L'historien allemand Gerd Krumeich, spécialiste de la Grande Guerre, analyse les conséquences de la défaite sur la République de Weimar et sa population, avant l'arrivée au pouvoir des nazis.

Dans l'impensable défaite, l'historien Gerd Krumeich, spécialiste reconnu de la Première Guerre mondiale en Allemagne mais aussi en France (il est membre du comité scientifique de l'Historial de Péronne et co-directeur scientifique, avec Nicolas Offenstadt, de celui du Hartmanswillerkopf), revient sur les conséquences de la Première Guerre mondiale en Allemagne sous la République de Weimar (1918-1933).

Après avoir écrit Le feu aux poudres (Belin, 2014), ouvrage où il répond à Christopher Clark (Les Somnambules, Flammarion, 2013) et dans lequel il étudie les causes de la Grande Guerre, Krumeich s'attache ici à mettre en lumière la vision de la guerre et de la défaite dans la société allemande d'après-guerre ainsi que les conséquences de celle-ci dans l'Allemagne des années 1920-1930. Dans cet ouvrage passionnant, il cherche à comprendre les mécanismes qui, les uns après les autres, ont provoqué une instabilité politique dans le pays au début des années 1920.

République longtemps décriée, Weimar a, selon Gerd Krumeich, manqué des occasions de stabiliser son pouvoir sur la société allemande. Pourtant, malgré ses soucis liminaires dus à la défaite, dont le traité de Versailles constitue l'acmé, la jeune république réussit à surmonter les conflits des premières années, les menaces de guerres civiles et s'installe, à partir du milieu des années 1920, dans la durée. Il faut attendre le choc de la crise économique mondiale de 1929 pour que le régime soit définitivement ébranlé, même si, comme le montre bien Krumeich, les fragilités structurelles dues à la guerre et surtout à la défaite ont aussi joué un rôle majeur dans l'échec final de Weimar au début des années 1930.

 

La guerre et la défaite vues de l'arrière

L'impensable défaite montre tout d'abord les conséquences de la guerre sur la société allemande, pendant le conflit lui-même. Gerd Krumeich insiste ici sur le caractère spectaculaire de la défaite pour une société allemande abasourdie qui ne comprend pas pourquoi, d'un seul coup à l'automne 1918, leur pays a perdu un conflit alors que le haut commandement n'a jamais cessé de claironner que la victoire était à portée de fusil. L'historien insiste ici sur le rôle de la propagande de l'armée qui, dans le but de maintenir la mobilisation des civils à l'arrière, n'a jamais avoué l'imminence de la défaite à partir de la fin de l'été 1918. Cette idée que les généraux Hindenburg et surtout Ludendorff sont les principaux responsables de ce manque d'information vis-à-vis des civils n'est pas nouvelle. Mais Krumeich montre parfaitement que, pour se dédouaner, ceux-ci n'ont pas hésité à diffuser de fausses informations qui ont eu des conséquences considérables dans les années 1920-1930, notamment dans l'élaboration et la diffusion du mythe du « coup de poignard dans le dos ».

Ce rejet de la faute sur les civils au pouvoir, en particulier Ebert et le SPD (parti socialiste allemand), va provoquer une méfiance tenace d'une partie non négligeable de la population vis-à-vis du régime. Toutefois, les socialistes, débordés par la menace révolutionnaire de l'extrême gauche communiste, n'hésitent pas à s'allier aux corps-francs, ces soldats démobilisés dont beaucoup veulent continuer le combat mené au front durant les affrontements de l'après-guerre. Les maladresses locutoires d'Ebert (qui annonce en décembre 1918 aux troupes de retour qu'ils sont invaincus) provoquent une situation très complexe. Éviter la menace révolutionnaire et négocier au mieux la paix, voilà les tâches qui occupent les républicains au début de l'année 1919 particulièrement troublée.

 

Relire le mythe du « coup de poignard dans le dos »

Mythe essentiel dans l'extrême droite allemande des années 1920, le « coup de poignard dans le dos » s'est développé sur les affirmations de l'état-major qui, alors que l'armée est en pleine débâcle, a déclaré que c'est la faute de civils si l'Allemagne a été vaincue. Progressivement, ce mythe a évolué, puisque dans les années 1920, les communistes portent la responsabilité de la déstabilisation de l'Allemagne selon les dirigeants de l'armée mais aussi de l'extrême droite. La situation très compliquée de l'Allemagne en 1918-1919, qui doit faire face à la menace des révolutionnaires menés par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, fait que les forces conservatrices et le gouvernement s'appuient sur des soldats démobilisés, qui ont gardé leurs armes et sont organisés en corps-francs, pour rétablir la situation.

Les partis d'extrême droite font plusieurs coups d'État dont le plus important n'est pas celui d'Hitler en 1923 mais celui de Kapp en 1920. Une partie des soldats, anciens combattants aguerris et brutalisés par la guerre, n'acceptent pas la défaite et veulent continuer le combat dans la société allemande pour imposer leurs idées extrémistes. Ces « Frontschweine », dont l'un des plus connus est sans doute Ernst Röhm, bras droit d'Hitler et chef des SA, transposent la violence vécue au front à la société allemande, comme l'a bien montré récemment Johann Chapoutot, spécialiste français de la période. Pour tous ces hommes, les responsables de la défaite sont les forces de gauche qui ont trahi l'armée. Il faut donc s'opposer à eux par la violence et épurer par celle-ci la société allemande dans les années 1920.

 

Quels enjeux mémoriels de 14-18 dans la société allemande sous la République de Weimar ?

Dans l'impensable défaite, Gerd Krumeich étudie un phénomène peu connu en France, celui de la mémoire de la Grande Guerre durant l'entre-deux-guerres en Allemagne. Cette étude n'est faite que dans le cadre des bornes chronologiques de l'ouvrage (1918-1933) mais montre bien une concurrence des mémoires entre les diverses forces politiques en présence. Sa démonstration met en lumière une concurrence mémorielle entre les forces de gauche, plutôt pacifistes et celles d'extrême droite, marquées par une volonté de revanche vis-à-vis de la gauche qui, selon eux, en signant l'armistice et le traité de Versailles, a trahi l'Allemagne.

Krumeich montre ici l'importance du traité de Versailles dans l'opinion publique allemande. Celui-ci est majoritairement perçu outre-Rhin comme un diktat car il n'est pas négocié, mais imposé aux Allemands. La signature de Versailles par la République de Weimar reste alors, dans l'imaginaire collectif allemand, comme une marque liminaire d'infamie que le régime ne saura finalement jamais effacer, surtout pour les conservateurs.

Krumeich montre aussi le développement de la mémoire de la guerre autour des écrits d'anciens combattants : de Jünger en passant par Remarque, pour les plus connus, l'historien montre que la publication de ces récits a aussi modelé l'image de la guerre dans la société dans les années 1920-1930. Il explique d'ailleurs très bien au passage que l'opposition traditionnelle entre les écrits très conservateurs de Jünger et ceux plus pacifistes de Remarque n'est pas aussi marquée.

L'Impensable défaite est un ouvrage qui permet au public français de mieux comprendre l'évolution de l'Allemagne dans les années 1920-1930 et surtout d'appréhender la place majeure de ce conflit dans la construction de la société allemande de l'entre-deux-guerres. Il remet en perspective un certain nombre d'idées reçues sur la période, comme le mythe du « coup de poignard dans le dos ». Il s'agit d'un ouvrage important apportant un éclairage très intéressant sur l'après-guerre complexe en Allemagne.