Se plonger dans les écrits de spectatrices et de spectateurs d'une époque permet d'en répertorier les spectacles et d'analyser une certaine rhétorique culturelle.

En 2020, Dominique Meyer quitte la direction de l'opéra de Vienne (Autriche). Il donne quelques entretiens dans la presse, où il rapporte combien il est essentiel à ses yeux de partager ses passions avec le public. À ce titre, l'approbation des spectateurs, lors de la présentation des Troyens d'Hector Berlioz, l'a surpris et comblé. Mais ce qui peut retenir notre attention, c'est le décentrement thématique de ce genre d'interview : autrefois consacré aux artistes (leur technique, leur psychologie) et aux programmes, le questionnement des journalistes prend désormais pour objet les spectateurs, les auditeurs, en un mot le parterre.

Certes ils ont toujours fait l'objet de statistiques de fréquentation, mais pas de réflexion théorique sérieuse. Hormis la très classique lettre 28 de Rica racontant sa rencontre avec le public des salles de théâtres parisiens   , on s'est peu intéressé aux récits que les spectateurs, une fois réfugiés dans leur sphère privée, ont produit quelquefois. Jusqu’à des dates récentes, on considérait ces derniers comme des figures anonymes, une sorte de pure instance de réception que l’on pouvait saisir, sans se préoccuper des individualités, en masse : « le » public.

Pour la période moderne, seule la photographie est restée en avance sur la théorie : photos de salles livrant le détail d'un public cherchant sa place, de spectatrices et spectateurs assis en rang, de public en foule entrant ou sortant des théâtres, des salles de cinémas, des salles de concerts...

Depuis toutefois une vingtaine d’années   , spectateurs, spectatrices, publics et audiences font l’objet d’une attention plus rigoureuse. Les œuvres d’art ne sont plus pensées comme des monades sans portes ni fenêtres, mais comme des appels ouverts, comme une invite à en répondre, offrant donc l’occasion d’une adresse indéterminée à tous. Les modalités de cet appel et de la réponse du public sont donc devenues des centres d'intérêt pour la recherche. Les sorties au théâtre sont examinées, les mœurs (habillement, nombre de sorties, sociabilités…) scrutées, les multiples effets des spectacles sur les auditeurs analysés, les données sur les fans de tel ou tel spectacle exploitées.

Le renouveau de l’histoire culturelle n’est pas pour rien dans cette prise en compte d’une instance spectatrice (dont on peut dater l’émergence vers 1630 pour l’art d’exposition). Nous en détaillons ci-dessous quelques perspectives au travers de la publication du dernier numéro de la revue Double Jeu, année 2019, numéro 16.  

 

Les actions des spectateurs

Ce numéro conduit par Fabien Cavaillé, Myriam Juan et Claire Lechevalier, accompagnés de 12 auteurs universitaires, se consacre à l’exploration du champ de ces témoignages au sein des arts (restreints à la peinture, au théâtre et au cinéma), quoiqu’un article s’intéresse différemment à un spectacle religieux et privé, ce qui n’ôte rien à son intérêt.

Les articles présentés résultent d’un programme « Récits de spectateurs », du LASLAR (université de Caen). Ce dernier a rendu possibles des chantiers divers depuis 2014, mettant au jour les traces que les spectateurs laissent de leurs expériences esthétiques. La teneur des propos des uns et des autres ne se recoupe pas entièrement. Avant ou après les séances, ils parlent des spectacles, lisent des articles sur les spectacles, écrivent sur ce qu’ils ont retenu. En un mot, ils ne sont pas muets. Ils agissent autant qu’ils réagissent aux films, aux spectacles. À quoi s’ajoute que de tels écrits, pour des périodes disparues, sont les seules sources documentaires sur les spectacles présentés, ainsi que sur les spectacles vus à l’étranger (comme les montrent les lettres sur les spectacles de Voltaire installé en Prusse, celles de Paul Claudel installé en Chine).

Archives privées, témoignages et descriptions sont mis à contribution afin de restituer les éléments qui forment un public de représentation ou de projection. Les auteurs ont ainsi pu étudier les pratiques et les discours élaborés par des individus revenant d’un théâtre ou d’un cinéma, les rituels personnels qui augmentent le plaisir d’aller au cinéma ou au théâtre (parce qu’on y regarde aussi les autres spectateurs).

D’une manière ou d’une autre, ces récits de tous ordres retiennent quelque chose des spectacles, même s’ils les recouvrent de leur rhétorique presque toujours située socialement, même s’ils sont marqués au sceau d’un certain décalage par rapport au réel. 

Qu’espérer de ces études ? Une meilleure connaissance des publics, mais aussi la possibilité de repenser les médiations qui pourraient rapprocher les œuvres et les futurs spectateurs, aux fins de leur appropriation. Encore faut-il nuancer cet aspect de la réflexion puisque les exemples fournis appartiennent très largement au passé et à un public lettré.

 

Des points de vue

Bien que les philosophes aient peu d’attrait pour la notion de « point de vue », il faut accepter l’idée que de nombreux textes de spectateurs du XVIIème siècle en déploient bien la teneur, lesquels sont publiés dans des gazettes, des périodiques, des mémoires et autres correspondances. Ces écrits, dans la plupart des cas, commentent la représentation et souvent le public dès lors qu’on va au théâtre pour être vu. Laclos a fouillé cette perspective grâce au personnage de madame de Merteuil, dans Les Liaisons dangereuses.

Cette dernière sorte d’écrits est plus complexe à analyser, s’agissant des comptes rendus de représentations inscrits dans des romans par l’intermédiaire de personnages fictionnels. Dans ces cas, il faut tenir compte du mélange proposé de description, d’évaluation critique, de mémoire et de détournement de la discussion publique. En revanche, les auteurs constatent que les pratiques du commentaire sur les spectacles se façonnent selon des modalités spécifiques. Elles englobent des critères de perception et d’évaluation des spectacles. En vérité, ces textes invoquent plutôt les spectateurs.

En ce qui regarde les textes laissant parler les auteurs en tant que spectateurs, il s’agit de récits de spectacles, anecdotes sur les représentations, informations sur les comédiennes et comédiens, sur les pratiques de spectatrices et spectateurs, épandus dans des correspondances, des échanges épistolaires, des récits, pamphlets, traités, etc. Les auteurs ont lu plus de trois mille ouvrages dans cette perspective.

L’expérience de la salle est déterminante à cet égard. Et on retiendra que les spectateurs expriment, à côté de divers jugements, des appréciations concernant les lieux, mais aussi la quantité des spectacles lors de fêtes (ils n’en peuvent plus, il y a trop de choses à voir, etc.), et aussi des incidents : la nécessité de faire sortir des spectateurs de la salle pour que le roi puisse installer les dames qui l’accompagnent !

 

Des corps en agitation

Si les spectateurs contemporains ont appris à ne pas s’agiter sur les sièges, il n’en va pas de même à l’époque : larmes, honte, pitié, joie, soupirs, s’exposent en public, accompagnés de mouvements divers dans les loges, lesquels ne semblent gêner personne. Ce qui se profile donc dans les écrits étudiés, ce sont aussi les processus de civilisation, pour parler comme Norbert Élias, par lesquels le public des arts s’est constitué en cultivant sa sensibilité dans le sens des arts d’exposition. Les écrits proposés à la lecture sont ceux des Scudéry, de Madame d’Aulnoy, Chantelou et autres auteurs dont on a conservé les ouvrages. Ils témoignent de ces processus, mais aussi de la difficulté de passer de la réalité à la fiction, et de concevoir la fiction comme telle. Cela commence d’ailleurs, au niveau des effets matériels des œuvres de théâtre : un orage sur la scène ne doit plus faire fuir, nulle nécessité de se sauver devant lui (alors qu’à l’époque l’orage, dans la réalité, demeure un phénomène suscitant la peur, comme on le lit encore dans le Werther de Goethe).

Reste une difficulté première de cette entreprise. Les auteurs ne peuvent saisir des propos de spectateurs que de ceux qui écrivent et sont publiés. De ce fait, leurs écrits, culturellement sélectifs, remplissent aussi une fonction spécifique : propager un écho du spectacle, tout autant que participer à des débats en cours dans la société cultivée de l’époque (débats sur Bajazet, sur Les Femmes savantes, etc.). Se prononcer en tant que spectateur dans ce cas, revient à activer la scène culturelle, à forger des réputations, mais parfois aussi à rapporter les bons mots de spectateurs.

 

Les mémoires individuelles

Il existe un autre aspect de la même perspective, toutefois plus ciblé. Ce sont les écrits de spectatrices et spectateurs à l’endroit de telle ou telle star. Certes, il convient de noter que le geste d’écrire une missive à sa vedette préférée est déjà un acte particulier de spectateur. Il se loge dans la catégorie des lettres de fan(s). Une recherche devait bien se pencher sur ces modes de réception active des spectateurs dits ordinaires. Outre qu’elle pouvait remonter haut dans le temps, elle doit porter sur le contenu de ces courriers   .

Ici l’exemple, outre celui de Douglas Fairbanks, est celui des lettres reçues par René Navarre, qui incarna Fantômas et Vidocq au cinéma. Ces lettres constituent un corpus de 249 lettres, rédigées par 188 individus. Il se trouve que ces lettres ont été regroupées par leur destinataire tout au long de sa carrière et ont été déposées par son petit-fils à la Bibliothèque des littératures policières de Paris. Une majorité de ses correspondants sont des femmes, d'âge et de profession souvent inconnus, et on peut considérer que l’objectif de leurs lettres est de combler le désir de créer un lien avec une personne extraordinaire, en déclarant, selon les cas, des sentiments amoureux ou des appréciations sur les rôles. Il faut croire que le rôle subversif de Navarre dans certains films, et son aspect charmeur, qui lui ont valu sa renommée, n’ont pas laissé le public indifférent. Mais ce n’est pas uniquement ce trait qui intéresse les chercheurs. Ici ce sont plutôt les usages et les formes des souvenirs des œuvres qui sont convoqués. La recherche à leur sujet est étendue et quelques éléments sont déjà en ligne.

Un autre article est consacré au travail du poète Philippe Soupault portant sur Charlot. Si le poète se concentre très sérieusement sur les films de Chaplin, il décrit fort pertinemment sa réception particulière du cinéma à travers ses souvenirs, quoique sans étudier le corps comique de l’acteur-réalisateur.

 

Les mémoires (de) critiques

Reste à parler des critiques d’art, dont on peut présupposer que leurs écrits fonctionnent autrement que ceux des spectateurs ordinaires. Les écrits du chroniqueur de cinéma Serge Daney, ses chroniques publiées à l’époque dans Libération, donnent une autre dimension à cette enquête sur les récits de spectateurs. Pour ne retenir qu’un point central de la démonstration entreprise, Daney ne se contentait pas de donner à lire ses réactions face à un spectacle, il rédigeait ses notices en pensant d’avance à la reprise possible de l’œuvre, soit à l’occasion d’une rétrospective, soit à l’occasion d’une diffusion à la télévision, soit, enfin, lors d’une nouvelle sortie en salle. L’analyse du style employé par lui révèle un auteur qui se met en conversation avec les films, et avec quelques-uns notamment auxquels il donne la parole comme à de vieux amis.

Daney ne se contente pas de faire parler le film – même si « les choses s’impriment deux fois : une fois sur la pellicule, une fois dans le spectateur » – il partage souvent le souvenir intime qu’il a conservé du film, et surtout il confronte le film tel qu’il s’en souvient et le temps passé dans « le noir », au film resté effectivement inscrit sur la pellicule. Mais il est possible de prolonger encore la réflexion en insistant cette fois sur les différents modes d'effets possibles des récits de Daney sur les lectrices et les lecteurs contemporains.

Enfin, n’oublions pas de réfléchir sur les textes que proposent les voyageurs qui reviennent de l’étranger (Saint-Évremond, Voltaire, Louis-Sébastien Mercier, Alexandre Duval, Madame de Staël, etc.). L’événement théâtral leur offre un accès privilégié à la population et à la langue locale. Et il nous offre une approche précise des divergences dans la réception des oeuvres. La disposition du public et sa participation au spectacle révèlent à l’observateur, par la différence culturelle, les structures sociales et les usages culturels, ainsi que les normes genrées qui les régissent. À l’inverse, d’ailleurs, l’étranger peut devenir la cible des regards qu’il regarde. Parfois ce sont des traits « étonnants » qui sont décrits, un couple tirant le rideau de sa loge à Gênes, afin de s’occuper d’affaires plus pressantes que l’audition de la pièce représentée. Parfois aussi, les descriptions des voyageurs montrent que le bâtiment théâtral n’est pas seulement le reflet de la hiérarchie sociale, mais aussi un espace où s’expriment les rapports de genre.