L’historien Antoine Lilti offre une interprétation nuancée des Lumières qui fait apparaître toute sa diversité, et aussi sa richesse en tant que source de questionnement pour notre époque.

Les éditions Buchet-Chastel viennent de traduire Idées révolutionnaires. Une histoire intellectuelle de la Révolution française de l’historien anglo-saxon Jonathan Israel qui a contribué à renouveler le débat historiographique sur les Lumières. Le professeur de Princeton avance notamment l’idée originale et provocatrice d’une coupure entre des Lumières radicales, dans la filiation de la philosophie de Spinoza, et un versant plus modéré, voire conservateur, auquel il rattache Voltaire.

La perspective de L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, qui paraît au même moment, est tout autre. Écrit par Antoine Lilti, directeur d’études à l’EHESS, ancien rédacteur en chef des Annales et connu pour ses travaux sur les salons et la célébrité à l’époque des Lumières, ce livre se tient à distance des grandes interprétations et offre une image tout en nuances de la période et de sa postérité.

 

Un concept philosophique inscrit dans un contexte historique

Pour Antoine Lilti, depuis longtemps patrimonialisées, notamment à travers les programmes scolaires, aussi bien en littérature qu’en philosophie, les Lumières sont redevenues un sujet d’actualité brûlant à la suite des attentats de 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo. Auparavant « victimes de leur succès », c’est-à-dire devenues évidentes et ne faisant guère plus l’objet de discussions, les évolutions des dernières décennies (numérisation de nos sociétés, crise écologique, etc.) et un certain nombre de retours en arrière (essor du fanatisme religieux et de l’extrême droite) invitent à convoquer à nouveau l’héritage des Lumières. « Nouvelles lumières contre nouvel obscurantisme : la scénographie a le mérite de la simplicité, mais pas celui de la nuance. En réalité, le paysage intellectuel est plus complexe qu’il n’y paraît. » Certains legs des Lumières sont ainsi contestés pour avoir dévié de leur trajectoire initiale – certaines formes de rationalités – ou à cause de leur utilisation en défense de l’Occident. Par ailleurs, « ces débats charrient beaucoup de malentendus, de fantasmes, et parfois de mauvaise foi ».

Face à cela, les historiens sont perplexes. En effet, leurs travaux ont surtout complexifié et « pluralisé », notamment en termes géographiques, les Lumières. D’autres ont mis en avant les aspects religieux de certains courants des Lumières. En bref, c’est à une remise en cause des clichés ou des lectures trop rapides d’un mouvement aussi divers que les Lumières à laquelle les historiens se sont attelés. Le corpus des auteurs et des œuvres étudiés a été aussi renouvelé, une place a été redonnée aux femmes et à d’autres espaces géographiques. Paradoxalement, alors que notre époque cherche à se rassurer en appelant au secours les Lumières, les historiens ne sont plus en mesure de proposer un récit unifié à leur sujet.

Plus largement, les Lumières sont-elles un corpus d’idées à défendre et à actualiser ou une simple période historique à étudier ? Pour Antoine Lilti, elles sont certes un « concept philosophique », mais résolument inscrit dans son « contexte historique ». En effet, « les "Lumières", par construction, sont un concept philosophique et politique, la façon dont nous désignons le récit des origines de la modernité européenne en l’inscrivant dans les transformations culturelles du XVIIIe siècle. » En outre, il faut « accepter l’idée que les Lumières n’existent comme objet historique qu’à travers les reformulations successives qui en réactivent les enjeux. »

 

La réflexivité des Lumières

L’un des points de départ des Lumières n’est autre que la remise en cause de l’autorité et des autorités. Chemin faisant, elles sont progressivement devenues des arguments d’autorité. Pour autant, elles sont susceptibles d’être critiquées et de s’inscrire dans nos débats contemporains. « Or les Lumières ne sont ni une doctrine cohérente ni un mythe fallacieux, mais le geste à la fois réflexif et narratif par lequel, dès le XVIIIe siècle, de nombreux auteurs ont cherché à définir la nouveauté de leur époque. » L’actualité des Lumières s’explique, pour Antoine Lilti, par leur réflexivité, autrement dit, par les tentatives de ses auteurs de penser leur époque, sa nouveauté et de rechercher la vérité. Ce faisant, il est difficile de les résumer et d’y déceler une unité, parfois même au sein de l’œuvre d’un seul auteur. Le parcours de Voltaire est par exemple révélateur des tensions et des contradictions des Lumières. Ce dernier aura proposé une conception de l’histoire très moderne, critiqué l’entreprise coloniale et est passé de l’optimisme à l’inquiétude.

Antoine Lilti avance deux thèses fortes dans L’héritage des Lumières. Tout d’abord, il n’existe pas de « doctrine » cohérente des Lumières, en témoignent les avis divergents sur le rapport de l’Europe au monde ou encore la conception du public. Ensuite, « ce qui fait tenir les "Lumières" comme objet historique, distinct de la "philosophie du XVIIIe siècle", c’est le besoin que nous avons, inlassablement, de nous confronter à la scène originelle des espoirs et des craintes soulevés par la modernité. » En conséquence, l’ancien rédacteur en chef des Annales ne propose pas une histoire linéaire des Lumières ; d’autant plus que son livre reprend de nombreux articles déjà publiés. Il vise davantage, à travers l’exposition de débats historiographiques sur cette période, à contribuer à une meilleure compréhension des Lumières.

 

« Problématiser la modernité »

La première partie, « Universalisme », envisage le rapport de l’Europe aux autres. Antoine Lilti se penche ainsi sur la critique portée par les études postcoloniales à l’encontre des Lumières, revient sur la notion de civilisation et sur l’influence des Lumières sur notre conception de l’histoire globale. La seconde partie, « Modernité », s’intéresse au changement de la vie privée et de l’espace public, mais également aux limites de la thèse de Jonathan Israel sur les « Lumières radicales », déjà évoquée. La troisième partie sur le « Politique » concerne entre autres les débats autour de l’instruction du peuple et l’analyse lucide par les penseurs des Lumières du rôle nouveau joué par les médias et l’éducation. L’engagement intellectuel est également abordé à travers le cas de Diderot. Enfin, après avoir présenté Sade et le genre de l’utopie, le livre se termine sur le rapport de Michel Foucault aux Lumières, puisque ce dernier s’en réclamera à la fin de sa vie alors qu’il fut longtemps considéré comme l’un de ses grands critiques.

En conclusion, Antoine Lilti nous rappelle que les Lumières ne sont pas un corpus d’idées rassurantes associées au progrès. Le rôle de l’historien est alors de faire ressortir le « dialogue » qui les caractérise et leur puissance « critique », apte à nous aider à « problématiser la modernité ». La volonté « émancipatrice » a toujours été présente chez ses auteurs mais ils n’en restèrent pas moins lucides et partagés sur de nombreuses questions.

L’héritage des Lumières offre un ensemble d’études à la fois riches et nuancées sur le sujet et ses prolongements encore contemporains. Antoine Lilti allie une connaissance approfondie des textes et auteurs de la période avec une attention constante aux questions relatives à la circulation et la médiation des idées, à l’image de son chapitre relatif aux débats sur la meilleure façon d’éclairer le peuple. Avec son livre, c’est une nouvelle vision des Lumières qui émerge : plus complexe que les clichés habituels et donc plus durable comme source de réflexion pour notre époque.