Cette étude socio-anthropologique vise à redonner la parole aux éducateurs de rue en étudiant le sens qu’ils attribuent à leur travail, afin de déjouer les instrumentalisations politique du métier.

L’univers du travail social est depuis quelques temps confronté à un phénomène global d’industrialisation   : marchandisation des cadres d’activité, gestionnarisation et standardisation des pratiques, instrumentalisations politiciennes, précarisations psychiques et matérielles des professionnels… Chaque secteur de cet univers est placé dans l’incertain quant à son utilité, sa signification précise.

Cependant, de nombreux travailleurs et travailleuses de terrain poursuivent coûte que coûte leur activité minutieuse, au service – dans la mesure du possible – de l’autonomie de chacun et de la solidarité de tous. C’est qu’ils et elles se construisent un sens du métier, au contact des personnes accompagnées, au quotidien. Et bien souvent, contre toutes les instrumentalisations possibles, le sens du métier est d’être un métier du sens. C’est-à-dire que le travail social est un mode de production d’un sens qui aspire à être partagé par les membres de notre société.

En prenant l’exemple de la prévention spécialisée, cet ouvrage aspire plus précisément à faire entendre la parole d’éducateurs et d’éducatrices, dont le secteur est confronté à des enjeux décisifs et paradoxaux. En étudiant les discours qu’ils et elles tiennent à l’égard de leur propre travail, de son intérêt et de ses enjeux, cet ouvrage propose de brosser le sens du métier et le métier du sens propres à la prévention spécialisée. En montrant que celle-ci peut habilement tirer parti de l’incertain qui caractérise les relations socioéducatives entre individus, l’analyse en arrive à revendiquer une dimension proprement artisanale de ce métier, contre toutes les tendances à l’industrialisation   .

Ce livre part de recherches en sociologie et en anthropologie sur la prévention spécialisée, complétées par une expérience de plusieurs années comme éducateur de rue et militant en Île de France, et vise à restituer le sens du métier d’éducateur ou d’éducatrice en prévention spécialisée, tel qu’il transparaît dans les propos des premières personnes concernées : les professionnel.les de terrain. Ce livre n’est donc pas écrit le couteau entre les dents, c’est avant tout le fruit d’expériences et d’observations de terrain, d’entretiens avec des collègues, de participations à des séquences de travail, le tout dans une temporalité relativement étendue. Son but était avant tout de relayer et d’analyser les discours du « terrain ».

Ce que ces recherches ont permis de mettre en lumière, c’est tout d’abord le fort engagement subjectif des éducateurs et des éducatrices dans leur travail. La plupart des métiers, a fortiori dans le social, nécessitent un engagement subjectif, cependant, la spécificité du travail socioéducatif tel qu’observé en prévention spécialisée se traduit par le fait que les professionnel.les se conçoivent avant tout comme des sujets humains, des personnes. Des personnes qui, dans le cadre de leur activité professionnelle, doivent incarner, jouer un rôle, mais sont des personnes avant tout. De ce fait, comme dans le travail de comédien, chacune de ces personnes a sa façon d’incarner son rôle professionnel, chacune a sa façon de composer avec les contraintes propres à son rôle, et de trouver des compromis créatifs. Ainsi, chaque sujet humain exerçant un travail socioéducatif revendique des catégories et de modes de pensée, pour ne pas dire des valeurs. Au-delà de la diversité de ces valeurs professionnelles et des jeux d’acteurs et d’actrices, toutes ces personnes ont une revendication en commun, à savoir que pour travailler sur et pour l’autonomie des gens, il est nécessaire que les professionnel.les bénéficient eux-mêmes et elles-mêmes d’une grande marge d’autonomie, pour pouvoir s’adapter aux personnes accompagnées, pour pouvoir même se donner en exemple. Les procédures, ou les « scripts » comme diraient les comédiens, ne suffisent pas à incarner un rôle, apprendre son texte par cœur ne signifie pas que l’on va correctement jouer son rôle. Il faut pouvoir sentir l’autre et s’y adapter, improviser, pouvoir faire preuve de créativité, avoir la possibilité d’y mettre de soi-même.

On comprend ici comment des logiques d’industrialisation vont à l’encontre des logiques du travail socioéducatif, qui prend plutôt comme référence la démarche artisanale. Le travail socioéducatif a cette possibilité d’être un mode de production artisanal de savoir sur soi et sur l’environnement, améliorant l’autonomie individuelle et collective. Ce style de travail socioéducatif est à contre-courant du climat actuel de libéralisation de l’économie, qui se fonde sur la concurrence, la course à la performance, à la rentabilité, à la normalisation, à la gestionnarisation. Ce style de travail socioéducatif en défendant l’autonomie des gens, peut offrir des possibilités d’émancipation et de résistance, à condition d’être lui-même défendu, ce à quoi ce livre espère avoir contribué, dans le prolongement des activités de son auteur.