L’historienne Marie Moutier-Bitan amène son lecteur sur les lieux de l’extermination des Juifs dans le contexte de l’avancée allemande en URSS.

* Cette recension est accompagnée d’un entretien avec l'auteure.

« À la fin de la guerre, les territoires soviétiques étaient un immense cimetière. Plus de 2 millions de Juifs, plus de 3 millions de prisonniers de guerre soviétiques, au moins 30 000 Tsiganes gisaient au fond des ravins, des fosses et des cours d’eau taris. Environ 9 200 villages avaient été brûlés en Biélorussie. L’ouest de l’Union soviétique n’était que ruines fumantes, à travers lesquelles erraient les survivants à la recherche de leurs proches »   . Les Champs de la Shoah : rarement un titre n’a été aussi approprié à un livre. Fruit de dix années de recherches, le travail de Marie Moutier-Bitan apparaît incontestablement comme celui d’une historienne de terrain qui a à cœur de conduire son lecteur au plus près des lieux et des pratiques d’extermination dans l’URSS occupée. Si rien n’est épargné à ce dernier : la description précise des sites, la vision des corps, des fosses, la sensation du froid, l’odeur, la quasi-impossibilité d’échapper à ce sort funeste, l’auteure a opté pour un style narratif, comme pour faciliter la lecture et peut-être se préserver elle-même par la forme de son écriture.

 

Les victimes

Ici, ce furent les bourreaux qui vinrent aux victimes, contrairement aux camps d’extermination. Force est de constater que la mobilité et la capacité d’adaptation des Einsatzgruppen, puis des unités chargées des massacres, leur laissèrent peu de chances. Marie Moutier-Bitan montre que l’antisémitisme était solidement enraciné dans ces territoires avant l’arrivée de l’armée allemande, comme en Ukraine où les pogroms firent plusieurs centaines de milliers de victimes de 1905 à 1922. Dès le 17 juin 1941, Himmler reçut les chefs des Einsatzgruppen et les exécutions commencèrent le 22 juin. L’invasion de la Pologne avait provoqué la fuite de nombreux juifs vers la Galicie orientale où cette migration fut mal perçue par les populations locales.

Si l’ouvrage prend parfois l’allure d’un chapelet de massacres, l’historienne prend le soin de les contextualiser et d’en faire ressortir les spécificités. Celui de Kamenets-Podolski constitue ainsi un tournant, puisqu’en une journée, 11 000 Juifs hongrois expulsés de leur territoire y furent fusillés, les Allemands étant désormais prêts à exécuter des familles entières. Bien que la fusillade fût le moyen d’extermination privilégié, d’autres procédés furent testés afin de préserver les bourreaux, comme à Vorochilosk où 660 malades mentaux périrent gazés dans un camion, technique apparue dès la fin de l’année 1941.

Tout au long du livre, les Juifs apparaissent comme un gibier n’ayant guère de chance de survie, ce qui n’est pas sans rappeler les techniques cynégétiques sur lesquelles a travaillé l’historien Christian Ingrao. Les chances de survie demeuraient minces et supposaient un éloignement des communautés juives, puis une aide pour se nourrir et résister au froid. D’ailleurs peu d’hommes se révoltèrent, si ce n’est dans le ghetto de Lakhva où les détenus se procurèrent des armes pour résister. Enfin, le viol fut constant, aussi bien par les populations locales que par les unités allemandes. A Lvov, le pogrom de juin 1941 fit un millier de victimes, alors que les filles juives étaient violées dans la rue.

 

Les bourreaux

La palette des bourreaux s’étale d’Himmler, qui visita les territoires occupés à de nombreuses reprises, aux habitants des lieux d’extermination qui se joignirent aux massacres sans y être forcés. Marie Moutier-Bitan présente des cadres allemands zélés comme Hans Krüger, dont la famille avait été expropriée après la Grande Guerre par la création de l’État polonais, et qui donnait ses ordres en buvant du schnaps, ou encore Max Täubner qui dans une forêt frappa avec ses hommes des Juifs à coups de bêche, puis les força à se battre alors qu’il jouait de l’accordéon.

D’autres bourreaux paraissaient moins zélés à la tâche mais n’hésitèrent pas à tuer et à se satisfaire d’un devoir accompli. Pour autant, le plus frappant dans cet ouvrage demeure cette foule de citadins et non-Allemands participant aux massacres. Les cordons de sécurité visaient d’ailleurs à éloigner les curieux venus assister aux exécutions. Sur le Dniestr, dans deux villages, les autorités roumaines obligèrent les Juifs à rentrer dans le fleuve pour les fusiller. Certains atteignirent l’autre rive à la nage mais y furent repoussés par des civils ukrainiens. Incontestablement, les objectifs allemands furent atteints grâce à cette aide locale massive. L’extermination devint une activité presque quotidienne comme lorsqu’une paysanne nommée Elena fut réquisitionnée avec sa pelle pour aller creuser une fosse alors qu’elle sortait chercher des pommes de terre. L’historienne présente ici une haine quasi généralisée contre les victimes, ce qui expliquait aussi les maigres chances de survie dans l’URSS occupée.

 

Les lieux

L’un des nombreux atouts de ce travail demeure la connaissance du terrain par l’historienne. Elle décrit les sites, et mêmes certaines photographies, avec une précision remarquable, permettant à son lecteur d’observer les arbres ayant perdu leurs feuilles, ressentir le froid à la vue des toits enneigés, aborder au ras-du-sol l’exécution dans des fosses encerclées par les Allemands, avec des couloirs de soldats et ukrainiens amenant les victimes à l’abattoir. Comme l’explique le Père Desbois dans sa préface, l’auteure s’est rendue dans les prés et les champs où ont été exterminés les acteurs de son livre. La rigueur de l’hiver 1941-1942 expliqua que les lignes se figèrent à Rostov-sur-le-Don. Il fallut dès lors vivre sur le territoire et trouver un autre moyen de se débarrasser des cadavres car il n’était plus possible de creuser le sol gelé.

Les récits des massacres s’avèrent également glaçants comme dans le ghetto de Minsk où le 7 novembre 1941, les Juifs furent obligés de sortir pour l’anniversaire de la révolution d’Octobre et les tirs s’abattirent sur eux dans une mise en scène macabre. L’exécution s’acheva dans des tranchées et fit 6 624 victimes.

 

Les champs de la Shoah fera date. Loin de ne constituer qu’un livre de plus sur le sujet, l’ouvrage de Marie Moutier-Bitan se présente comme un travail approfondi mobilisant de nombreuses sources issues de langues différentes. L’auteure parvient, sans jamais le dire, à faire une histoire de l’extermination en URSS occupée « par le bas » et à conduire son lecteur au cœur de l’horreur. Si les ordres et les autorités compétentes sont solidement présentés en introduction, le reste du livre laisse place à l’effroyable efficacité des unités mobiles s’améliorant sans cesse dans les trois étapes du génocide, à savoir l’identification, le regroupement et l’extermination. L’extermination fut telle que la présence juive disparut de nombreux villages, où au lendemain du conflit les synagogues furent déconstruites et les matériaux utilisés pour de nouveaux bâtiments. La vie reprit son cours dans ces territoires et la présence matérielle juive ne subsista guère dans la plupart des lieux. Le ton narratif rend ainsi cette approche à l’échelle locale des plus saisissantes.