothèques, œuvres d’art…).

Toutefois, Lemkin, dont la pensée a été redécouverte dans les années 1990 avec la création de tribunaux ad hoc pour réprimer les crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda, est loin d’être le seul à avoir modifié la perception des crimes de masse. Il faut mentionner Hersch Lauterpacht, juriste britannique originaire de Lemberg (Lviv), qui a mis au point la qualification de crime contre l’humanité utilisée à Nuremberg.

 

Nonfiction.fr : Depuis, des crimes passés telle la famine en Ukraine sous Staline, ou actuels comme les Ouighours en Chine, sont qualifiés par certains de génocide. Quels éléments permettent de déterminer si un crime est un génocide ?

Le génocide a d’abord été un concept désignant « la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique » visés « en tant qu’entité́ » (Lemkin), les actions meurtrières ciblant les individus non pas ès qualités, mais en tant que membres du groupe. Il s’agissait d’identifier un projet global d’extermination de tout ou partie d’un groupe, qu’il soit passé, présent ou futur. En 1948, une Convention internationale a créé la qualification pénale de génocide, « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Elle étend donc la notion de Lemkin sans toucher néanmoins à la question controversée des cibles politiques (comme en URSS) ou encore les crimes commis dans la cadre colonial. En outre, la qualification de 1948 n’est pas rétroactive : ni l’extermination des Arméniens, ni celle des Juifs ne sont juridiquement des génocides. Pourtant, sur un plan historiographique ou même dans le sens commun, c’est bien le terme qui s’impose.

Il existe aussi des différences dans les textes. Contrairement au droit international, le code pénal français fait du génocide une sous-catégorie des crimes contre l’humanité qu’il définit ainsi : « la déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes suivis de leur disparition, de la torture ou d’actes inhumains, inspirées par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisées en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile ». On le voit, la différence n’est pas toujours simple à établir. Il introduit donc la notion de « plan concerté » lequel est souvent difficile à établir après coup avec certitude et étend la définition du groupe cible à tout groupe « déterminé à partir de tout autre critère arbitraire » par les génocidaires ?

Enfin, à l’usage scientifique et juridique, sont venus s’ajouter depuis un demi-siècle l’usage et l’instrumentalisation politiques. Le génocide constitue le crime le plus grave dans l’échelle pénale. Il appartient à une catégorie de crimes qui se définissent d’abord par la nature des victimes (parricide, infanticide, « féminicide ») et non par celle des criminels (terrorisme) ou par le contexte (crime de guerre). Depuis l’émergence d’une justice internationale, il est l’objet d’attentions judiciaires, morales, mémorielles. La reconnaissance comme génocide d’un crime subi peut donc avoir une forte valeur ajoutée, même si les faits peuvent relever d’une autre incrimination.

 

Nonfiction.fr : La dialectique histoire et mémoires s’est forgée par rapport au génocide des Juifs et Tsiganes. Dans Face au passé, vous invitez à ne pas séparer l’histoire de la mémoire. Pourquoi ?

Ce débat, très ancien, a été relancé à compter des années 1970-80 avec, en effet, l’anamnèse de la Shoah et des crimes nazis en général. Dans les deux décennies qui suivent, il y a une prise de conscience portée par de nouvelles générations, un progrès notable de l’historiographie sur la Seconde guerre mondiale et surtout une demande de reconnaissance du sort singulier fait aux Juifs. Il s’en est suivi des politiques de réparation « tardives », c’est-à-dire dans un temps couvert auparavant par la prescription, l’amnistie ou l’oubli : procès pour crimes contre l’humanité, de Barbie (1987) à Papon (1998) ; politiques de restitution des spoliations ; gestes symboliques, de Willy Brandt (1970) à Jacques Chirac (1995).

Cette préoccupation durable pour le passé nazi a fait émerger en Europe et aux États-Unis une préoccupation nouvelle pour la « mémoire », entendue ici non seulement comme l’obligation de connaître le passé, de le sortir de l’oubli ou de l’ignorance, d’en proposer un autre récit, mais aussi de le réparer. Le phénomène est apparu un peu partout, ce que j’ai appelé la « mondialisation de la mémoire », et dans d’autres contextes que la post-mémoire de la Shoah : controverses postcoloniales en Amérique latine ou en Asie, sur le passé communiste en Europe centrale et orientale, sur les crimes japonais envers ses voisins, débats nés ou exacerbés par la fin de la Guerre froide. Dans ce contexte, les récits historiques produits dans une logique politique (servir une cause) ont créé de forts clivages enserrés dans une formule simpliste : l’histoire (savante) contre la mémoire (militante).

J’ai été partie prenante de ces controverses dans les années 1990, notamment sur l’Occupation. Mais ce que l’on appelait alors « mémoire » n’était souvent qu’une lecture identitaire et finalisée du passé, parfois sans rapport direct avec une expérience vécue ou transmise. Or la mémoire, c’est d’abord l’empreinte en relief ou en creux, vivace ou inerte, du passé qui travaille les sujets comme les sociétés. C’est ce qui fonde d’ailleurs au départ toute démarche historique : comme l’a bien expliqué Paul Ricœur, toute scientifique qu’elle prétend être, l’histoire savante se fonde d’abord sur les traces (témoignages, archives, etc.), donc sur de la mémoire. Il en résulte que la séparation n’a pas grand sens alors qu’il y a tout lieu de séparer une histoire politiquement finalisée d’une démarche scientifique ouverte. La première sait au départ ce qu’elle veut trouver, la seconde non.

 

Les mémoires semblent être concurrentielles (résistants, victimes de la Shoah, harkis, pieds-noirs), l’histoire peut-elle contribuer à les réconcilier ?

La « concurrence des mémoires », issue de la « concurrence des victimes », date du milieu des années 1980. À l’approche du procès Barbie, des représentants des victimes juives (Serge Klarsfeld) et des représentants des victimes résistantes (Henri Noguères) de l’ancien SS s’opposent sur la nature du procès à venir, les crimes contre les secondes ayant été partiellement écartés de la procédure dans un premier temps. En outre, durant le procès, l’avocat de Barbie, Jacques Vergès, introduit dans le prétoire une comparaison relativiste et perverse entre crimes du nazisme et crimes du colonialisme, les premiers ne pouvant soi-disant être jugés par ceux qui ont commis les seconds.

Il y a « concurrence » lorsque certains protagonistes ont le sentiment, à tort ou à raison, que les processus de réparation privilégient telle catégorie au détriment d’une autre. Le procès Barbie, les procès Touvier et Papon, et de manière générale tous les débats mémoriels des années 1970-2000 ont mis au premier plan les victimes juives qui furent ignorées comme telles dans les procédures d’après-guerre, reléguant le souvenir de la Résistance au second plan.

Par la suite, d’autres catégories de victimes d’une politique de répression ou de persécution étatiques ont elles aussi demandé des comptes, en s’inspirant du modèle mémoriel mis en œuvre pour la reconnaissance de la Shoah. Avec plus ou moins de succès. Les crimes commis durant la Guerre d’Algérie, y compris les crimes de guerre, étant prescrits dans le droit français au contraire des crimes contre l’humanité, il n’y a pas eu d’action judiciaire possible comparable aux procès de la Shoah, la France n’ayant pas signé la convention internationale de 1968 sur l’imprescriptibilité des deux types de crimes – précisément à cause de la guerre d’Algérie. Cependant, les revendications mémorielles concernant cette guerre de décolonisation ont été partiellement prises en compte dans les années récentes.

En règle générale, il y a concurrence si le champ d’action des politiques mémorielles semble  limité, ce qui ne semble pas être le cas aujourd’hui comme en témoigne la multiplication des commémorations. Toutefois, la reconnaissance des uns peut être perçue comme une atteinte à celle des autres : c’est ce qui explique la très forte sensibilité autour de la Guerre d’Algérie, les fractures de celle-ci étant encore socialement vivaces. En ce sens, l’histoire, entendue ici comme un récit multidimensionnel, ni partiel, ni partial, prenant en compte les différents points de vue possibles sans pour autant succomber au relativisme, peut avoir un effet sinon réconciliateur, du moins de prise de distance. Le seul fait de raconter l’histoire peut avoir un effet thérapeutique car il donne un sens, une intelligibilité à l’incompréhensible, d’où l’importance de l’acte même de témoigner.

 

Vous expliquez que cette « inflation mémorielle » enferme nos sociétés dans un mythe selon lequel elles deviendraient meilleures en reconnaissant les crimes de leurs prédécesseurs. Quels objectifs poursuivent nos dirigeants en tentant de réparer le passé ?

Réparer des injustices historiques n’est pas en soi un problème, c’est même dans certains cas nécessaire : lorsque des criminels sont encore de ce monde et restés impunis (c’est l’objet d’une justice internationale imprescriptible) ou lorsque des victimes ou leurs descendants clairement identifiés comme tels (et non pas par filiation supposée ou imaginaire) n’ont eu aucune compensation. En ce sens, si les politiques de réparation ne sont pas nouvelles en soi, elles ont pris une autre dimension depuis la fin des années 1970, pour des raisons esquissées plus haut. Il ne faut pas, cependant, se tromper de cible et faire d’un principe de réparation un acte d’accusation, de surcroît sans limites rétroactives.

Il y a eu durant les années 1990 un débat sur le fait que la République ne pouvait reconnaître les crimes de Vichy puisqu’elle en avait été l’une de ses principales victimes. Ce débat a finalement été tranché dans l’autre sens par Jacques Chirac, en 1995. Pour autant, dans ses contradictions mêmes, cette position montre les difficultés à l’œuvre. Était-ce l’État ou la Nation qui était en accusation ? Si Chirac parle de « faute collective », il affirme en même temps l’existence d’une autre France, celle de la Résistance. Laquelle est alors coupable puisque la République est restée une et indivisible ?

Cela soulève une question majeure, rarement abordée : celle du principe de « continuité historique » que supposent les politiques de réparation. Dans le cas de Vichy, la République n’est certes pas coupable, mais l’État, lui, l’a été, d’où la condamnation du fonctionnaire Papon. Il y a donc doublement matière à réparation : d’une part, pour compenser les fautes de l’État, d’autre part, et c’est très différent, parce que seuls les successeurs de régimes mortifères peuvent entreprendre de réparer des crimes commis par d’autres. Ils exercent alors une responsabilité envers les victimes, non pas par culpabilité ou en vertu d’une continuité, mais aussi et même surtout au nom d’une solidarité nationale et de la volonté de réintégrer pleinement des persécutés au sein de la communauté nationale. Si eux ne le font pas, qui le fera ?

L’une des portes de sortie dans le débat actuel sur les statues, et plus généralement sur la question de l’esclavage, peut être posée de cette manière-là. La question n’est pas : « qui est coupable, qui est victime ? » mais : « qui peut réparer quoi et comment ? ». Que la République n’ait pas été dans le passé aussi universelle qu’elle prétendait l’être, c’est une évidence. Mais plutôt que de condamner l’universalisme en lui-même au risque de promouvoir un nouvel essentialisme, il faut poursuivre l’œuvre républicaine qui a tout de même contribué à abolir l’esclavage, lequel n’existe plus chez nous alors qu’il continue d’exister dans de nombreuses parties du monde. Elle l’a d’ailleurs fait par des politiques mémorielles enclenchées depuis une vingtaine d’années.

La question que pose ainsi la destruction actuelle de statues n’est pas tant d’abattre des idoles qui n’en sont pas, ou qui n’en sont plus, encore moins l’exigence d’un droit d’inventaire historique qui s’exprime de manière sauvage (c’est au demeurant sa principale faiblesse), mais l’idée implicite qu’il nous faudrait des personnages historiques de référence qui soient sans taches, d’une vertu absolue, vertus elles-mêmes définies par notre présent dont rien ne nous dit qu’il ne sera pas lui-même objet de condamnation par les générations futures. Que celui qui n’a jamais péché, soit mis en pierre immédiatement…

 

Quand Jacques Chirac reconnaissait la rafle du Vel d’Hiv, le génocide des Tutsi au Rwanda avait eu lieu l’année précédente et aujourd’hui alors que l’on réfléchit au génocide des Tutsi, d’autres massacres se produisent contre les Ouighours ou les Yézidis. Est-il possible de tirer les leçons du passé ?

Là encore, la réponse n’est pas univoque. Si l’on est agrippé à l’idée d’une singularité irréductible du passé, alors la réponse est négative. Pourtant, si l’humanité ne tirait pas de leçons du passé, elle n’aurait tout simplement jamais évolué. C’est presque un truisme. S’il y a encore des génocides et des crimes de masse, il y a aussi des procédures pour juger les responsables, procédures qui peuvent entraver l’action des criminels. On l’a vu par exemple dans les modes opératoires du massacre de Srebrenica, en 1995, où Mladic a dû anticiper les enquêtes du tribunal pénal international créé deux ans plus tôt, avant d’être capturé, jugé et condamné en 2017, tardivement mais finalement.

Dans le cas que vous rappelez, la situation est en effet plus que paradoxale : le milicien Paul Touvier, premier français jugé pour crime contre l’humanité, l’a été en mars-avril 1994 alors que débute le génocide des Tutsi, le dernier grand génocide du XXe siècle, dans lequel la responsabilité de la France est engagée. Cela montre les limites des politiques de mémoire, auxquelles il ne faut pas demander plus qu’elles ne peuvent donner.

Il serait naïf de croire que ces politiques résultent uniquement de l’expression d’une juste conscience des pouvoirs publics. Elles sont souvent le résultat d’un rapport de force, pacifique ou vindicatif, entre une fraction de la société civile et l’État, et elles constituent pour le pouvoir politique une forme d’intervention qui peut avoir une forte valeur ajoutée avec un faible implication. Toutefois, les actions et politiques mémorielles suscitent aujourd’hui des émotions collectives parmi les plus sensibles car elles touchent aux identités et constituent une part importante de nos références imaginaires et symboliques. Tout se passe comme s’il était plus facile de rendre le passé meilleur qu’il n’a été plutôt que de jeter les bases concrètes d’un futur porteur d’espoir et de progrès. C’est peut-être cela l’illusion, la rumination comme dirait Nietzsche, la plus inquiétante.

 

* L'interviewé : Henry Rousso est directeur de recherche au CNRS. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la Seconde guerre mondiale et sur l’histoire de la mémoire, dont : Le Syndrome de Vichy (1987), Vichy, un passé qui ne passe pas (avec É. Conan, 1994), La Dernière CatastropheL’histoire, le présent, le contemporain (2012), Face au Passé. Essais sur la mémoire contemporaine (2016). Il préside depuis février 2019 la mission de préfiguration du Musée-Mémorial des sociétés face au terrorisme.

Sur Nonfiction :

- « Mythes et réalités de la transition démocratique en Espagne », entretien avec Sophie Baby.

- « Mémoire et mémorialisation du génocide des Juifs », entretien avec Marie Moutier-Bitan.