En ranimant le passé évanoui, le lustre du théâtre met en valeur le présent, sans sombrer dans la nostalgie.

Après un livre consacré à La porte, au seuil de l'intimité de la rencontre, c'est à une lumière qui éclaire de tous ses feux la nuit que s'intéresse Georges Banu, écrivain et homme de théâtre, dans son dernier livre, Une lumière au cœur de la nuit. L'éclat du lustre brille et éclaire le texte entre poésie et essai. Pour Georges Banu, écrire sur le lustre, cela peut avoir quelque chose de désuet, de futile, à une époque préoccupée par ces sujets qu'elle répute elle-même de sérieux. Fragilité d'une démarche qui est « l'ultime rempart avant la nuit d'alentour »   .

La nuit du lustre

Astre solaire emblématique des lieux de prestige, Baudelaire le présente comme celui qui attire notre regard vers le haut nous faisant oublier le temps d'un soir, la communauté de la salle de théâtre ou la médiocrité du spectacle. Nullement dirigée, la lumière du lustre est dispersée, loin des agressions, « sur un fond d'illusions festives »   . Il est attaché à la nuit, ce point d'origine du théâtre. A ses débuts, en effet, le théâtre se joue en plein air : théâtre grec, théâtre élisabéthain, théâtre japonais. En passant à l'intérieur, il rompt « le pacte originaire » avec la lumière du jour et celle de la nuit. La nuit qu'on instaure ne se confond pas avec la nuit qui vient, explique Georges Banu. Facticité de la nuit théâtrale à l'éclairage nécessaire. Le lustre reste associé à un intérieur protégé et exalté par ses éclats. Nulle quête de vérité, juste la recherche collective de l'ivresse.

Semblable à une galaxie cristalline, le lustre est plus un esprit qui se diffuse qu'un lieu. C'est « un phare tremblant dans un monde aux contours agités ».  

Le lustre dévoile

Il rentre se mettre à l'abri des intempéries, éclairé par les chandeliers. Il se fait veillée laïque plutôt que funèbre, fête sociale, « simulacre d'une paix passagère » et dans cet éclairage, « il ranime la mémoire d'un bonheur ancien »   . « C'est la madeleine d'un théâtre disparu »rajoute encore Georges Banu, où le passé rassure le présent. Le lustre est proustien, « scintillement fragile sur fond de bonheur rétrospectif »   . Ainsi le souvenir du théâtre de Tchekhov n'est pas un simple lampadaire, encore moins un éclairage purement décoratif. Il appartient au passé de l'auteur, comme le souvenir de la madeleine pour Proust . Du lustre naît un imaginaire du dedans et du dehors, autour de la lumière. « Lustre voué à l'éclairage et lustre de la mémoire »   , il met en présence le temps et l'espace. Quel rôle tient-il au théâtre et dans notre mémoire ? Il se tient à distance de l'expérience intime, opposé en cela à la porte. L'espace qu'il éclaire n'a plus de secrets, à l'inverse du seuil de la porte sur lequel s'ouvre la promesse d'une rencontre tout en surprise. Le lustre occupe au contraire un lieu au théâtre. Il irradie autour de lui, faisant sortir de l'ombre les secrets et les souvenirs.

Temps perdu et retrouvé

Le lustre éveille de nombreuses métaphores sous la plume de George Banu, l'éclairant de diverses facettes créatrices d'un monde ouvert à d'autres sens que celui de son usage. Baigné du prestige et de la puissance d'un Galion des temps anciens, il est le survivant d'un monde englouti. Le lustre est sur scène, tel une bête blessée. Comparable au guépard il possède l'esprit de liberté et de conquête, même s'il est tenu en cage. Nostalgique face aux projecteurs violents, ses concurrents qui « zèbrent la nuit et déchirent le noir par de tranchants coups de couteau », il ne se réduit pas à une fonction d'éclairage. Puisant en sa force d'évocation, il ne cesse d'attirer l'oeil, de questionner. La présence d'un lustre dans le tableau de Manet, Un bar aux Folies Bergère, lustre presque invisible à l'homme pressé, fait pendant au regard mélancolique de la jeune femme au premier plan du tableau. Cet appel silencieux à la limite invisible fait écho chez Georges Banu à un désir de lenteur, où le spectateur s'installe dans le temps de la contemplation entre l'éclaircie et la disparition. Le lustre c'est la résurrection d'un monde défunt. Il observe le chaos, inatteignable là où il se trouve. « Je vis dans ce refuge éclairé avec grâce », écrit Georges Banu, à l'abri d'un monde extérieur, celui de la nuit. Vertu protectrice du beau, ce beau que nous confie l'éclairage du lustre.

« Le monde est un théâtre »

Cette phrase de Shakespeare, il faut l'entendre comme le lustre entreprenant le passage d'un lieu à l'autre créant une osmose, un monde étoilé, un « ordre poétique »   dans un jeu de disparition et d'éclaircie, de nostalgie et de plaisir. Le théâtre n'est pas séparable de l'histoire qui s'y joue. Encore moins de son public. Ainsi le théâtre Alexandrinski est-il habité d'une musicalité et d'une dimension mémorielle, trace présente d'un monde éteint, réduit au silence en ce sanglant dimanche de 1905, au moment de la Révolution russe. On devine toutefois derrière, un monde ancien perdu mais conservé dans ces éclats lumineux. Georges Banu sent la présence de Dostoïevski et Tchekhov, spectateurs d 'un temps irrémédiablement perdu mais que le lustre réveille à un temps retrouvé. Le lustre n'est pas la lumière crue du néon des procès. Tchekhov voulait « que certaines répliques fussent dites à travers les larmes, le sourire aux lèvres. » Résistance du beau, de la mélancolie dans la fête, des nuances qui refusent la brutalité lumineuse, la lucidité trop abrupte.

Le lustre est condition du beau dans sa présence diffuse « au-delà les mots, ou, même, en résonnance avec eux, et en accord avec l'attente qu'ils suscitent »   écrit Georges Banu. La nostalgie du passé se transforme en une « beauté convulsive » en en déplaçant le lieu, en creusant l'écart.