Jean Clair, critique et historien d'art essentiel, livre 26 ans de réflexions et méditations sur l'art contemporain, de Klimt à Parmiggiani. Superbe.

Dans son dernier ouvrage tout récemment paru aux éditions Gallimard, magnifiquement et elliptiquement intitulé Autoportrait au visage absent, Jean Clair, incontestablement l’une des figures les plus marquantes de notre époque en matière de critique et d’histoire de l’art, nous livre le fruit de ses méditations artistiques au cours de ces trente dernières années. En effet, ce livre rassemble des textes écrits sur une période allant de 1981 à 2007, de diverse nature, souvent issus de catalogues d’expositions dont Jean Clair se trouvait être parfois le commissaire ; on y trouve également plusieurs articles écrits pour la Nouvelle Revue Française, ainsi qu’une préface à l’étonnant roman de science-fiction – l’un des premiers du genre -  de Gaston de Pawlowski, Voyage au pays de la Quatrième Dimension, écrit en 1912   . A noter également la présence de deux textes inédits, les chroniques sur James Ensor et Claudio Parmiggiani, écrites respectivement en 2004 et mai 2007. Cette remarquable compilation, que Jean Clair a lui-même qualifiée d’Écrits sur l’art, nous offre donc un panorama original et exhaustif de l’histoire de l’art et des changements esthétiques, mais aussi idéologiques et scientifiques que le vingtième siècle a pu produire sur l’art et ses conceptions en général. Ainsi, le livre de Jean Clair, divisé en quatre parties selon une progression à la fois chronologique et conceptuelle, s’ouvre sur Gustave Klimt et s’achève sur Claudio Parmiggiani, artiste très contemporain   , en passant par Bonnard, Giacometti, Balthus, Zoran Music, Francis Bacon, Louise Bourgeois, David Hockney, Anselm Kiefer, et tant d’autres…

Il faut rajouter à cela deux textes théoriques insérés à la fin de cet ouvrage déjà si complet qui en éclairent singulièrement le propos, intitulés L’Art et l’Intelligence : de la règle au gouffre et le texte qui donne pour ainsi dire son titre au livre : Autoportrait sans Visage   .


Envisager le visage

Telle est la question que pose Jean Clair au début de son ouvrage : "la question est en effet de savoir pourquoi il est devenu si difficile de représenter un visage et de peindre un nu"   . Il s’agit d’un problème à la fois esthétique, scientifique mais aussi politique et éthique. Esthétique : les systèmes classiques de représentation font figure de vieilles duègnes. Scientifique : on ne voit plus le vivant de la même manière, disséqué qu’il a été par Freud ou Charcot à la loupe neurologique ou psychanalytique. Last but not least, politique et éthique : comment envisager le visage après l’horreur défiguratrice d’Auschwitz ? Comment faire face, sur le plan artistique, à ce que Clair nomme "le dé-visagement"   subi par la face  humaine dans les camps nazis ?

C'est ce triple fil rouge qui sous-tend le kaléidoscope artistique de peintres et de sculpteurs qu’il nous est donné de lire, de voir ou de revoir sous la baguette habile de ce grand magicien qu’est Jean Clair. À cette triple perspective il faut rajouter l’émergence d’un nouveau dualisme qui perturbe et tend à envahir le tableau jusqu’à le faire éclater : foin du duel de l’âme et du corps, rebattu, vu et revu – place au duel, infiniment plus "tendance", du sexe et du visage. Aut vulva, aut vultus. Il faut choisir, dit Clair : "Figurer les deux simultanément, c'est provoquer un choc psychique intolérable à la raison humaine, ou bien à la représentation qu’elle se fait de sa dignité"   . Quelques-uns s’y sont cependant risqués, à leurs risques et périls. Ainsi, Klimt et ses dessins érotiques : il a tenté de conjuguer ce que Freud appelle "la chose génitale" et ce qui est censé être le plus haut placé en l’homme, sa tête. Cependant, lorsque le regard est confronté à un nu de Klimt, comment peut-il résister à l’irrésistible fascination exercée par ce point noir qu’est le sexe représenté, ce point aveugle (punctum caecum) qui à son tour nous rend aveugle, au point de ne plus voir que lui et d’en oublier le visage représenté ?

L’art moderne, à partir des Symbolistes, connaît ainsi une véritable crise de la figuration, et de la représentation en général : il n’est d’ailleurs pas innocent que le symptôme de cette crise se manifeste plus particulièrement dès qu’on touche au visage, à la figure, à la tête. L’émergence de la modernité dans les années 1860-1870 s’accompagne, il faut le rappeler, de l’émergence d’un fort "mal de tête" qui va ne faire qu’aller croissant pour devenir une véritable migraine au début du vingtième siècle : du spleen baudelairien en passant par Le Cri de Munch pour finir sous le microscope freudien, la tête, en tant que sujet, a mal et va mal. C'est ce que Clair dans son remarquable article sur Pierre Bonnard nomme de manière très bachelardienne la combustion du sujet   . Le tour de passe-passe pour l’artiste va alors consister à faire de cette extinction-combustion du sujet "le sujet de l’art et la source d’un éblouissement nouveau"   . Certains y arriveront, d’autres pas. Bonnard, par exemple, trouve la solution à ce défi esthétique en changeant de focalisation : d’une focalisation externe – le portrait de Mr ou Mme X - il glisse à une focalisation interne – le temps intérieur du quotidien vécu par Mr ou Mme X ou par le peintre lui-même. Pour ce faire, un changement de perspective est nécessaire, au sens esthétique, bien sûr, mais aussi technique du terme : la perspectiva artificialis, qui implique une mise à distance du monde pour mieux le contempler, n’est plus de mise. "Car voir, ce n’est pas voir à distance", dit Clair   : voir le monde, c'est le voir et le vivre tout à la fois, c'est le voir dans l’immédiat flou de notre perception du réel. Bonnard cherche justement à retrouver ce niveau "pré-iconographique"   , où l’œil est nu et naïf comme un enfant, et cherche à tâtons à se repérer et à faire le tri parmi le chaos visuel qui l’entoure. Il s’efforce de "montrer ce qu’on voit quand on pénètre soudain dans une pièce d’un seul coup"   : "L’infiniment banal, l’infiniment proche – cette double proximité, à la fois psychologique et optique", tel est donc le nouveau "challenge" conceptuel que l’art moderne se propose à l’aube du vingtième siècle de relever. Seulement voilà : le visage fait-il partie de "l’infiniment banal" ? En un mot : le visage est-il proche de nous ? Ou bien l’est-il trop au point qu’on oublie de le regarder ?

Ce monde sans visage, dépourvu de toute réflexivité, c'est celui qu’imagine le philosophe Ernst Mach dans l’Analyse des sensations par le biais d’un dessin intitulé Autoportrait sans miroir, publié en 1900, l’année même où Freud publiait son livre sur l’interprétation des rêves. Ce dessin, inclus au début de l’article de Clair intitulé Autoportrait sans visage, éclaire de manière significative le propos de l’ouvrage de Clair tout entier. On y voit Mach lui-même, allongé sur un divan, sa main droite, l’arête de son nez, l’intérieur d’une pièce que seul l’œil gauche perçoit en contre-plongée, l’œil droit étant fermé. "Cet autoportrait sans tête, ce portrait acéphale, c'est l’expérience de soi immédiate la plus commune que nous puissions imaginer"   , c'est l’image que perçoit Clair lui-même lorsqu’il écrit son article et qu’il voit ses mains courir sur le clavier, c'est l’image que je perçois de moi-même en écrivant cette chronique. C'est le moi qui est hors de moi, dont je ne perçois qu’un vague reflet dans le miroir déformé et déformant du visage des autres, que la peinture et la sculpture moderne vont s’efforcer tout au long du vingtième siècle de représenter – déformation que l’on va retrouver par exemple dans les visages hurlants d’un Francis Bacon, ainsi dans Triptyque pour une crucifixion. Rappelons au passage que Bacon s’inspirait entre autres de photos d’actualités, et notamment de portraits de dignitaires nazis, tel celui de Joseph Goebbels, bouche ouverte, hurlant des imprécations… Or l’expérience des camps ne visait-elle pas précisément à faire oublier aux prisonniers qu’ils avaient un visage ?

D’où l’importance plus que symbolique du renouveau du visage en art, que l’on constate dans les années trente – au moment de l’ouverture des camps -, dans la démarche d’artistes comme Picasso, Bacon ou encore Giacometti, qui s’était fait exclure en 1935 du mouvement surréaliste par André Breton pour "délit de tête". Breton aurait dit alors : "Une tête ! On sait bien ce que c'est qu’une tête !". Giacometti récidiva et persista pourtant jusqu’à sa mort en 1966 à tenter de dessiner, de peindre et de sculpter une tête. Or comme le montre Jean Clair de façon plus que convaincante à travers tout ce livre, la tête, c'est précisément ce dont on sait le moins…   Et pourtant, c'est ce qui est le plus proche de nous, ce qui nous appartient peut-être le plus, et qu’il n’est pas vain de tenter de fixer dans le miroir de l’art….


L’Art et le Verbe

La démonstration de Jean Clair s’avère en définitive très efficace, et a le mérite de donner au lecteur de nouvelles clefs d’interprétation du débat maintenant devenu classique entre figuration et abstraction, le tout écrit dans un français superbe, comme on n’en fait plus, cultivé, raffiné parfois jusqu’à l’excès. Il est vrai que des notes peut-être un peu plus fournies auraient contribué à une plus grande lisibilité du texte, tant les références picturales et littéraires abondent, à tel point qu’on est parfois littéralement submergé. Les plus grands sont convoqués au panthéon de Jean Clair : Proust, Rimbaud, Bergson, Levinas mais aussi Ernst Jünger, Rilke, Dante, Baudelaire, Celan et tutti quanti… On aimerait cependant, ne serait-ce que pour satisfaire sa propre curiosité intellectuelle, avoir un accès plus précis aux sources, notamment picturales. C'est peut-être le seul reproche vraiment de taille à adresser à cet ouvrage par ailleurs remarquable : un livre sur la peinture à la peinture absente au sens technique du terme peut-il remplir parfaitement sa fonction de livre d’art ? Les reproductions présentes dans ce livre se font en effet si rares que même notre mémoire picturale et muséale peine parfois à suivre le feu nourri et soutenu d’allusions à d’innombrables œuvres d’art. Jean Clair nous dit ainsi à propos de Vuillard : "La Femme au lit ! L’Aiguillée ! Autoportrait dans la porte-miroir ! Le Docteur Louis Viau ! Le Prétendant ! Le Flirt !", mais l’image même et suave, dépourvue de tout reminder matériel, ne surgit pas spontanément à chaque évocation. Le paradoxe est là : dans un livre sur l’art, l’art est un peu l’absent de tout bouquet…

Autoportrait au visage absent est-il un livre d’art ou bien un livre au sujet de l’art ? Car il faut le souligner, Jean Clair, tout historien de l’art chevronné qu’il est, est aussi un très grand écrivain, à la recherche de l’Art comme Proust à la recherche du Temps. Il manie l’Art aussi bien que le Verbe, et même sans images, arrive à nous retransmettre malgré tout une véritable synesthésie de l’œuvre d’art à travers la saveur des mots. Il y a dans ce livre des phrases, des expressions inoubliables, ainsi à propos de Cartier-Bresson qu’il compare à un chat dans un très bel article intitulé Le chat et l’oiseau : "Je n’ai jamais pu imaginer Cartier-Bresson autrement que sous l’incarnation de cet animal, sa façon de marcher silencieuse, le talon dressé comme un onguligrade, posant au sol souplement sur ses coussinets, la démarche furtive, glissant presque invisible entre les humains, mais aussi le regard bleu, rond et fixe, dardé sur la proie, et puis soudain le saut, le déclic foudroyant, et la saisie".  

Jean Clair : Maître de la Peinture, Maître de l’Écriture. Bravo, Maestro.


* À lire également : une critique du livre de Jean Clair, Malaise dans les musées (Flammarion), par Françoise Benhamou.
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