Le week-end dernier, les Françaises et Français ont été appelés aux urnes pour élire leurs maires, perpétuant ainsi une tradition civique héritée en partie du Moyen Âge.

Bourgmestres et consuls

Dans tout l’Occident, les XIIe et XIIIe siècles sont marqués par une expansion urbaine sans précédent. La croissance économique aidant, les anciens centres urbains se peuplent, de nouvelles villes apparaissent autour des centres de pouvoir et le long des routes commerciales. Surtout, après avoir été longtemps directement soumises à l’autorité de leur prince ou de leur seigneur, les communautés urbaines revendiquent et obtiennent, parfois de haute lutte, des chartes de franchise leur accordant un certain degré d’autonomie. À partir d’un foyer localisé dans le nord de l’Italie, le mouvement communal gagne progressivement toute l’Europe du Nord.

Le modèle communal donne lieu à des institutions globalement similaires d’une ville à une autre. En règle générale, la commune est dirigée par un collège de consuls chargés de l’administration urbaine, du prélèvement des impôts et parfois de la justice. Leur nombre, souvent très symboliquement fixé à douze, tend à identifier ces magistrats aux apôtres du Christ. C’est pourquoi de nombreuses villes anglaises ou allemandes, jugeant cet effectif trop restreint, le portent au XIVe siècle à 24 ou 36 membres, soit des multiples de douze – quitte à ne pas pourvoir tous les postes. Au cours du XIIIe siècle, on voit apparaître dans leur sein un à quatre bourgmestres chargés de présider le conseil et même, lorsque la ville est suffisamment autonome, de conduire sa politique extérieure.

Ces remarques cachent cependant une foule de cas particuliers, car chaque ville a sa propre histoire dont les institutions sont le reflet. Dans certaines villes comme Bruges, les consuls sont remplacés par un collège d’échevins, lesquels étaient initialement nommés par le seigneur avant de s’émanciper. À Magdebourg, il y a des échevins et des consuls. Surtout, toute municipalité tire son autonomie des franchises qui lui sont accordées par son seigneur. Ainsi Lubeck, ville d’Empire située au nord de l’Allemagne, dépend directement d’un empereur éloigné : elle est pratiquement indépendante. Ses voisines en revanche sont soumises aux ducs de Mecklembourg ou de Poméranie, qui se réservent la haute justice (en cas de crime de sang) et revendiquent un droit de regard sur leur politique extérieure. Partout, la commune fait toutefois émerger un modèle représentatif associant la population, ou une partie de celle-ci, à la décision politique.

 

L’assemblée des bourgeois

L’intronisation des magistrats constitue un temps fort de la vie civique, censé impliquer l’ensemble de la communauté des bourgeois. L’assemblée, qui se tient tous les ans à date fixe, se déroule généralement sur la place principale, devant l’hôtel de ville, d’où l’ancien et le nouveau conseil se présentent à la foule et prêtent serment de servir la communauté.

La cérémonie est aussi l’occasion de réaffirmer les fondements sur lesquels repose la communauté civique. On en profite pour lire à haute voix le droit ou les statuts de la ville, ou du moins certains articles jugés particulièrement d’actualité : ce rituel, appelé bursprake (« parole des bourgeois ») dans les villes d’Allemagne du Nord, est un moyen de publier et de promulguer le droit. En Allemagne du Sud, la communauté des bourgeois est appelée à renouveler le « serment des bourgeois », en souvenir de la conjuratio – au sens propre de con-juro : « jurer avec » – qui aurait permis à la communauté de conquérir son autonomie. Tout ce protocole a pour but d’affermir la légitimité du gouvernement des consuls, qui se plaisent à rappeler qu’ils ont été élus « pour le commun profit ».

 

Et le vote dans tout ça ?

Eh bien, à quelques exceptions près, il n’y en a pas vraiment en Europe du Nord. Au lieu de cela, les consuls sont nommés à vie et choisissent eux-mêmes les remplaçants de leurs confrères décédés, un système qui a l’avantage de renforcer la domination d’un groupe dirigeant restreint et socialement homogène (on parle de patriciat quand le pouvoir se concentre entre les mains d’un nombre suffisamment limité de grandes familles). À Lubeck comme dans de nombreuses autres villes d’Allemagne du Nord, les consuls sont répartis en trois groupes et siègent par roulement, passant deux ans aux affaires, puis se retirant pour un an avant d’y revenir. Si le nouveau conseil est intronisé et acclamé chaque année, avec souvent quelques nouvelles têtes, le processus n’a donc rien d’une élection au sens moderne.

L’idée, pourtant, est dans l’air. À Brême, un statut de 1246 stipule ainsi que « les consuls seront désormais, comme c’était le cas autrefois, nommés par la communauté des bourgeois », ce qui suggère qu’à ses débuts, la commune de Brême accordait une large participation politique au corps civique. Si l’élite marchande à la tête de la ville ne tarde pas à revenir sur cette décision, la question de la représentation de la meinheit, la « communauté », est au cœur des troubles et émeutes qui secouent de nombreuses villes allemandes au cours des XIIIe et XIVe siècles. À Kampen aux Pays-Bas, un texte du XIVe siècle précise que selon la coutume, la communauté peut choisir d’élire les échevins ou de laisser à ces derniers le soin de désigner leurs successeurs. Dans la marge, un commentateur a ajouté : « et alors le peuple rentre chez lui pour manger » – étonnant témoignage sur l’abstention au Moyen Âge !

Notons toutefois que cette « communauté des bourgeois » n’inclut pas toute la ville, mais principalement les artisans et propriétaires souvent exclus ou peu représentés au conseil. Exit les clercs, les locataires, les femmes, les juifs ou encore les étrangers : il n’a jamais été question de mettre en place un suffrage universel.

Faute de procédures électorales réellement démocratiques – l’idée paraîtrait sans doute saugrenue au Moyen Âge –, les consuls en butte au risque de contestations n’ont guère d’autre choix que de mettre en place un semblant de représentativité. C’est le cas à Dortmund, où les six principales corporations de métier sont autorisées à désigner chacun deux électeurs ; les douze électeurs doivent à leur tour choisir six membres de la guilde de saint Renaud (qui réunit les marchands et consuls de la ville). Ces dix-huit personnes seront autorisées à « tenir, comme il se doit, un commun conseil avec les consuls », avant de désigner « des personnes idoines en ceci qu’elles sauront et pourront […] commander en toutes choses la ville et communauté de Dortmund ».

Avec ça, les Verts peuvent toujours essayer de rafler la mairie.

 

Pour aller plus loin

- Richard, Olivier, « Le serment comme technique de gouvernement dans les villes du Rhin supérieur à la fin du Moyen Âge », dans Gouverner les hommes, gouverner les âmes: XLVIe Congrès de la SHMESP (Montpellier, 28-31 mai 2015), dir. Corinne Leveleux-Teixeira, Annick Peters-Custot, Paris, 2016.

- Monnet, Pierre, Villes d’Allemagne au Moyen Âge, Paris, 2004.

- Boucheron, Patrick, Menjot, Denis, Histoire de l’Europe urbaine 2 : La ville médiévale, Paris, 2003.

- Schulz, Knut. “Denn sie lieben die Freiheit so sehr...” Kommunale Aufstände und Entstehung des europäischen Bürgertums im Hochmittelalter. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1992.

- Poeck, Dietrich, Rituale Der Ratswahl: Zeichen Und Zeremoniell Der Ratssetzung in Europa (12. - 18. Jahrhundert). Vol. 60. Städteforschung A. Köln/Weimar/Wien: Böhlau, 2003.

 

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