Au-delà de la crise budgétaire que traverse la psychiatrie hospitalière, Emmanuel Venet invite la discipline à renoncer aux excès de sciences et à renouer avec l’art de la relation thérapeutique.

Emmanuel Venet, dont on avait déjà aimé les poèmes, est aussi psychiatre à l’hôpital du Vinatier   . Un psychiatre inquiet du devenir du service public de soin des esprits en souffrance : dans son Manifeste pour une psychiatrie artisanale (Verdier, 2020), il pointe l’abandon dans lequel s’enfonce une psychiatrie hospitalière confrontée à la fois aux coupes budgétaires et à une crise interne des savoirs et des traitements.

Dans cet entretien, il revient sur les ressorts de cette crise structurelle, dans laquelle les effets délétères de la marginalisation institutionnelle sont redoublés par les prétentions des sciences du cerveau et la prolifération des médicaments du mal-être. À travers ces mises en garde, c’est une conception du soin complexe et profondément humaine, collective et assumant ses incertitudes, qu’il s’agit de défendre. Au-delà de cette actualité, puisque la vie psychique des personnes et son traitement est aussi un miroir du temps présent, cet entretien est également l’occasion de regarder l’époque à travers différents aspects de la pratique psychiatrique : des traumatismes des migrants aux nouvelles missions d’ordre public de la fonction hospitalière, en passant par les maladies de la nouvelle pauvreté.

 

Votre Manifeste interpelle la société et les pouvoirs publics sur l’impasse dans laquelle se trouve la psychiatrie hospitalière aujourd’hui. Quels sont les principaux aspects de cette situation de crise structurelle ?

La crise est d’abord budgétaire. La ministre de la santé Agnès Buzyn a elle-même admis que la psychiatrie publique hospitalière avait un taux d’évolution budgétaire inférieur aux autres secteurs de l’hospitalisation publique   . Il semblerait qu’aujourd’hui, l’écart entre le domaine psychiatrique et les domaines de médecine, chirurgie et obstétrique soit de 5% : ça ne paraît pas énorme, mais compte tenu des frais incompressibles de tout établissement psychiatrique, à commencer par la masse salariale qui représente 83% des budgets, une perte de 5% de revenus signifie des bâtiments qui se délabrent et des conditions d’accueil qui deviennent à bien des endroits indignes.

Ensuite, je constate une désaffection des médecins face à la psychiatrie publique – si ce n’est face à la psychiatrie en général – dont la conséquence est qu’on aurait aujourd’hui 1 000 postes vacants sur l’ensemble du territoire national. La spécialité n’est pas assez attractive, peut-être pour des raisons de rémunération, mais surtout, à mon sens, en raison des conditions de travail et de l’intérêt intellectuel du métier, qui se dégradent en même temps que les conditions matérielles. L’importance des vacances de postes aggrave la situation, puisqu’elle a pour conséquence l’alourdissement de la charge pour les personnels en place ; ce qui entraîne de la fatigue, de l’usure, des burn out, etc.

Mais il y a aussi une crise interne à la spécialité, d’ordre intellectuel. Une crise de repères théoriques pour penser la maladie mentale et le soin qu’elle implique. C’est le thème principal de mon livre, qui exprime une réflexion formée pendant toute une carrière – puisque j’arrive aujourd’hui à la retraite. Dans les années 80, lorsque j’ai commencé à exercer, il existait un pluralisme théorique très large. On importait volontiers dans nos pratiques des concepts issus de la psychanalyse – dont la place avait peut-être été trop importante dans les années 60 et jusqu’au milieu des années 80 – ou plutôt de ses dérivés, tels que la psychodynamique. Mais on s’intéressait beaucoup, aussi, au comportementalisme, au cognitivisme qui en était à ses débuts, ou aux approches neuroscientifiques. Tout cela se complétait dans un certain équilibre. Mais depuis, les évolutions de la science et des budgets alloués à la recherche ont fait que les neurosciences exercent désormais une hégémonie sans partage, au détriment de la considération pour la dimension humaine et relationnelle du soin. De plus en plus, des médecins pensent que la génétique, l’imagerie cérébrale fonctionnelle, la psychométrie et les examens cognitifs sont les meilleures, voire les seules clefs ; si bien qu’ils assoient leurs diagnostics et leurs pratiques thérapeutiques de plus en plus exclusivement sur ces éléments.

Je pense que c’est un élément de grande souffrance pour l’institution psychiatrique, d’abord parce que cela donne à la communauté médicale le sentiment qu’on ne parle plus la même langue et qu’on ne fait plus le même métier selon le corpus théorique auquel on se rattache. Mais il me semble aussi que ce discours scientifique dominant balaye complètement la réalité des équipes paramédicales, des infirmiers et des aides-soignants qui sont dans l’accompagnement quotidien et pour qui la dimension relationnelle est extrêmement importante. Cela introduit une sorte de rupture entre la science et le soin de proximité qui a pour conséquence que les soignants ne savent plus trop sur quel pied danser ni à quel saint se vouer dans leur pratique. Après plus de 35 ans d’expérience, je perçois un grand désarroi dans la plupart des équipes, qui, lorsqu’il s’additionne aux problèmes du budget et des conditions de travail, devient facilement un sentiment de maltraitance.

Dans le fond, la psychiatrie contemporaine renoue avec la situation de paria qui a longtemps été la sienne : en 1934, à l’hôpital du Vinatier, il y avait 2 400 malades et 3 médecins. Ce chiffre, très éloigné de la situation actuelle, illustre l’abandon dans lequel était la spécialité psychiatrique à cette époque-là, mais il est aussi l’indice d’une déconsidération ancienne avec laquelle le présent renoue.

Sur le temps long, peut-on aussi voir dans la situation actuelle un effet pervers, lointain et non-voulu, de la critique antipsychiatrique qui s’est développée autour des années 60, dans les milieux médicaux et philosophiques, en réaction au système asilaire et au « grand renfermement » ?

Assez clairement, le pouvoir politique a trahi la psychiatrie progressiste des années d’après-guerre – des années 50 à 70 – qui demandait à sortir de la logique asilaire pour aller vers une psychiatrie qu’on a qualifiée de « communautaire » et qui prenait en compte les conditions de vie quotidienne des patients. C’est à cette époque-là qu’est née la psychiatrie dite « de secteur », avec un maillage territorial fin, mais aussi un certain nombre d’expériences associatives qui proposaient des soins au plus près des conditions naturelles de vie des malades – à domicile, à proximité du lieu de vie familial, etc. Ces nouvelles approches incitaient effectivement à fermer des lits dans les grandes institutions d’enfermement lointaines, qui étaient désormais trop nombreuses ; mais cela imposait aussi d’ouvrir des places (non pas des lits) en regard. Parce que ces malades ne sont pas inventés : je ne rejoins pas les antipsychiatres qui disent que c’est la psychiatrie qui crée les malades. La maladie existe bel et bien, il faut n’avoir jamais vu de malade pour penser le contraire, et je pense même qu’elle existe à une échelle importante. Seulement, les décideurs politiques ont bien voulu fermer les lits et faire des économies, mais les places qu’il fallait créer ne l’ont pas été.

Dans un autre registre, on assiste à un autre type de perversion, qui porte cette fois-ci sur l’appellation même d’« antipsychiatrie » : aujourd’hui, elle est parfois détournée pour qualifier l’approche neuroscientifique, qui n’a rien à voir avec ce qu’a été l’antipsychiatrie en révolte contre les effets aliénants des institutions. C’est plutôt une manière de faire et de penser qui refuse les institutions et promeut la responsabilité individuelle, et qui a donc quelque-chose à voir avec le néo-libéralisme.

À très court terme cette fois-ci, d’après ce que vous pouvez observer à l’hôpital du Vinatier, le confinement a-t-il aggravé cette crise de la psychiatrie hospitalière ? Et du côté des patients, a-t-il eu des effets remarquables sur la santé mentale ?

C’est un peu tôt pour le dire (Entretien réalisé le 8 juillet 2020) et les professionnels de psychiatrie générale seraient mieux placés pour apporter des éléments de réponse précis à la question des effets psychiques du confinement sur les malades déjà diagnostiqués, ou sur les individus chez lesquels cette situation exceptionnelle aurait pu favoriser le développement de troubles nouveaux. Manifestement, à l’issue du confinement, les urgences ont dû faire face à de nombreux cas lourds, dans des conditions encore plus dégradées que d’ordinaire.

Mais on a déjà observé des effets assez nets sur l’institution hospitalière. D’abord, de nouvelles fermetures de lits présentées comme provisoires semblent devenir définitives. Ensuite, le confinement a eu pour effet de promouvoir le télétravail, donc la télémédecine et les consultations en ligne, pratique en mode dégradé qui est parfois présentée comme un Graal à atteindre à tout prix, mais que j’ai beaucoup de mal à regarder comme une avancée quant à la qualité des prestations de soin.

Dans votre Manifeste, on lit que la « psychiatrie artisanale » que vous défendez se heurte d’abord à une sorte d’excès de science. Comment faut-il comprendre cette contradiction entre art et science, ou en d’autres termes, que les pratiques scientifiques puissent finalement nuire à la qualité des soins ?

On observe que dans les pratiques psychiatriques, il y a eu une demande de clarification diagnostique et de rapidité diagnostique de la part des associations de familles, qui ont pris de l’importance ces dernières années. Cette demande s’explique d’autant mieux que, traditionnellement, les psychiatres n’aiment guère poser des diagnostics, dans la mesure où le fait d’accoler aux patients des étiquettes telles que « schizophrène » ou « autiste » revient à prendre le risque d’enfermer les malades dans un destin. Ces revendications ont favorisé le développement d’une psychiatrie « expertale », qui propose des usines diagnostiques qualifiées de « centres experts » pour l’autisme, la schizophrénie, les troubles bipolaires ou les conduites addictives. Dans ces centres, on voit le patient une ou deux fois, sur un temps relativement bref de quelques heures pendant lesquelles il est soumis à des tests psychométriques, plus ou moins associés à des explorations génétiques et à de l’imagerie : le résultat de ces mesures permet de poser un diagnostic et de dresser un schéma thérapeutique. Mais c’est ensuite au médecin traitant ou au psychiatre de secteur – quand il y en a un – de s’occuper du traitement. Or, bien souvent, on observe que le diagnostic est erroné : soit parce que la personne n’a pas dévoilé des éléments importants à des inconnus avec qui elle n’a pas développé de relation de confiance, soit parce que les examens paracliniques ont pris le pas sur l’analyse ou l’intuition clinique. Je vois d’autant mieux les limites de cette pratique qu’il m’est arrivé de faire ce genre de diagnostic expertal pour des adultes autistes. J’y vois une forme d’industrialisation de la pratique de soin, un taylorisme insupportable et dangereux.

À l’évidence, il faut faire un effort dans le sens des familles et proposer des diagnostics plus clairs, parce qu’ils peuvent avoir aussi des conséquences bénéfiques sur l’accompagnement de la prise en charge. Mais on ne peut pas évacuer le fait qu’un diagnostic et un traitement se conçoivent dans une relation intersubjective suivie. Et il est capital que les hypothèses cliniques soient régulièrement revues, réexaminées en fonction des premières réponses au traitement, et éventuellement modifiées. Dans la mesure où le diagnostic et le soin sont une affaire de relations entre deux sujets, le patient et son médecin, il ne me semble pas pertinent de disjoindre la fonction de diagnosticien et la fonction de thérapeute. C’est en cela que la psychiatrie pour laquelle je milite peut être qualifiée d’artisanale. De surcroît, les centres experts servent aussi (et peut-être surtout) à alimenter des banques de données qui alimenteront, demain, les algorithmes de décision diagnostique de l’intelligence artificielle. J’ai peur que nous allions vers une psychiatrie non seulement industrielle, mais numérique et déshumanisée.

C’est aussi le modèle théorique de la science psychiatrique que vous interrogez, dans la mesure où la recherche actuelle tend à décentrer l’attention de l’esprit vers le cerveau.

Aujourd’hui, le discours scientifique dominant entretient effectivement la confusion entre le psychisme et le cerveau, qu’on observe dans le cadre des études de neurophysiologie, de neurocognition, de neurodéveloppement ou de neurodégénérescence. Le « neuro » est très en vogue, même dans des domaines parfois très éloignés de la médecine, comme la « neuro-architecture », qui se donne pour but d’adapter les bâtiments aux atypies sensorielles des autistes ou à la désorientation des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Cette confusion revient à rabattre la psychiatrie sur un organe appréhendé essentiellement dans sa dimension cognitive, c’est-à-dire dans sa fonction qui consiste à traiter de l’information. Or le psychisme est beaucoup plus complexe : dans la vie psychique, l’essentiel se loge peut-être dans l’affectif, le non-conscient et le relationnel. Par exemple, 99% des fumeurs savent que le tabac est nocif, qu’il n’apporte rien et qu’il est très cher, mais cela ne les empêche pas de commencer à fumer. Il y a donc bien plus d’éléments en jeu que les nombreuses informations que leur cerveau traite.

L’avantage de ce discours réducteur est que, dans son simplisme, il est rassurant. Il a pour lui ses allures de modernité. Il fonctionne avec des machines, de la quantification. Il propose une forme d’objectivation qui permet de croire qu’on n’est pas soumis à l’arbitraire d’un évaluateur qui pourrait passer complètement à côté du problème. Mais l’allure scientifique ne recouvre pas toujours des démarches véritablement scientifiques.

Par exemple, l’evidence-based medicine (ou « médecine fondée sur des preuves ») repose sur des preuves qui n’en sont pas : elle convoque en réalité des corrélations statistiques qui ne fonctionnent pas en psychiatrie. Cette méthode revient à appliquer à la psychiatrie des méthodes issues, notamment, de la cancérologie : on isole des « groupes homogènes de malades », sur cette base on observe des stratégies thérapeutiques qui seraient plus actives, et on en déduit qu’elles seraient toujours meilleures. Ces raisonnements probabilistes fonctionnent en cancérologie, parce qu’on peut établir des groupes probablement assez homogènes de malades en fonction de la taille des tumeurs, du nombre de ganglions, de la présence ou non de métastases... En cancérologie, on peut aussi mesurer de manière très objective l’évolution des maladies. Mais ces critères ne sont pas applicables en psychiatrie, parce que les sujets sont trop différents pour qu’on puisse isoler des groupes véritablement homogènes de malades. Imaginez seulement qu’on établisse un groupe de dépressifs, réunis parce qu’ils correspondent à un même score sur une échelle de dépression : on réunirait pêle-mêle des endeuillés, des bipolaires, des anxieux majorant leur trouble, éventuellement quelques simulateurs… Au bout du compte, on aurait le même degré d’homogénéité que si on réunissait des personnes en fonction de leur groupe sanguin.

À côté de ces limites épistémologiques, un cas, en particulier, montre les problèmes éthiques que pose aussi cette approche : la question de la vulnérabilité des adolescents à la schizophrénie. Beaucoup d’études affirment que plus tôt on dépiste et on traite des adolescents susceptibles de tomber dans la schizophrénie, moins leur trouble sera invalidant sur le plan de ses conséquences sociales. Mais l’adolescence est un moment difficile pour beaucoup d’individus, et je ne suis pas sûr que les échelles de vulnérabilité soient suffisamment fiables pour servir de base à la prescription de neuroleptiques à des jeunes de 15 ans, avant même qu’ils aient développé des symptômes. Or, ces prescriptions ne sont pas sans effet sur le développement de leur vie psychique, sociale, et même cérébrale.

On comprend d’autant mieux la faveur dont ce genre d’approche bénéficie que la psychiatrie traditionnelle a ses propres limites : il faut reconnaître qu’il existe des psychiatres dont la compétence diagnostique laisse perplexe, ou qui portent un regard dogmatique sur la maladie de leurs patients. C’est très regrettable, mais je ne crois pas qu’une science réductrice donne de meilleures garanties.

À la lecture de votre Manifeste, il apparaît qu’un autre secteur entre en concurrence avec le soin « artisanal » : celui de l’industrie pharmaceutique, qui propose des soins médicamenteux toujours plus fournis. Comment comprendre cette influence de la pharmacie, comme activité et comme économie ?

La multiplication des médicaments est, de fait, une incitation à l’inflation des diagnostics, qui permettent en retour de proposer plus de traitements. Cette inflation des troubles reconnus, qui sont autant d’arguments pour prescrire, se retrouve en particulier dans le DSM 5 – la dernière version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux établi par l'Association américaine de psychiatrie mais utilisé dans le monde entier (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, cinquième et dernière version publiée en 2013). La pression de l’industrie pharmaceutique est subtile et tous les laboratoires la démentiraient probablement, mais le résultat est là : la prescription d’antidépresseurs augmente dans les pays de l’OCDE, et on considère de plus en plus que des troubles qu’on traitait auparavant par d’autres moyens – ou qu’on ne traitait pas – sont désormais à soigner par des médicaments.

Mais dans le fond, la place que prennent les centres experts et l’industrie pharmaceutique est avant tout la place que n’occupent plus la psychiatrie hospitalière et le service public psychiatrique assuré par le « secteur ». À Vaulx-en-Velin, la troisième ville la plus pauvre de France, le manque de personnel est tel que la seule psychiatre qui assure une consultation au CMP   ne peut plus s’occuper que des patients en soins ambulatoires contraints – c’est-à-dire les cas les plus lourds – afin de produire les certificats mensuels qui déterminent la poursuite des soins. Dans ces conditions, où la médecine publique est réduite à sa plus simple expression, la souffrance psychique ne trouve plus de réponse.

Le plus étonnant, c’est que face à cette situation catastrophique du service public le plus élémentaire, les services vitrine sont toujours plus choyés. Pour ces mêmes raisons, les cliniques privées représentent aujourd’hui 20% des lits et proposent des services qui sont de plus en plus proches des missions qui devraient être celles du service public.

Face à de telles approches, que peut-être cette psychiatrie « artisanale » que vous appelez de vos vœux ?

Cette expression volontairement provocatrice a pour but de rappeler que les équipes de soin psychiatrique – et pas seulement les médecins – s’engagent personnellement dans une relation suivie, avec la possibilité de fonctionner par essais, erreurs et corrections, pour essayer de trouver la meilleure manière de soulager la souffrance ou de prendre en charge la maladie des personnes qui s’adressent à nous. Cela implique de pouvoir puiser assez librement dans les corpus théoriques qui peuvent enrichir la compréhension des situations humaines, intersubjectives, dans lesquels nous sommes engagés. Mais cela implique aussi de pouvoir assumer les frottements avec des disciplines voisines, telles que la sociologie, l’anthropologie ou l’ethnologie, qui permettent de prendre en compte le contexte social ou culturel des symptômes. La philosophie ou l’histoire de la psychiatrie, qui a aussi connu son lot d’impasses et de tragédies, sont également des ressources précieuses pour penser notre pratique. Dans mon livre, je rappelle par exemple que si, après la Deuxième guerre mondiale, les psychiatres ont eu tant de difficulté à parler de génétique des troubles mentaux, c’est que la théorie de la dégénérescence avait produit des centaines de milliers de morts au nom de la pureté de la race en Allemagne nazie.

À propos des usages de l’histoire de la psychiatrie, vous consacrez dans votre livre un long développement à l’histoire de la notion d’hystérie : en quoi cette histoire-là peut-elle être utile à un praticien ?

L’hystérie est une mauvaise désignation, mais elle a l’intérêt d’être très ancienne et de refléter une conception intéressante de la souffrance psychique. Surtout, c’est une notion très utile pour penser le non-savoir. Aujourd’hui, les neurosciences sont dans une posture démesurée de savoir total auquel rien n’échapperait. Elles s’appuient sur une conception épistémologique péremptoire mais naïve, qui postule la résolution future des mystères du cerveau par les technologies. Au contraire je pense qu’il existera toujours des zones de non-savoir dans les faits psychiques et psychopathologiques. Dès lors, méditer l’exemple de l’hystérie permet de réfléchir aux meilleures manières de faire face à notre ignorance.

La pratique est aussi un reflet de l’histoire du temps présent. En l’occurrence, vos consultations au Vinatier vous conduisent à prendre en charge de nombreux migrants souffrant de troubles psy. Quelles sont en somme les spécificités de cette patientèle qui témoignent de la singularité de leur parcours ?

Hormis une minorité de personnes qui étaient déjà malades avant d’émigrer – de psychoses, de troubles d’humeur ou de syndromes autistiques – les trois quarts de mes patients font état de troubles post-traumatiques liés à leur expérience migratoire. Sommairement, on a ici affaire à des personnes psychiquement robustes, qui ont surmonté plusieurs traumatismes. Souvent – pas toujours – un premier événement traumatique est à l’origine du départ. Certains fuient des persécutions politiques ou religieuses, des persécutions liées à leur orientation sexuelle, des traditions telles que l’excision… Ensuite, de nombreux migrants vivent des traumatismes liés aux conditions du voyage. On sait qu’un certain nombre d’Africains se retrouvent dans des goulots d’étranglement en Lybie, où le prix du passage est une période d’esclavage sordide, et le passage lui-même donne souvent lieu à des expériences terribles, soit de mort, soit d’actions extrêmes déterminées par la volonté d’y échapper. Et enfin, un certain nombre de troubles vient des conditions d’accueil, qui sont souvent très éloignées de ce qu’elles devraient être : la loi prévoit que les demandeurs d’asile bénéficient d’un logement et d’une petite allocation pour faire face à leurs besoins immédiats, mais en pratique, au moins la moitié est à la rue et beaucoup sont exclus du dispositif d’allocations de secours. Ma patientèle est d’ailleurs constituée d’une part importante de déboutés du droit d’asile, qui doivent vivre une période de précarité encore plus longue. Face à de telles situations, il faudrait à la fois bien plus de moyens médicaux et paramédicaux, et des mesures d’accueil qui ne sont plus du ressort de la médecine.

D’après cet observatoire des cas de grande fragilité que sont vos consultations, constatez-vous d’autres « maux du siècle » ?

Dans ma pratique, je ne vois pas apparaître de nouvelles maladies mentales. Cela a existé dans l’histoire : par exemple après la fin des famines et des disettes, on a vu naître des phénomènes d’anorexie mentale, ou au contraire des phénomènes de boulimie liés à l’anonymisation des achats alimentaires quand sont apparues les grandes surfaces. En revanche, j’ai l’impression d’observer une grande augmentation de la souffrance psychique anxiodépressive, liée à l’incertitude sur l’insertion professionnelle, à la paupérisation et à l’aliénation économique d’une proportion croissante des gens qui vivent sous le seuil de pauvreté. D’une manière générale, il me semble que la paupérisation tend parfois à se généraliser : la pauvreté économique s’ajoute à la pauvreté culturelle, linguistique et à l’absence d’accès aux soins, ce qui favorise les troubles dépressifs, les addictions et les comportements antisociaux. Et ce qui justifierait une psychiatrie publique plus accessible et mieux pourvue.

Les évolutions des rôles sociaux de la psychiatrie sont aussi un miroir des évolutions de la société, de ses demandes d’ordre et de justice. Comment comprenez-vous les nouvelles relations entre les institutions psychiatriques et les institutions judiciaires ou pénitentiaires, notamment en matière de responsabilité pénale et de détention ?

Avant 1994 et la publication du nouveau Code pénal, la norme en matière de responsabilité pénale était toujours celle du code napoléonien de 1810, d’après laquelle il n’y avait ni crime ni délit si le prévenu était en état de démence au temps de l’action. « Ni crime ni délit », cela voulait dire ni victime, ni préjudice, ni réparation. La procédure voulait qu’on amène devant la justice une personne soupçonnée d’avoir commis un crime ou un délit grave pour établir le fait, et que la justice prononce une situation d’irresponsabilité qui avait pour conséquence qu’on confie cette personne à l’institution psychiatrique. Cela avait des effets délétères sur les malades mentaux criminels parce qu’ils étaient totalement déresponsabilisés de leur acte, au point que cela pouvait même nourrir leur délire. J’ai par exemple suivi un patient matricide, qui disait : « si ce malheur est jamais arrivé », parce que la justice n’avait jamais énoncé de culpabilité.

Les pénalistes et les psychiatres légistes militaient donc fortement pour une autre formulation, qui permettrait de responsabiliser les malades et de donner une réponse pénale, même à des infractions psychopathologiques. Non pas pour mettre leurs auteurs en prison, mais pour que la justice reconnaisse un acte et le transforme en une situation de droit ; pour que tout le processus judiciaire ait lieu, que les victimes soient reconnues et que l’auteur reçoive un mélange de sanction et de traitement en fonction de son degré de responsabilité. Ce à quoi, en 1994, le nouveau Code pénal a apporté une réponse extrêmement insatisfaisante. Croyant bien faire, il a distingué deux cas de figure : celui de l’altération du jugement, dans lequel la situation reste pénale avec une modulation de la peine, et celui de l’abolition du jugement, dans lequel le patient est renvoyé à la sphère psychiatrique.

L’un des problèmes, c’est que les circonstances d’altération du jugement, qui devaient donner lieu à une modération de la peine, ont plutôt été interprétées par les jurys d’assise comme une circonstance aggravante. Un second problème, c’est qu’aucun critère clinique ne permet de distinguer l’altération de l’abolition du jugement : c’est au bon vouloir de l’expert. Ce problème se pose à nouveau quand il s’agit de libérer les accusés : lorsqu’une personne a été placée en institution psychiatrique et qu’il s’agit de la libérer sur décision d’un représentant de l’État, comme le veut la procédure, il faut deux avis concordants de deux experts sur l’absence de dangerosité. Vous imaginez bien que lorsque l’enjeu est de remettre en liberté une personne qui a tué sous l’effet d’un délire chronique, il est très difficile de prendre cette responsabilité.

Au total, comme on pouvait s’y attendre, les experts ont massivement prononcé des altérations du jugement lors des procès, ce qui a eu pour conséquence que les prisons se sont remplies de malades psychiatriques graves, avec les effets dramatiques qu’on connaît. La différence, c’est que, comme l’écrivait le philosophe Louis Althusser après avoir tué son épouse, dans L’avenir dure longtemps, l’ancien code privait du procès et de la peine ; ce qui est moins le cas aujourd’hui.

À côté de cela, l’institution psychiatrique s’est vu confier une nouvelle mission d’ordre public aux côtés des institutions pénitentiaires et judiciaires depuis que, en 2008, à l’initiative de Nicolas Sarkozy, a été votée la Loi de sûreté publique. Sous ses dehors de bon sens, il s’agit d’une loi parfaitement scélérate qui prévoit que, pour des criminels auteurs de faits particulièrement graves, au moment de la levée d’écrou, le juge peut prononcer un transfert en psychiatrique dans le cadre de la contrainte judiciaire. Cela implique le risque que les gens soient enfermés à perpétuité, en fonction d’un risque et non d’un fait. Autrement dit, de confier en douce à l’institution psychiatrique une mission quasi pénitentiaire de privation de liberté à perpétuité.