La liberté est portée par les révolutions, dont les rares succès supposent d’abord d’évacuer le besoin et la peur. La technique sera-t-elle alors la meilleure amie de l’homme libre ?

C’était vers le milieu des années 1960, à une époque dont la marque était « la chaîne des révolutions » qui déferlaient en Algérie, à Cuba ou au Vietnam. Hannah Arendt vivait dans un pays, les Etats-Unis, où l’on pouvait « marcher avec dignité et agir dans la liberté »   , et peut-être dans le seul pays où la révolution avait permis d’instaurer durablement la démocratie. Au miracle de la révolution américaine, l’actualité mondiale opposait une succession vertigineuse de révolutions déformées, avortées, manquées de diverses manières, où le renversement du despotisme débouchait la plupart du temps sur la substitution désespérante de nouvelles formes de tyrannie. Si bien que la révolution, seul chemin de liberté, se présentait aussi comme le principal danger qu’elle avait à redouter.

Peu après avoir publié Sur la révolution (1963), mais à une date et dans des circonstances inconnues, elle remettait cette question des rapports ambigus entre révolution et liberté au centre d’une conférence dont on avait depuis perdu la trace. Sa publication, sous le titre de La liberté d’être libre, offre un condensé de la pensée politique d’Hannah Arendt dans une forme brève d’une clarté remarquable. Une pensée qui est en premier lieu un style, une manière et une méthode et qui, bien plus franchement que celle des « philosophes » dont elle ne s’est jamais revendiquée, est une pensée du réel. Hannah Arendt commente les événements, des grandes révolutions du XVIIIe siècle à la série des révolutions manquées de la période postcoloniale. Elle convoque les monuments ou les institutions qu’ils ont produits, tels que la Constitution américaine ou les emblèmes de la République. Surtout, elle donne la parole aux acteurs et aux témoins, aux Adams, Jefferson, Condorcet, Saint-Just ou Tocqueville, lesquels, bien souvent, ont eux-mêmes donné les analyses les plus lucides des histoires collectives qu’ils avaient vécues ou étaient en train de vivre.

Mais ce que donne encore à voir cette méditation sur le présent au prisme de l’histoire, c’est qu’il y a aussi quelque-chose de Walter Benjamin dans cette pensée. Si, à la manière d’un Machiavel, Hannah Arendt s’efforce de dégager les grands mécanismes de l’action publique à l’échelle macro-historique, c’est en insistant sur la contingence des événements et sur leur opacité aux yeux des acteurs qui les font mais n’en découvrent l’ampleur et le sens qu’au jour d’après.

 

Révolution et liberté : des notions équivoques

La «  liberté d’être libre », dans laquelle se déploient les révolutions réussies, fait écho au « droit d’avoir des droits », dont la revendication précipite souvent le renversement des pouvoirs despotiques lorsque leur autorité s’est affaissée. Dans ce sens, la formule souligne aussi à quel point la liberté, entendue comme une réalité essentiellement politique, ne se résume pas à la jouissance de droits civiques protégés, ce que peut tout-à-fait garantir un despotisme éclairé. La liberté est bien plus, et bien autre chose, que le bénéfice de droits sans cesse multipliés.

La formule signale aussi que la « révolution », souvent destinée à rétablir l’ordre du droit, déborde ordinairement d’elle-même pour se reconnaître un nouvel enjeu : la « liberté », précisément. En quelques pages lumineuses qui retracent la généalogie des deux termes et le renversement de leur sens, Arendt montre combien la révolution s’est découvert un enjeu profond bouleversant ses attentes immédiates, au moment où la « liberté » s’est révélée comme une finalité possible de l’existence humaine.

La notion de « révolution », d’abord, est absente de la description de la vie politique jusqu’au XVIIIe siècle    : au XVIIe siècle, personne ne semble décrire la prise de pouvoir par Cromwell comme une révolution. Et lorsqu’elle entre enfin dans la langue politique de ce siècle, c’est avec une signification qui tranche du tout au tout avec le langage politique des XIXe et XXe siècles : à l’époque de la « glorieuse révolution » par laquelle la monarchie est rétablie au Royaume-Uni, la métaphore astronomique désigne le retour à un ordre ancien, la restauration d’un état du droit et de la justice qui se serait progressivement dégradé. Or loin d’avoir complètement été évacuée de la notion de révolution, cette dimension « réactionnaire », si l’on peut dire, a sans doute subsisté dans les usages postérieurs de la notion : en un sens, la révolution est toujours davantage un projet de refondation, de régénération, de réinvention d’un équilibre perdu sous des formes nouvelles et meilleures, qu’un projet de pure innovation.

Quant à la « liberté », notion ancienne s’il en est sous l’espèce de la libertas latine, sa signification a elle-aussi connu des mutations radicales à la faveur de l’ère des révolutions   . Dans le contexte de l’Europe chrétienne, qui n’est déjà plus celui du citoyen romain actif jouissant de son autonomie, la « liberté » consiste principalement dans la jouissance de ces droits civiques et des privilèges liés à chaque ordre, à chaque statut social. De sorte qu’au XVIIIe siècle, en Amérique comme en Europe, demander la restauration de la liberté revient à exiger le rétablissement des droits et des privilèges, à commencer par le droit à la vie et à la propriété : en ce sens, cette « libération » est une entreprise de restauration d’une forme d’Etat de droit, qui constitue à la fois la légitimité et la limite de l’entreprise révolutionnaire à ce premier stade.

Mais en ce crépuscule de l’Ancien Régime, une telle « tentative de restauration et de récupération d’anciens droits et privilèges a abouti à son exact opposé : un processus de développement ouvrant les portes d’un avenir qui allait résister à toutes les tentatives ultérieures d’agir ou de penser dans les termes d’un mouvement circulaire ou de retour »   . Dans le fond, la « liberté », dont l’appétit pousse les révolutionnaires, rompt avec le simple niveau juridique : elle est l’aspiration à vivre une vie politique, à participer au débat et à la décision publics. Cette rupture, et la distinction qu’elle instaure entre le juridique et le politique, souligne en creux tout ce qui sépare l’Etat de droit de la démocratie : distinction sans doute utile pour penser notre propre actualité, dans laquelle les droits semblent n’avoir jamais été autant garantis, alors que la même conjoncture débouche d’autre part sur une neutralisation particulièrement avancée de la participation des citoyens à la vie politique.

 

La vie politique, entre compétition et reconnaissance

Les révolutionnaires de l’Amérique et de l’Europe de la fin du XVIIIe siècle aspiraient donc à une vie politique, à la participation à une autorité et à un pouvoir partagés, ce qui rompait en réalité radicalement avec les usages et les idées politiques fossilisées par des siècles de christianisme et de souveraineté de droit divin. Dans un esprit à la fois « réactionnaire » et parfaitement « révolutionnaire », ils ont donc pratiqué un abondant retour à l’Antiquité, grecque et surtout romaine, pour redécouvrir les conditions de possibilité de cette « vie politique » constitutive de la liberté au sens plein du terme. De fait, l’histoire d’Athènes et celle de Rome sont riches d’exemples qui montrent la menace que la vie politique contient en elle-même : étroitement corrélée au désir de reconnaissance de chacun, elle peut déborder dans l’ambition et dans l’appétit de pouvoir – qui sont manifestement les moteurs des hommes politiques.

Mais paradoxalement, l’exemple des révolutions réussies montre aussi qu’a contrario, la vie politique bien organisée constitue elle-même un puissant rempart contre la tyrannie. Dans le fond, les exemples antiques et modernes de cités et d’Etats véritablement politiques permettent d’observer que la liberté – celle du citoyen actif – s’avère indissociable de l’égalité, dans la mesure où la possibilité de considérer l’autre comme soi-même est la condition préalable à toute forme de reconnaissance, comme à toute forme de distinction. Or l’équilibre de l’une et de l’autre – de la distinction dans la limite de la reconnaissance – est précisément ce qui fait l’épanouissement de la vie libre, qui est une vie agonistique, puisque la compétition véritable exige aussi des adversaires à la mesure l’un de l’autre.

« Ce type de liberté demande de l’égalité, elle n’est possible qu’entre pairs », écrit donc Arendt, juste d’avant d’ajouter : « Sur le plan institutionnel, elle n’est possible que dans une république, qui ne connaît pas de sujets et, à strictement parler, pas de dirigeants »   . Cette opposition entre l’égalité des conditions dans la vie politique et la naturalisation des fonctions dirigeantes dans la vie apolitique ouvre sans doute des perspectives pour méditer, toutes proportions gardées, notre propre époque où l’explosion des inégalités vient manifestement briser la communauté politique dans tous ses aspects – discussion, décision, considération… L’actualité la plus récente montre au moins combien le pouvoir exercé par des experts et des professionnels de la politique (à l’autorité par ailleurs défaillante) s’oppose nettement à l’autorité des citoyens sans pouvoir, renvoyés à une nouvelle condition de sujets, à une « masse » dans laquelle on ne perçoit d’ailleurs guère ce qui distingue le citoyen du non-citoyen.

 

D’un despotisme à l’autre : la liberté impossible ?

Ce statut de l’égalité vis-à-vis de la vie politique, de la vie de liberté, conduit finalement à constater que la révolution, qui ambitionne d’instituer cette liberté, est d’abord une question de société. La révolution libérale prend et se stabilise durablement quand l’ensemble du corps social, débarrassé de la peur et du besoin, peut s’éprendre de liberté. Dans une certaine mesure, ce fut le cas aux Etats-Unis chez la plupart des hommes libres – non pas tant dans le corps social réel que dans le corps civique tel que se le représentaient les acteurs de la révolution, plus sensibles aux espoirs qu’à la misère des plus pauvres. Mais la libération échoue « tragiquement » quand, comme ce fut le cas en France et si souvent par la suite, les aspirations des élites aisées et éduquées à construire un espace public se confrontent pleinement aux réalités de l’inégalité et à la misère, qui obscurcit la conscience de la majorité, qui étouffe les espoirs de la multitude, et qui éteint donc en elle toute passion politique.

La révolution se présente ainsi comme l’instauration d’un régime de liberté qui dépend d’un processus de libération complexe : restauration des droits, mais aussi libération du besoin et de la misère, condition fondamentale de la « liberté d’être libre ». Les conditions dont elle doit hériter ou qu’elle doit réaliser pour aboutir sont ce qui fait de la révolution une réalité socio-économique et culturelle. Lorsque le pays n’a pas encore en partage la soif de la liberté, il s’agit en somme de construire un véritable corps civique en faisant naître chez chacun l’« orgueil » dont dépend la « vertu politique » – pour reprendre les mots de Saint-Just.

De ce point de vue, la révolution française a été un fiasco : elle n’a pas réussi à construire un « espace public » pour la liberté. Ce désastre a conduit à un retour au despotisme éclairé, où le pouvoir échappe au peuple mais s’attache à « garantir le mieux sa vie et ses biens » – pour reprendre les mots de Charles Ier d’Angleterre. Or c’est la révolution manquée de la France qui a servi de modèle aux révolutions postérieures, et non la révolution réussie des Etats-Unis, qui a peu été théorisée. Loin d’être anecdotique, d’après Arendt, ce qui s’est passé là, en France, a plus ou moins transmis son échec à l’histoire des révolutions postérieures. Après cela, disait déjà Kant, rien ne pouvait plus être pareil. « Il n’est donc pas surprenant que le despotisme, ou en réalité le retour à l’ère de l’absolutisme éclairé (…) soit devenu la règle des révolutions suivantes (…) au point de devenir dominant dans la théorie de la révolution »   , comme le déplorait déjà Rosa Luxembourg.

A la lumière de l’échec de la révolution française, et du succès de la révolution américaine, l’épineux problème de la liberté qui s’impose au total, c’est ainsi celui de « la maîtrise de la pauvreté »   . Dans les années 1960, Arendt suggérait déjà que finalement, c’est surtout le progrès de la technique et de la productivité qui s’avère le meilleur pourvoyeur de liberté – bien plus que n’importe quel concept politique. En 1992, c’est un constat similaire qui a pu conduire un Francis Fukuyama à penser que la généralisation de l’opulence débarrasserait les peuples de la peur et scellerait la fin des révolutions par la généralisation de la liberté. A l’heure de la crise écologique, qui est la nôtre, où pour la première fois l’humanité semble organiser elle-même la pénurie dans un contexte de compétition intensifiant les inégalités comme jamais, cette conclusion réveille l’inquiétude que les espoirs placés dans le progrès techniques auraient pu nous faire oublier.

A peine esquissée, cette conclusion résonne fortement avec les mises en garde contre la technique formulée par plusieurs proches d’Arendt, à commencer par Martin Heidegger et Hans Jonas, dont elle dépasse en somme le pessimisme trop unilatéral. Loin de constituer un éloge de la technique, qui prend ainsi un double tour simultanément aliénant et émancipateur, l’hypothèse résonne plutôt comme le constat du paradoxe de notre présent. Tenant ensemble l’irréductible complexité qui s’impose à nous, tenant à distance la puissance des concepts que le monde intellectuel aime fantasmer, elle exprime la valeur inestimable d’une pensée qui ne vise pas en premier lieu à prouver sa propre importance.

 

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