Sillonnant la France profonde pour y présenter des films de Clouzot, l’auteur développe une réflexion en acte sur la dissolution du sujet dans le monde des images.

Écrivain, cinéaste et historien du cinéma, Herpe est notamment l´auteur (avec Antoine de Baecque) d´une magnifique biographie d’Éric Rohmer (Stock, 2014). Loin de se limiter à un inventaire de faits de vie, cette dernière relève d’un véritable art du portrait, et constitue un pari herméneutique audacieux pour découvrir ce que l’on pourrait appeler, dans une mode langagière actuelle, un « queer Rohmer ». Parallèlement à ses travaux universitaires – qui, au-delà de Rohmer, portent sur certaines grandes figures du cinéma français (René Clair, Sacha Guitry) aussi bien que sur des écrivains qu’il décrit lui-même comme « désuets » (François Mauriac, Henri de Montherlant, Julien Green) – Herpe construit une œuvre d’écrivain. Préparée par le Journal d´un Cinéphile (Aléas, 2009), livre où se mélangent avec bonheur la critique de cinéma et des textes qui appartiennent au genre du journal, son entrée en littérature – ou du moins, l´accès à un plus large public – se fait avec Journal en Ruines (2011), qui inaugure une trilogie publiée chez la collection L´Arbalète de Gallimard, complétée par Mes Scènes Primitives (2013) et Objet Rejeté par la Mer (2016).

 

En province avec Clouzot

L’année 2019 voit donc paraître aux éditions Bartillat un Souvenirs/Écran - Voyages en France 2017/2018. Ce nouvel opus n’a pas le but de raconter la France, ses paysages, ses lieux de mémoire, à l’instar du Stendhal de Mémoires d'un Touriste ou du plus récent, et magistral, Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly. Le dessein principal de l'auteur est en premier lieu de rendre compte, au fil des jours, de ses brèves incursions dans quelques villes françaises pour y présenter les films d’Henri-Georges Clouzot (cinéaste qui a été l´objet en 2017 d´une rétrospective à la Cinémathèque française, et d’une exposition dont Noël Herpe a été le commissaire). Cela n´empêche pas le livre, grâce à des notations succinctes mais précises, de tracer un certain portrait de la France actuelle, pays « qui va à vau l´eau » (p.66), teinté aux yeux d'Herpe d'une atmosphère grise et fantomatique. Par exemple, à l´occasion d´un voyage à Annecy, Herpe écrit : « Cette région, dont j´avais un souvenir radieux, je la retrouve en plein hiver, portes closes et rues désertes. Certains villages ne semblent habités que de fantômes » (p.67). Des constats similaires reviennent régulièrement dans Souvenirs/Écran, qui témoigne ainsi de la désertification des campagnes autant que de celle des salles de cinéma de patrimoine où sont projetés les films de Clouzot.

Dans ce journal des années 2017 et 2018, les différentes entrées ne s'organisent pas selon les jours du calendrier mais selon les villes traversées, selon une structure immuable traversée de rythmes et d’intonations musicales : d´abord le bus pris à Paris qui mène l´auteur jusqu´à la gare ; puis le voyage en train et l´accueil, avec plus ou moins d'égards envers sa personne, de la part les programmateurs de cinéma locaux ; il s´ensuit la projection du film et le débat autour ; après, c´est l'heure du dîner et de prendre quelques verres ; la nuit se termine à l´hôtel et le jour suivant, quand il n´est pas expulsé par des check-out de plus en plus matinaux qu’imposent les hôtels, Herpe se consacre à l´écriture.

 

Le sujet à l’épreuve du rien

Le contenu de ces chapitres met en évidence un refus assumé des « grands sujets » (réflexion analytique sur l’état général du cinéma au XXIe siècle, interrogation existentielle sur la France contemporaine, etc.), au profit d’une attention portée en priorité sur les petits riens qui composent ses voyages : l´allure d´un troquet provincial, l´âme ou le caractère de ses hôtes et interlocuteurs, le regard d´un spectateur, le cérémonial de la prise du thé (quand ce n´est pas du champagne). Déconcertante au premier abord, cette poursuite du quotidien à travers l’écriture devient rapidement un programme prenant la forme d´une « rumination » ou d´une « rumeur interrompue de [l]a pensée » (p.230), qui rappelle ce que Herpe écrivait déjà dans Journal d’un cinéphile : « Je m´intéresse seulement à ce que personne n´a envie de voir et qui est abandonné dans un coin du paysage, à des figures mortes, des objets tristes, des choses banales et qui sans moi n'auraient pas eu le droit de revivre » (p.44).

Il s´agirait en fait, dans Souvenirs/Écran, d´une oscillation entre l´attention aux petits riens du quotidien et la mise-en-œuvre de différents processus de subjectivation rendus possibles par l´écriture de soi. Néanmoins, cette opposition entre le rien et la subjectivité est factice et doit être l´objet d'une relève, au sens hegelien du mot (Aufhebung) : le rien et la subjectivité s´impliquent mutuellement, mais surtout se dépassent dans une forme inédite où git peut-être le sens le plus profond de ce livre.

Dans une formule lapidaire, un ami de l´auteur déclare qu’on serait en face d´« une apothéose de la subjectivité, recherchée dans le néant » (p.147), hypothèse qu´il nous faudra, cependant, nuancer, puisque, si un processus de subjectivation a bien lieu, il ne consiste pas dans une « apothéose » ni dans la constitution d´un sujet transcendant, ce qui d´ailleurs serait contradictoire avec la recherche du néant. Essayons donc de systématiser le modus operandi de l´auteur, geste qui permettra en même temps l'éclaircissement du titre de l´ouvrage.

 

Souvenirs et écrans

Au début, il y a le choix du genre du journal, qui permet d´inscrire l'écriture dans le flux du temps et du calendrier, échappant ainsi à la nécessité d´un plan, car il suffit par cette voie de « se laisser porter nonchalamment par le mouvement de la vie » (Journal d’un cinéphile, p.67). Ce qu´on doit retenir ici est surtout la façon dont chaque petit rien, anecdote ou souvenir décrits par Noël Herpe fonctionne comme un écran où se projette sa subjectivité ou, plus précisément, comment chaque paire de souvenirs/écran sera le lieu, grâce à la « ténacité » de son regard, d´un processus de subjectivation qui prend la forme d´une écriture de soi.

Scruter le monde qui l´entoure, plonger dans le regard d´autrui, devenir attentif à la « musique intérieure cachée sous les apparences, mais qu´il faut pouvoir retranscrire » (p.187) est donc la nouvelle manière qu’Herpe a trouvé de se retourner sur soi. Cet exercice, comme l´auteur l´explique dans le Journal en Ruines, n´est pas dépourvu de difficultés, puisque « il faut à la fois être dans les choses et dans le regard porté sur elles, à une distance très fragile, dans un territoire étrange qui ressemble à un no man's land indécis » (p.237).

Loin d´être de simples prétextes, les souvenirs sont la condition de possibilité de ce retour sur soi : un objet extérieur est en effet exigé, dans son ars poetica, pour que l´écriture de soi avance et pour qu´elle puisse, grâce aux effets de miroitement caractéristiques des écrans, se développer comme un véritable processus de subjectivation, processus où se construit, pierre par pierre, écran par écran, une recherche de sens en tant que poursuite inlassable et donquichottesque de soi : « J´ai même le sentiment que c´est par l´immersion dans le monde extérieur que je me retrouverai de plain-pied avec moi-même », écrit Herpe dans son Journal en ruines (p.61).

Loin d’être un exercice vaniteux et nombriliste, ce processus de subjectivation est inséparable, comme chez le dernier Foucault, d´une réflexion d´ordre éthique, ainsi que de la constitution d´un mode d'existence : recherchée dans le néant, c´est au néant que la subjectivité est vouée. C´est par l’intermédiaire de cette réflexion en acte que peut se comprendre en quoi Souvenirs/Écran est bien un livre de cinéma, même si les films  de Clouzot projetés sont à peine commentés, et que les salles vides des cinémas de province ne sont évoquées que sur le registre de la déploration.

 

Un livre de cinéma (au sens large)

Le désir ultime du narrateur s´énonce d´une façon limpide dans l’ouvrage (p.230) : « Il me suffirait d´être ces vieux tickets de métro qui jonchent le sol, cette atmosphère de détritus et de fin du monde. Je pourrais sombrer parfaitement dans l´anéantissement, si le regard des gens qui passent, à ma rencontre, ne m´obligeait à redevenir quelqu´un. » Le contrepoint en avait déjà été consigné dans Mes Scènes Primitives : « À la lettre, j´avais envie de m´évanouir dans ce répertoire du passé, de devenir à mon tour un mort parmi les morts» (p.46). Détritus parmi les détritus, mort parmi les morts, comme une façon de devenir image parmi les images, dans le prolongement du programme théorique et spirituel qui se dessine explicitement dès 2009 dans le Journal d´un Cinéphile : « Je voudrais plutôt que le spectacle continue sans cesse et que sans cesse des images viennent remplacer d´autres images » (p.45).  

C´est précisément à ce niveau que se pose la question du « cinéma », si on prend ce terme au sens élargi que le Deleuze lecteur de Bergson propose dans L’image-mouvement (Éditions de Minuit, 1983), c´est-à-dire comme l´autre nom d´un univers qui ne connaîtrait rien d´autre que des images et pourrait donc être qualifié de « méta-cinéma » (p.88). Dans ce sens, la notion d´image, chez Bergson et Deleuze, joue le même rôle que Noël Herpe octroie aux souvenirs/écran : surmonter la dualité entre la conscience et le monde, ou entre les images dans la conscience et les mouvements dans l´espace. C´est la notion d´image qui, coextensive à l'ensemble de ce qui apparait, permet de construire un plan où la conscience perd sa souveraineté et sa fonction transcendante : désormais, la conscience est immanente aux choses mêmes, ce qui rend possible, pour Herpe, d´être « à la fois (…) dans les choses et dans le regard porté sur elles ».

L´opposition entre les deux instances, ce dualisme coriace attaché à la civilisation occidentale depuis la naissance de la philosophie en Grèce ancienne, n´est plus recevable : Deleuze appelle ce plan un « plan d'immanence » et désigne par-là un monde qui est devenu sa propre image, c´est-à-dire, l´univers entier comme « cinéma en soi ». Qu´il soit produit par une thought experiment comme chez Bergson (voir le premier chapitre de Matière et mémoire), qualifié de « monde d´avant l´homme » ou de « terra incognita » par Deleuze, ou compris comme un « no man´s land » et un « territoire étrange » chez Herpe, il s´agit à chaque fois d´un champ transcendantal qui n’est que rarement donné dans l´expérience quotidienne puisque, précisément, il en est sa condition de possibilité.

Pour Deleuze, il appartient pourtant à l´art, ou à des processus d'expérimentations de divers ordres (comme l’usage de drogues ou la pratique du masochisme dont il traite dans Mille plateaux), de le poursuivre et de le retrouver. Au cinéma, Dziga Vertov en constituerait un exemple majeur puisque son « Ciné-œil » et son art du montage donnent à voir la variation continue de toutes les images sur un même plan, sans qu´un point d´ancrage – c´est-à-dire, une conscience – vienne interrompre leur devenir perpétuel. Pour Noël Herpe, le plan des images ou des « souvenirs/écran » est aussi le lieu d´une expérience qui sort de l´ordinaire grâce au hasard des promenades et des rencontres et dont l´écriture – quand Herpe réussit à se débarrasser des structures trop formelles et à épouser le devenir incessant des images – recueille et prolonge les échos.

Il s’agit bien d’un processus de subjectivation, si par cette opération on n'entend pas la constitution d´un Sujet intentionnel et transcendant mais un mouvement de néantisation qui produit un nouveau mode d´existence, mode où le « je » perd ses prérogatives classiques, cartésiennes aussi bien que husserliennes, et devient « objet rejeté par la mer », image parmi les images, au sein d´un cinéma élargi : « Je sais bien qu´il n´y a pas de sujet, qu´il y a seulement un "je suis" dont peu importent l´origine et le mystère » (Journal en ruines, p.75), car ce qui qui compte est l´inscription et l'imprégnation dans l´extériorité. Herpe décrit précisément ce geste dans le Journal en Ruines : « J´ai besoin du monde extérieur pour exister. J´ai même le sentiment que c´est par l´immersion dans le monde extérieur que je me retrouverai de plain-pied avec moi-même. Mais une espèce d'étrangeté irréductible semble me maintenir en dehors, m'interdire d'entrer dans le jeu » (p.51).

 

Évanouissement du « Je »

Dans Souvenirs/Écran on assiste cependant à un tournant dans son œuvre : le narrateur n´est plus ce jeune homme tourmenté et emprisonné dans la légende familiale, qui, regardant sans cesse le monde comme à travers une vitre, occupait une position de sujet voyeuriste et transcendant, et butait sans cesse contre une paroi d´autant plus insurmontable qu´elle ne se laissait pas nommer. Avec Souvenirs/Ecran, Herpe réussit enfin à « entrer dans le jeu » : toute position de surplomb se dissipe, remplacée par un œil intérieur aux choses qui balaie dans tous les sens un plan d´immanence où tout s´est transformé en image – à commencer, bien-sûr, par soi-même.

Une conversion du regard a eu lieu et les plus belles pages de ce livre en rendent compte. La « nullité » comme  « principe de poésie »  théorisée dans le Journal d´un Cinéphile (p.15), « cette extase du rien, du pur néant qui glisse et qui passe », s´accomplit avec une force jusqu´ici inconnue, et se décline à la fois comme art de vivre et règle d´écriture. Voilà pourquoi nous ne retrouvons pas, dans Souvenirs/Écran, l´« apothéose de la subjectivité » décrite par un de ses amis. C´est d´ailleurs tout le contraire : pour accéder à l´immanence il faut au sujet une opération où il se défait de soi-même, de façon à épouser le mouvement des choses et de ne faire qu'un avec le devenir-image du monde. Deleuze et Guattari, dans Mille Plateaux, auraient appelé ce processus d´anéantissement un « devenir imperceptible ». Noël Herpe, pour sa part, n´hésite pas à le décrire – dans une proposition qui a le mérite de définir sans ambages le dessein de son livre – comme un évanouissement : « J´aspire à m´évanouir dans ces sons, ces odeurs, ces couleurs qui m´entourent. »

On peut traduire, d´un point de vue théorique, cette remontée au champ transcendantal des images comme un geste qui refuse tous les dualismes et qui, faisant tomber toute forme de transcendance – Dieu, Sujet, etc. –, débouche sur une ontologie plate. Mais on ne doit pas en sous-estimer les effets pratiques : vécue comme une expérience rare, la poursuite de l'immanence se réalise dans des épiphanies que Noël Herpe détaille très soigneusement et dont il profite pour créer, au long de son livre, les zones d´intensités propices aux devenirs.

C´est ce qui arrive lors d´un voyage à Semur-en-Axois, par exemple. Herpe s´engage dans un bois entre deux routes, se promène seul, s´assoit sur un banc et glisse, en disciple de Rousseau, dans une rêverie qui se prolonge jusqu´aux larmes et où se laissent entrevoir deux traits fondamentaux de l'expérience de l´immanence : d´une part, son caractère extraordinaire, rare, éphémère ; d´autre part, son entreprise de destruction de toute tentative de hiérarchiser les étants: « Je demeure seul, abandonné à l'instant qui m´envahit. Pour quelques secondes, il n´y a plus que le sentiment d´être, à la même place que ce qui chante dans les branches ou ce qui gît au sol. Je pleure » (p.125, c’est nous qui soulignons).

 

Retour à Paris (et au monde)

Souvenirs/Écran s’achève avec une promenade à Paris. Rentrant chez soi après ses pérégrinations en France, l´auteur fait le point, revient sur son apprentissage, récapitule sa position de sujet en tant que rebut du monde. Il erre dans la capitale comme au sein d´un cinéma élargi : tout est à nouveau image, pur apparaitre revêtu d´une lumière si excessive qu´elle blesse les yeux du narrateur. L´aspect cinématographique de cette écriture s´accentue, le texte s´organisant maintenant par des fragments qui ne sont rien d´autre que des plans-séquence sur la capitale. La caméra s´attarde sur certains passants, sur un hôtel particulier, décrit avec justesse une grue qui semble directement sortie d´un film de Pedro Costa (Dans la chambre de Vanda). Le point de vue est celui de personne, ou de Dieu, ce que revient au même une fois avoir fait le saut dans l´immanence, dans ce que Spinoza aurait appelé la substance. Un œil intérieur aux choses a été construit, le sujet a été destitué de la capacité de dire Je, dépourvu de sa transcendance et de sa souveraineté, c´est-à-dire de son intentionnalité. Noël Herpe insiste sur ce point (p.218) : « Il faudrait abolir toute intention, se laisser porter par ses pas comme un automate. Il faudrait écrire comme si l´on était mort. »

C´est paradoxalement cette mort, cette volonté d´anéantissement, qui rend possible la création de nouvelles possibilités de vie et de pensée. Chez Herpe, cela signifie l´abandon du personnage qui s´énervait – un peu théâtralement sans doute – contre le caractère peu avenant de ses hôtes, ou contre l´absence de champagne dans les troquets de la France provinciale, et l´émergence d´une nouvelle foi dans le monde, indissociable d´un désir de solidarité avec ses semblables et d´une compassion envers autrui : « Ce qui domine, c´est ma fraternité avec ces hommes que fait tenir debout une foi. » (p.231)

On retrouve ici la conclusion à laquelle parvenaient les deux Cinémas de Gilles Deleuze : « Nous avons besoin d´une éthique ou d´une foi, ce qui fait rire les idiots ; ce n´est pas un besoin de croire à autre chose, mais un besoin de croire à ce monde ci, dont les idiots font partie » (L’image-temps, p.225).

 

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