Sous un titre parfaitement neutre, cet ouvrage propose une critique radicale de la pensée d’Arendt. L’ensemble est, il faut le regretter, excessivement polémique.

Cet ouvrage collectif, emmené par le philosophe Emmanuel Faye et l’historien Yannick Bosc, propose une critique radicale de la pensée d’Hannah Arendt, concentrée sur deux de ses ouvrages majeurs, Les origines du totalitarisme et l’Essai sur la révolution. L’intention, clairement affichée, est de déboulonner Arendt, considérée depuis quelques décennies comme l’une des grandes philosophes du 20e siècle – quoiqu’elle refusât de se définir ainsi. Cette entreprise de destruction s’inscrit dans le sillage de l’enquête de Faye sur « l’introduction du nazisme en philosophie » par Heidegger   . Il prolonge et complète l’ouvrage que le même auteur a déjà consacré à la dette d’Arendt à l’égard de Heidegger, qui faisait de la première une disciple zélée du maître, préoccupée d’en promouvoir la pensée de manière voilée   .

Une idéologue dans la Guerre froide ?

L’ensemble des contributeurs du livre, formant un front uni, parlant d’une seule voix (à l’exception, toutefois, de la contribution sobre et neutre de Christine Fauré) dresse un portrait d’Arendt lourdement à charge. Elle ne saurait, selon eux, être qualifiée d’historienne tant elle bafoue les faits et ignore les travaux de référence sur les sujets dont elle parle. Elle ne serait pas plus philosophe, tant elle assène ses idées sans argumenter et, surtout, pour la raison qu’elle s’inscrit directement dans le sillage de Heidegger, qui condamne toute la métaphysique occidentale. Elle réitère d’ailleurs, comme le pointe Faye, le geste heideggérien en récusant toute la tradition de la philosophie politique. En outre, elle est accusée ici d’être profondément antidémocrate et antihumaniste. C’est un véritable réquisitoire. Mais qui est donc, alors, Hannah Arendt ? Par sa formation intellectuelle, elle serait à rattacher, nous disent les auteurs, à « la révolution conservatrice », ce courant de pensée allemand hostile à la République de Weimar, illustré, en particulier, par Oswald Spengler, Ernst Jünger et Carl Schmitt. Elle serait, sinon et avant tout, une idéologue exclusivement préoccupée de marteler, des thèses politiques préconçues. Dans le contexte historique de la Guerre froide, Arendt prendrait parti avec passion pour le camp atlantiste.

Six chapitres sur huit se focalisent sur l’Essai sur la révolution et font le procès de l’analyse comparative entre la Révolution américaine et la Révolution française que propose Arendt. Celle-ci oppose, rappelons-le, les deux révolutions, l’américaine, d’un côté, qui réussit à fonder une authentique liberté politique, de l’autre, la française, qui se laisse envahir par la question sociale, les réponses à apporter à la pauvreté et à la misère de masse, et qui, gagnée par la pitié et la compassion, est conduite à la Terreur. « Un désastre », juge Arendt. En opposition à cette conception, l’historien Marc Belissa soutient que ce contraste entre les deux révolutions, forcé, procède d’une approche idéologique qui s’appuie principalement, parmi les Pères fondateurs de la première République américaine, sur John Adams, peu représentatif de l’opinion publique de l’époque et condamné par elle en général. Il lui oppose les thèses des historiens Robert R. Palmer et Jacques Godechot qui auraient montré, eux, la communauté d’inspiration des deux événements. Telle quelle, l’objection ne manque pas de crédibilité, mais fait peu de cas, malgré tout, de la considérable différence de contexte entre les deux pays, d’un côté une colonie relativement prospère qui vient de s’émanciper de la tutelle de l’Angleterre, de l’autre une vaste société, essentiellement paysanne, ancrée dans les structures sociales et politiques de l’Ancien régime.

L’argument principal opposé à Arendt porte, toutefois, sur la manière dont elle conçoit la distinction de la politique et du social. C’est, en effet, une clef de la vision arendtienne, qui commande nombre de ses jugements politiques. Sa thèse, selon laquelle la politique ne devrait pas se mêler des questions économiques et sociales est, il faut l’admettre, intenable. S’il faut donner raison à nos auteurs sur ce point, ils ne semblent pas saisir, en revanche, le sens, dans cette affaire, de la source hellénique chez Arendt. Comme souvent, en effet, la référence à la Grèce ancienne joue un rôle crucial dans sa compréhension de la politique. C’est à l’aune de l’expérience grecque, puis romaine, qu’elle forge ses principales catégories d’analyse. Il conviendrait de distinguer, à cet égard, un niveau descriptif et un niveau normatif. Or, comme l’a justement montré Castoriadis, dans son enquête sur l’origine de la démocratie en Grèce, la distinction qu’Arendt opère entre la politique et le social, qu’il désapprouve par ailleurs, décrit correctement l’imaginaire grec de l’époque   . Arendt s’égare clairement, par contre, dès lors qu’elle prétend en faire une proposition normative à valeur transhistorique.

Une conception aristocratique de la politique ?

Toutefois, ce jugement devrait être contrebalancé par une autre considération que les auteurs de ce collectif ne prennent absolument pas en compte. Ils jugent, en effet, que la conception de la politique d’Arendt est profondément antidémocratique, car, disent-ils, elle en défend une conception intrinsèquement aristocratique. D’après eux, Arendt souhaiterait réserver l’activité politique au petit nombre des meilleurs (les aristoï), ayant le privilège d’accéder au « bonheur public », celui de paraître sous les lumières de la scène publique et d’y faire reconnaître, auprès de ses pairs, la valeur de leurs hauts faits et dits. Elle exclurait ainsi de la politique les masses laborieuses, enchaînées par nécessité à la satisfaction des besoins vitaux, sur lesquelles elle porterait un regard dédaigneux, voire méprisant. Cette description ne résume la vue d’Arendt que de manière partielle et biaisée. En effet, Arendt décrit là, une fois encore, la réalité grecque ancienne, qu’elle érige, dans un second temps, en modèle. Nulle part, dans ses écrits, nous semble-t-il, on ne trouve, en revanche, l’idée que la démocratie moderne devrait être à l’image de la société grecque dans sa globalité. Les auteurs entretiennent, en fait, une confusion entre la description qu’Arendt donne d’une réalité historique et le modèle normatif qu’elle se propose d’extraire de la vie politique et des institutions démocratiques des Anciens Grecs. Ce qui retient l’attention d’Arendt, c’est le sens de cette invention grecque de la politique, à partir de laquelle elle élabore un type idéal d’espace public, qui a, entre autres, fortement influencé Habermas. Jamais cette manière de procéder ne sert à justifier la réalité d’ensemble de la société grecque, qui excluait de la citoyenneté, on le sait, les femmes, les étrangers et les esclaves.

Les coauteurs de l’ouvrage sont, visiblement, insensibles à cette dimension. En réalité, la pensée politique d’Arendt devrait être rapprochée, comme le suggère Serge Audier, du renouvellement des idées républicaines, portées par des auteurs comme John G.A. Pocock, Quentin Skinner ou Philip Pettit qui mettent l’accent sur la vie citoyenne et valorisent hautement le civisme   . Dans cette perspective, une importance considérable est accordée à la participation active aux affaires publiques sur la base de la liberté et de l’égalité. Les auteurs ne s’intéressent malheureusement pas à cette forme de la vie collective. C’est pour cette raison, au demeurant, qu’ils se trouvent tous également désarmés face au dernier chapitre de l’Essai sur la révolution intitulé « Les trésors perdus de la tradition révolutionnaire ». Arendt y exprime son intérêt pour la démocratie directe, en particulier pour la forme des conseils, qui s’étaient illustrés, à nouveau, lors de la Révolution hongroise de 1956. Comme ce phénomène historique n’entre pas dans le prisme idéologique des auteurs, ils interprètent ces considérations comme un incompréhensible retournement d’Arendt, comme une contradiction ou encore, sous la plume de Faye, comme une manœuvre manipulatrice pour rallier à la cause atlantiste une certaine gauche européenne.

Arendt, critique des droits de l’homme

Les deux derniers chapitres du livre sont consacrés aux critiques adressées par Arendt aux droits de l’homme. Ce point a déjà fait couler beaucoup d’encre, les commentateurs se partageant entre ceux qui voient en elle une ennemie des droits de l’homme (les auteurs du présent ouvrage) et ceux qui l’y croient, malgré tout, fidèle (Lacroix et Pranchère par exemple   ). Rappelons qu’Arendt reproche, en particulier, aux droits de l’homme leur impuissance dans le contexte de l’Après-guerre, marqué entre autres par la condition dramatique d’une masse de réfugiés et d’apatrides. Elle fait alors valoir que, plus originaire et décisif que les droits de l’homme, est « le droit à avoir des droits ». Quoi qu’on pense de cette formule, les auteurs révèlent pleinement, à cette occasion, l’imaginaire politique et philosophique qui les anime. Ils prennent parti pour la version la plus naïve et dogmatique de la philosophie des Lumières. La raison, le droit naturel, « l’universelle humanité » sont, pour eux, véritablement « l’objet d’une foi pratique ». Ce sont des rocs absolus qui doivent être admis sans examen critique. Ils oublient ainsi la pluralité des Lumières, très pertinemment analysée, récemment, par Antoine Lilti   . De ce point de vue, Arendt ne procède nullement à « la destruction des Lumières », comme l’affirme Edern de Barros, mais fait, entre autres, le choix de Lessing contre Mendelssohn.

Arendt s’en prend, non sans arguments, à la mythologie contemporaine la mieux établie, la philosophie des droits de l’homme, pointant le contraste entre leur « idéalisme » et leur « sentimentalisme » d’un côté et leur ineffectivité de l’autre. Benoît Basse objecte que c’est confondre les conditions institutionnelles du respect des droits de l’homme et les droits de l’homme en eux-mêmes, inhérents à la nature humaine, constituant en tant que tels d’inconditionnels principes. Cette conception juridique de l’homme, abstraitement universelle, est difficilement tenable. La conception grecque ancienne qu’illustre la célèbre formule de Simonide, « c’est la cité qui fait l’homme », fournit, elle, l’indispensable point de vue sociologique sur le sujet. Comme le fait remarquer justement Vincent Descombes, par opposition à l’idée d’un droit naturel subjectif défendue par les auteurs, « le droit naturel est variable » et ses théoriciens traditionnels perdent de vue « que l’idée de justice naturelle est elle-même une idée sociale »   . En raison de leur parti pris métaphysique sur ce point, les auteurs sont conduits, ici encore, à rapprocher Arendt de Carl Schmitt, juriste nazi auxquels ils opposent Hans Kelsen, qui récuse pourtant l’idée de droit naturel du point de vue d’un positivisme juridique.

Aucun doute, cet ouvrage mettra en colère de très nombreux lecteurs, fidèles admirateurs d’Arendt. Ceux qui sont plus dubitatifs à l’égard de son œuvre, qui n’en apprécient pas le ton et le style souvent péremptoires, qui y décèlent des failles conceptuelles importantes, ne seront pas plus satisfaits. La critique de la pensée d’Arendt, souvent adulée, est, c’est certain, nécessaire. Elle reste, toutefois, entièrement à faire.