Une exploration et une défense de la notion plurielle et contestée d'universel.

L'universel est tantôt adulé, tantôt vilipendé. On parle de la Déclaration universelle des droits de l'homme, on a envisagé le salaire universel... sans oublier la retraite universelle. Mais voilà. L'universel est aussi une notion contestée, peut-être parce qu'elle est confondue avec d'autres termes : le tout englobant, totalisant de la somme arithmétique, la mondialisation, nullement cosmopolitique, le communautaire, aux intérêts communs pour quelques-uns, le pluriel atomisé de la masse. Comment sortir du paradoxe ?

 

Situer l'universel

Le passage que Francis Wolff consacre aux Droits de l'homme et du citoyen dans cette réflexion sur l'universel donne un début de réponse. Il a été en effet reproché aux droits de l'homme de 1789  d'être ceux de l'homme bourgeois, européen, étranger à la révolution copernicienne en restant centré sur soi. Marx les dénonce en tant que purement formels, un contrat de dupe, un rapport de forces dissimulé. L'humanisme, l'humanité, l'homme, l'universel, autant de notions rejetées par une pensée du relativisme qui a oublié en fait que toute traduction est « transposition ». Ainsi faut-il comprendre selon Francis Wolff l'universalité de ces droits : ils s'adaptent au contexte. Les droits juridiques ne relèvent pas tous d'un universel défini comme ce qui « doit offrir une solution définie à des conflits simples » et enfin leur « appropriation » s'avère une re-création par les peuples dont on bafoue la liberté   . C'est donc dans une perspective critique qui consiste à situer l'universel, c'est-à-dire le singulariser dans un moment de l'histoire, sans nier la complexité de ses apparitions où sourd un idéal de justice et de morale, que Francis Wolff retourne à Kant, l'auteur de Qu'est-ce que les Lumières ? Kant actualisé, non par Hegel, non par les « post-kantiens », mais par Kant lui-même. Le formalisme génère non pas la généralité vide. Il est la condition de la justice. Son refus aboutit au relativisme culturaliste, au triomphe des idéologies sur la réflexion.

 

Le concept d'« universel » dans son historicité  

Deux idéologies propres à ce XXIe siècle   menacent l'homme dans son humanité, c'est-à-dire sa liberté : l'animalisme et le transhumanisme. Le premier ferait de l'humanité une forme d'animalité en ramenant l'homme à l'animal, et la seconde réduirait la raison humaine à un calcul technique, abandonnant l'humanisme au transhumanisme. Dans une forme qui n'est pas sans rappeler les Réponses aux Objections de Descartes, le philosophe pense le rapport de l'homme à la nature, à Dieu, aux nouvelles technologies et surtout au langage, comme autant de fondements possibles pour l'idée d'universel et par voie de conséquence celle d'humanité. Pour le philosophe, les concepts ont une histoire et ne sont nullement des créations spontanées. Soumis au temps, aux innovations techniques diverses, mais aussi à son propre déploiement, le concept peut finir par s'user ou rencontrer ses propres limites. C'est alors l'occasion, le moment opportun de le penser à nouveau afin de l'actualiser. Ainsi F. Wolff dans son ouvrage opère plusieurs mises à jour de concepts : le sens commun de Kant, l'homme comme animal rationnel d'Aristote, le dialogue. Citons le § 40 de La Critique du Jugement :

« Les maximes (...) du sens commun (...) sont les maximes suivantes : 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième maxime est celle de la pensée conséquente. (...) c'est là ce qui montre cependant un homme d'esprit ouvert que de pouvoir s'élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d'autres se cramponnent, et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il ne peut déterminer qu'en se plaçant au point de vue d'autrui). C'est la troisième maxime, celle de la manière de penser conséquente, qui est la plus difficile à mettre en oeuvre; on ne le peut qu'en liant les deux premières maximes et après avoir acquis une maîtrise rendue parfaite par un exercice répété ».

 

Un procès : le philosophe doit descendre dans l'arène affronter les objections

Si Kant déplorait que la métaphysique soit devenue un véritable champ de bataille, le relativisme a triomphé des paradoxes en imposant la règle du « tout se vaut ». Mais au final plus rien ne vaut. En interrogeant le sens de l'humanité, autrement dit aussi la nature de l'homme des droits de l'homme, F. Wolff cherche à fonder l'humanisme – notamment sa pertinence contre tout un courant de pensée soupçonneux à son égard. Un plaidoyer est un discours juridique présentant avec vraisemblance la défense d'un accusé. Le vrai cède le pas au vraisemblable devant le tribunal du jugement. Argumenter pour justifier l'universalité c'est y voir la mesure de la justesse et de la justice dans un monde abandonné par les Dieux. « Notre mode d'être est dialogique ; nous nous sentons tenus de justifier nos arguments, comme s'ils devaient être partagés, en avançant nos raisons d'y croire » écrit encore le philosophe. Ainsi savoir quelque chose suppose d'être capable de le justifier.

L'homme entre en scène nous amenant à en interroger le concept. Si l'universel est ce qui a valeur égale pour tous, quel sens accorder à l'humanité ? Selon Francis Wolff, dans la partie de l'ouvrage consacrée à « l'humanisme et ses rivaux » le premier temps des humanités correspond à ce moment – entre le XV e et le XVII e siècle – où l'homme trouve sa place comme valeur et producteur de valeurs, plongeant dans l'embarras les discours théocentrés. Mais si les explications du monde se libèrent du théocentrisme, c'est pour se trouver confrontées aux séductions de l'anthropocentrisme. Le second moment se déploie après le XVIIe siècle jusqu'au XVIIIe siècle, moment où se déploie alors une rationalité technique, mettant Dieu définitivement à l'écart dans les explications du monde.

 

L'homme de l'homme ? Humanité et déraison

Ce livre est le dernier volet d'un triptyque consacré à l'idée d'humanité. En 2010, Francis Wolff publiait Notre humanité. D'Aristote aux neurosciences, premier volet de ce « tableau historique » des progrès de la connaissance de « l'animal doué de raison » qu'est l'homme. A chaque étape de ce récit, la nouvelle forme de connaissance rencontrait ses limites morales, juridiques et politiques. C'est ainsi que les sciences naturelles d'Aristote ont pour « revers pratique » l'esclavage, la physique mathématique cartésienne, la réduction de l'homme à la matière, les sciences humaines, toutes les critiques du droit, des libertés individuelles et de la démocratie représentative, et enfin les neurosciences semblent nous condamner au transhumanisme, l'homme machine, ou à l'animalisme. En 2017, Trois utopies contemporaines, approfondissait cette dernière étape, celle de notre monde contemporain. Définir l'humanité par l'usage de la raison ne suffit pas à en garantir l'humanité. 

 

Dilemmes et controverse

C'est en s'appuyant sur des procédés spécieux, les dilemmes sophistes  – que les adeptes du particularisme et du différentialisme s'efforcent de faire de l'idée d'universel, une idéologie manipulatrice. En établissant la variabilité de la morale de fait, l'absence de valeurs universelles en droit, la relativité de toutes les cultures, ils se mettent au service de toutes les revendications identitaires. Les nationalismes, le posthumanisme, la GPA, la PMA, le genre... autant de discours qui font ainsi le procès d'un universel travesti par une réinterprétation. Aux accusations militantes et idéologiques des minorités souvent communautaires, Francis Wolff répond par un plaidoyer, la langue du tribunal et du droit, engageant un dialogue avec les objections des détracteurs de l'universalisme. Il y a dans ce projet, le même constat de faillite de la métaphysique qui faisait dire à Kant que cette dernière était devenue un véritable champ de bataille, une arène où s'affrontaient des jouteurs. Pour l'auteur, la philosophie n'est pas militantisme. Il s'agit de montrer que l'universel est fondé en raison et que la déraison est bien plutôt l'arme de militants qui confondent la réflexion et l'emportement enthousiaste et passionné.

On n'a pas perdu le nord, juste la boussole, constate non sans ironie le philosophe. Déboussolée est la pensée. Elle croit s'orienter en s'en remettant au mieux au hasard. Descartes parlait dans Les Règles pour La Direction de l'Esprit, de ces chercheurs d'or tellement pris par l'appât du gain, qu'ils procèdent par hasard, courant en tout sens, ne suivant aucun chemin. Cette démarche insensée est le fruit de la fin proclamée de la métaphysique et des affirmations de la mort du sujet.