Les manifestations contre les violences policières se multiplient dans le monde entier, reposant la vieille question du contrôle de la police. Une question qui se pose également au Moyen Âge.

Depuis deux semaines, les États-Unis sont à feu et à sang, se déchirant autour de la question du racisme structurel de la police et des violences qui en découlent. La France n’échappe ni au premier fléau, comme le montre ce terrifiant podcast qu’il faut absolument écouter, ni au second, comme le rappelle la mort, entre autres, d’Adama Traoré. Derrière ces manifestations et cette colère se pose une question cruciale : comment contrôler les policiers ? Cette question préoccupe énormément les médiévaux.

 

Premiers officiers... et premiers abus

            À partir du début du XIIIe siècle, les officiers se multiplient dans les grands royaumes d’Occident, en particulier la France et l’Angleterre. Juges, baillis, shériffs, collecteurs d’impôts, sergents du guet, etc. : ils sont de plus en plus nombreux – au point que très vite certains râlent sur le fait qu’il y a, déjà, trop de fonctionnaires.... Cette croissance accompagne la construction très progressive de nouvelles formes politiques, et participe en fait de ce qu’on appelle souvent la « genèse de l’Etat moderne ».

            Or le pouvoir exercé par ces officiers est d’emblée très critiqué. Des textes les accusent d’être corrompus, de ne pas respecter les privilèges des communautés ecclésiastiques, de taxer deux fois les paysans, de détourner l’argent du roi pour s’enrichir, etc. Ces textes, par exemple Le Chant contre les impôts du roi, un poème rédigé en anglo-normand au XIIIe siècle, agitent la menace d’une révolte populaire : les pauvres souffrent alors que les riches ne payent rien, et ils finiront par se soulever pour se rendre justice eux-mêmes.

            En France comme en Angleterre, des écrivains s’emparent de ces thèmes et les relayent dans leurs œuvres, comme Christine de Pisan ou Eustache Deschamps. Emerge ainsi une « littérature de la contestation sociale », souvent très forte : dans son célèbre sermon prononcé en 1386-1388, le prédicateur anglais Thomas Wimbledon condamne violemment les officiers « tyranniques » qui ne cherchent que leur profit. S’appuyant à la fois sur la Bible et sur Aristote, il démontre que ce sont de véritables criminels, qui nuisent à tous et doivent être sévèrement punis.

 

Réforme et responsabilité   

            Les rois prennent très au sérieux ces critiques. Les officiers sont en effet à la fois les agents du pouvoir et les représentants du roi. S’ils sont injustes ou corrompus, c’est le prestige et la légitimité du souverain qui risquent d’être amoindris. S’il y a révolte populaire contre un shériff ou un bailli violent, c’est le roi qui devra la réprimer.

            Avant de partir en croisade, Louis IX (le futur saint Louis) procède donc à de vastes enquêtes d’opinion au sein de son royaume, pour collecter les plaintes contre ses officiers et pouvoir les « réformer » au mieux. Le terme de réforme est omniprésent au Moyen Âge : il s’agit littéralement de redonner sa forme première, pure, à un système ou à une pratique qui semble ne plus fonctionner comme il faut.

            Dans sa grande ordonnance de 1254, Louis IX cherche à contrôler le plus étroitement possible ses officiers. Il insiste notamment sur le fait qu’ils sont « responsables », non seulement pendant qu’ils exercent leurs fonctions mais également après. Il s’agit d’une nouvelle notion, qui s’impose peu à peu en Occident : les officiers, qui détiennent une partie de l’autorité royale (la potestas), doivent rendre des comptes.

           

Accuser les officiers

            Mais, évidemment, il ne suffit pas de quelques textes pour faire disparaître les accrochages du quotidien. Progressivement, on met en place des structures permettant de contrôler les officiers (comme le fait aujourd’hui la police des polices), comme les Chambres des comptes. Pour qu’ils soient responsables, il faut aussi que les officiers puissent être accusés et condamnés par la justice.

            Romain Telliez a ainsi travaillé sur les milliers de procès opposant des officiers royaux à des seigneurs, des prêtres ou des gens du commun. Les accusations sont toujours les mêmes : les officiers sont corrompus et/ou violents. On les voit très souvent accusés d’injure, de meurtre, de viol. Souvent innocentés, ils sont parfois condamnés à être privés de leur office, voire à des amendes. Globalement, la justice royale s’avère à la fois pragmatique et efficace, et parvient à maintenir la concorde sociale, ce qui n’empêche pas des révoltes ponctuelles.

            Ces textes théoriques et ces procès concrets affirment une idée forte : les agents du pouvoir sont responsables. Cette idée d’une responsabilité publique des officiers participe de la construction d’un État de droit, qui dépasse les principes aristocratiques de l’honneur, du lignage, de la vengeance. C’est l’un des principaux legs du Moyen Âge à nos démocraties contemporaines.

 

L’Enfer et le présent

            Au Moyen Âge, le thème de la responsabilité des agents du pouvoir s’appuie sur une lecture chrétienne du monde. Thomas Wimbledon, dans son sermon, condamne ainsi aux peines de l’Enfer les officiers qui ne travaillent pas « au profit de la communauté » : une façon de faire peur aux officiers qui l’entendent ou le lisent, pour leur rappeler la double menace de la révolte populaire et du feu infernal. Bref, comme le montre Christopher Fletcher, la moralité religieuse est alors la fondation du contrat social et politique.

            Aujourd’hui, nos sociétés sont largement sécularisées. Il ne suffit plus de dire ou de se dire que les policiers qui tuent finiront en Enfer : ce n’est pas satisfaisant, et, surtout, ça ne sert à rien. Il devient urgent de trouver de nouveaux moyens pour contrôler les agents du pouvoir – ce qui suppose d’abord de reconnaître clairement, sans avoir peur des mots, que oui, il y a un problème de violences policières et de racisme institutionnel en France. Ce n’est qu’après avoir admis cette réalité-là, aussi triste et douloureuse soit-elle, qu’on pourra espérer œuvrer pour la transformer... pour « le profit de la communauté », et pour sauver des vies.

 

Pour en savoir plus

- Romain Telliez, « Le contrôle des officiers en France à la fin du Moyen Âge : une priorité pour le pouvoir ? », dans Laurent Feller (éd.), Contrôler les agents du pouvoir, Limoges, 2002, p. 204.

- Romain Telliez, « Per potentiam officii ». Les officiers devant la justice dans le royaume de France au XIVe siècle, Paris, Honoré Champion, 2005.

- Marie Dejoux, Les Enquêtes de saint Louis. Gouverner et sauver son âme, Paris, Presses universitaires de France, 2014.

- Christopher Fletcher, « La moralité religieuse comme contrat social Les officiers en Angleterre et en France à la fin du Moyen Âge » (https://books.openedition.org/psorbonne/32875), dans François Foronda, Jean-Philippe Genêt et José Manuel Nieto Soria (dir.), Avant le contrat social. Le contrat politique dans l’Occident médiéval, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 377-396.

 

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