L'historienne Marie Moutier-Bitan revient sur les lieux et formes de mémoires du génocide des Juifs dans l'ensemble de l'Europe, ainsi que les menaces pesant sur ces mémoires.

Après le génocide des Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale, des mémoires plurielles se mirent en place dans l'ensemble de l'Europe. Différentes formes artistiques ont ainsi permis d'en matérialiser le souvenir alors que dans le même temps se mettaient en place de nouveaux processus judiciaires. Marie Moutier-Bitan revient sur cette question au cœur du thème 3 de HGGSP de Terminale « Histoires et mémoires » en accordant une place particulière à l'Europe de l'Est. 

 

Nonfiction.fr : Quand apparaissent les premiers lieux de mémoire rappelant le génocide des Juifs et des Tsiganes et quelles formes prennent-ils ?

Marie Moutier-Bitan : En Europe de l’Est, le premier monument à la mémoire aux victimes juives du nazisme fut érigé à Minsk, à l’initiative de survivants. Il demeura longtemps l’un des seuls mémoriaux où il était spécifié que les victimes étaient juives. De nombreux monuments – la plupart étant un petit obélisque posé sur un socle – furent installés à l’emplacement des fosses d’exécution en Union soviétique dans les années 1950, mais la majorité d’entre eux mentionnaient les « victimes innocentes des occupants germano-fascistes » et présentaient une étoile rouge ou d’autres symboles communistes. L’historiographie soviétique engloba la Shoah dans le récit de la Grande Guerre patriotique, où furent assassinés des millions de civils, juifs et non-juifs, ainsi que des prisonniers de guerre. Après la chute de l’Union soviétique, des initiatives de communautés juives locales ou étrangères virent le jour et commémorèrent les victimes juives avec des monuments aux inscriptions en hébreu et en langue locale. Néanmoins, de nombreuses fosses communes sont encore dépourvues de tout signe ou mémorial, notamment en Ukraine de l’Ouest, et sombrent dans l’oubli à mesure que les derniers contemporains des exécutions disparaissent.

Le mémorial d’Auschwitz-Birkenau ouvrit en 1947. Comme dans le reste de l’Europe de l’Est, la mémoire des Juifs assassinés fut longtemps reléguée au second plan ou mêlée au destin des autres détenus, sans que soit dégagée la spécificité de la Shoah.

L’un des premiers lieux de mémoire du génocide des Roms fut inauguré sur le territoire du centre de mise à mort de Birkenau au début des années 1970, grâce au travail des frères Vinzenz et Oskar Rose, visant à faire reconnaître le massacre des Roms par les nazis. La mémorialisation des lieux de massacre des Juifs et des Roms durant la Seconde Guerre mondiale à l’Est demeure au cœur de conflits de mémoires, en proie à des enjeux politiques et internationaux.

 

Vous avez principalement travaillé en Europe de l’Est, pourriez-vous en présenter un monument symbolique ?

En 1946, une poignée de survivants du ghetto de Minsk érigèrent un premier monument à l’emplacement dénommé « Yama » (« fosse » en russe), où furent massacrés 5 000 Juifs le 2 mars 1942, dont des femmes et des enfants. Le monument comprenait une inscription en yiddish. Après la longue période soviétique de silence, les commémorations purent reprendre en 1992. Un nouveau mémorial fut créé par les artistes Léonid Lévine et Else Pollack, représentant des silhouettes frêles et grises descendant la pente menant au trou béant de la fosse d’exécution. Une menora, chandelier à sept branches, surplombe le site. Ce monument en hommage aux victimes juives de Minsk est l’une des seules traces demeurant de l’immense ghetto. Il se trouve aujourd’hui au milieu du quartier des hôtels, entourés de grandes tours d’immeubles récents. L’œuvre des deux artistes amène un contraste saisissant avec l’environnement et démontre la puissance éloquente de l’art face aux limites du langage. C’est le mémorial qui m’a le plus marqué à l’Est. A l’inverse, j’ai été frappée par l’absence de mémoriaux sur des sites de fusillades massives comme à Délyatyne ou dans le cimetière juif de Bolekhiv.

 

Les procès de Nuremberg et surtout Eichmann ont eu un réel impact sur l’opinion publique occidentale. Qu’en est-il en Europe de l’Est ? Ces procès ont-ils été suivis et y a-t-il eu une volonté comparable de poursuivre les principaux responsables de crimes de guerre et du génocide ?

En 1942, les autorités soviétiques créèrent la Commission Extraordinaire d’Etat, une commission chargée d’enquêter dans chaque village sous occupation allemande dès la libération, afin de documenter les crimes commis par les nazis et leurs collaborateurs locaux, et de présenter ces preuves devant un tribunal international à l’issue de la guerre. Cela permettait également de chiffrer le montant des réparations. Les centaines de milliers de pages de la Commission Extraordinaire furent présentées aux procès de Nuremberg. Dès 1943, l’Union soviétique organisa des procès contre les collaborateurs locaux, au motif de trahison. Le premier se tint à Krasnodar. Par la suite, 250 000 condamnations furent prononcées, allant de la peine de prison de 5 ans à la peine capitale, en passant par la détention en colonies de travaux forcés.

 

Sous quelles formes le monde artistique a-t-il commencé à présenter le génocide ?

Durant la période même de la Shoah, des détenus dans les camps ou les ghettos se sont emparés de l’art pour exprimer leurs souffrances et témoigner des événements. Arnold Daghani était né en 1909 en Roumanie actuelle et était artiste-peintre. Il fut déporté avec son épouse en juin 1942 par les autorités roumaines en Transnistrie, puis transféré en zone d’occupation allemande. Prisonnier dans le camp de Mikhaïlovka en Ukraine, il travailla à la construction d’une route. Les Allemands du camp apprirent qu’il était peintre et commandèrent des portraits. Il profita de cette occasion pour peindre clandestinement des vues du camp. Après la guerre, l’impossibilité de dire l’expérience vécue favorisa le recours à l’art : la littérature pour Primo Levi, Edgar Hilsenrath, Aharon Appelfeld la poésie pour Paul Celan, ou encore le cinéma pour Roman Polanski. Le cinéma soviétique représenta dès 1945 la Shoah sur les territoires de l’Est : Mark Donskoy, réalisateur juif originaire d’Odessa, reconstitua le massacre de Babi Yar dans son film Непокорённые (Les Indomptés).

 

L’histoire du génocide est menacée depuis les années 1970 par les discours négationnistes. Le négationnisme semble s’être diffusé depuis dans une partie de l’opinion publique. Qu’en est-il de ce danger en 2020 pour l’histoire et les mémoires ?

Le négationnisme représente un danger réel à l’heure actuelle où les derniers survivants et contemporains de la Shoah disparaissent. La transmission de l’histoire et de la mémoire de la Shoah ne pourra plus passer par la présence des rescapés. L’historien, mais aussi les enseignants, les muséographes, doivent réfléchir à de nouveaux modes de transmission de cette histoire. Le devoir de l’historien est de fournir sans relâche les faits et les preuves de l’extermination des Juifs et des Roms, afin de déconstruire les discours négationnistes. Une nouvelle génération d’élèves arrive : ceux qui n’auront jamais rencontré, dans leur famille ou dans leur classe, une personne ayant vécu la guerre. L’enjeu est de fournir à ces jeunes des bases solides de l’histoire de la Shoah et l’expérience des rescapés, afin qu’ils soient, à leur tour, les relais de cette histoire et de cette mémoire. Même s’il est bien plus discret, l’oubli est une menace aussi importante que le négationnisme.

 

L’interviewée : Doctorante en histoire à l’EHESS, Marie Moutier-Bitan a travaillé pendant dix ans comme chercheuse dans l’association Yahad – In Unum. Elle a rédigé un premier ouvrage en 2014, les Lettres de la Wehrmacht (Perrin), traduit en onze langues et vient de publier Les Champs de la Shoah. L’extermination des Juifs en Union Soviétique occupée (Passés Composés).