Le 19 septembre 2019, le rappeur Booba maintient que le fameux combat qui doit l’opposer à son ancien protégé, le rappeur Kaaris, aura bien lieu. Pour les deux du fond qui ne seraient pas très au courant de ce conflit – à l’origine interne au rap français mais qui en a largement dépassé les limites –, voici un petit résumé de l’affaire. Malgré quelques signes avant-coureurs, le différend entre les deux hommes devient public en 2014 lorsque Kaaris se lance dans un freestyle, affirmant qu’il veut « tuer le roi ». Beaucoup pensent que ce commentaire est adressé à Booba. Rapidement, celui-ci commente laconiquement sur Twitter qu’il compte renvoyer Kaaris « dans le trou duquel on l’a sorti ». Par médias interposés — essentiellement les réseaux sociaux —, la guerre est ouverte. Au printemps 2018, Booba propose alors un combat à Kaaris, qui a l’air d’approuver. Puis, le 1er août 2018, les bandes rivales se croisent accidentellement à l’aéroport d’Orly, une bagarre éclate et se termine devant le tribunal. Cette rencontre fait naître dans la tête de Booba l’idée d’un combat organisé et légal. Depuis lors, l’affaire traîne : les négociations sont longues, le combat est annoncé, puis annulé, puis relancé. Aujourd’hui, malgré des allusions répétées au combat (Kaaris interpelle Booba : « J’suis prêt, sale fils de chèvre ton beau-père le chevreuil ton oncle le bouquetin ta grand-mère la brebis », celui-ci répond du tac-au-tac : « C’est bien, mon dindon !! Continue à courir, c’est c’que tu fais de mieux… »), on reste dans l’expectative.

Insultes, humiliations, prises à parti publiques, organisation d’un combat qui n’a jamais lieu, ça m’a rappelé quelque chose… En effet, alors qu’en 2019, Booba appelle sans cesse Kaaris à le retrouver « dans l’octogone », en 1402, Louis d’Orléans, frère cadet du roi de France, adressait des propositions similaires à Henry IV, roi d’Angleterre. Alors, que prendrez-vous : un match de MMA entre deux rappeurs cultes ou un duel au sommet entre deux chevaliers de sang royal ?

 

Duels chevaleresques, matchs de MMA : des combats organisés dans les règles de l’art

Avant d’entrer plus avant dans les détails et pour bien saisir les enjeux de l’affaire, il faut revenir sur ce qu’est un duel chevaleresque au début du XVe siècle. Grossièrement, on peut dire qu’il s’agit d’un affrontement en un contre un entre deux chevaliers qui répond, tout comme un match de MMA, à des règles précises, définies à l’avance. On décide des armes employées (par exemple si les lames doivent être tranchantes ou non), des techniques autorisées (quels coups peuvent être portés, combien) et des pertes ou gains qui adviennent à l’issue du combat. Et malheur à celui qui ne les respecterait pas ! Un arbitre, considéré comme une autorité légitime et un expert en chevalerie, supervise l’affrontement ; et il y a un public. Et comme pour les MMA, le vainqueur est désigné par K-O (ou décès), soumission (et supplications) ou décision des juges.

Ces défis d’armes peuvent prendre différentes formes en fonction du contexte. Lorsqu’il s’agit d’un affrontement sportif, on peut pratiquer le duel courtois qui, normalement, ne doit ni résulter d’une querelle ni entraîner la mort. En pleine guerre de Cent Ans, les multiples trêves signées entre les deux royaumes interdisaient aux chevaliers anglais et français de se battre. La solution était donc d’organiser des combats « courtois » – à condition d’avoir l’accord de son suzerain – qui devaient relever davantage du sport que de la guerre. Mais lorsqu’il y a une querelle entre deux nobles et des accusations qui exigent un démenti, mais qu’aucune des parties n’a su convaincre le juge, on peut demander un duel judiciaire. Celui qui remporte le duel gagne le procès et le perdant est (classiquement) mis à mort (mais ça dépend). Bref, de nombreuses variantes sont possibles.

 

Des hérauts d’armes à Twitter : un affrontement pour l’honneur par lettres interposées

En dépit de débuts cordiaux, les relations entre nos chevaliers se détériorent, au point qu’en septembre 1402, Louis fait porter une lettre de défi à Henry. Cependant, cachant toute animosité, et alors que France et Angleterre sont en trêves, Louis écrit à Henry que s’il veut l’affronter, c’est simplement « pour acquérir honneur et bonne renommée ». Le duc d’Orléans a en effet à cœur de se présenter comme le parfait prince-chevalier, pourtant, ce qu’il propose au roi d’Angleterre n’est pas vraiment un petit défi courtois mais bien un vrai duel en bonne et due forme, puisqu’ils s’affronteraient accompagnés de cent chevaliers chacun et que le vainqueur pourrait prendre l’autre comme prisonnier. On a connu plus amical.

Lorsque les hérauts arrivent à la cour d’Angleterre, le roi les reçoit fraîchement et les renvoie rapidement. Dans la lettre de réponse qu’il adresse à Louis, il explique pêle-mêle toutes les raisons qui le poussent à refuser ce combat. Il y affirme notamment qu’en vertu des trêves entre France et Angleterre, il ne saurait accepter ce combat. Par ailleurs, par respect pour son propre sang royal, il ne peut affronter un homme en-dessous de lui, un simple prince. Louis est donc renvoyé dans les cordes.

Les exigences de l’honneur imposent à Louis de répondre à cette missive « hautaine et offensante ». Vexé, il écrit de nouveau au roi et attaque sa réputation : il l’accuse notamment d’être le meurtrier de son prédécesseur, le roi Richard II. Il réitère sa proposition de combat. Tout comme lors des échanges entre Booba (aka « le duc de Boulogne », constatez combien la comparaison avec le XVe siècle n’est pas usurpée) et Kaaris qui s’accusent de tout et n’importe quoi, par cette réponse, le conflit entre Henry et Louis se déplace sur d’autres terrains. Et la tension monte d’un cran.

Face à ces accusations publiques, Henry répond sur le même ton en affirmant que Louis a rendu fou son propre frère (le roi Charles VI) par ses maléfices et lui conseille de pleurer sur ses crimes plutôt que de venir lui chercher querelle. Il continue et accuse le duc d’avoir fait des « crualté [et] villenie » envers des dames et demoiselles. Il ajoute également que Louis ferait mieux de mesurer ses paroles, car il est envisageable que l’armée d’Angleterre débarque en France. Le coup est rude.

Furieux, Louis d’Orléans répond et « le défia de nouveau comme menteur et traître infâme ». Ces lettres sont envoyées et reçues mais « ne comparurent onques [pas] personnellement l’un contre l’autre ». Et… l’histoire s’arrête ici.

 

Des défis pour le chiqué ?

Tout ça pour ça, me direz-vous ? On peut, en effet, se demander s’il était nécessaire de s’envoyer au moins cinq lettres injurieuses et d’affoler tous ceux qui pensaient que cette querelle allait déclencher une guerre ouverte pour que l’affaire se termine en eau de boudin. Il faut revenir sur trois points pour bien comprendre ce qui se trame entre Henry-Kaaris et Louis-Booba.

Tout d’abord, chacun des deux protagonistes a une position sociale (roi d’Angleterre, prince de France, roi du rap game français, outsider) et conjointement, un honneur à défendre. Il est capital pour Louis, prince ambitieux, de s’imposer et de se présenter comme un bon chevalier qui non seulement signale sa vaillance, par la maîtrise des armes, mais également sa noblesse, par la volonté de ne pas laisser des crimes impunis. De la même façon, Henry IV est arrivé récemment sur le trône, suite à une rébellion, contexte qui pourrait se retourner contre lui. Or, une fois le duel verbal enclenché, une fois les insultes et les accusations multipliées, impossible de revenir en arrière. De la même façon, Booba a expliqué sa volonté pugnace de combattre à plusieurs reprises : « Si j’assume pas, si je suis faible, on me prend le trône (…) Si je ne réponds pas aux attaques, si je ne me défends pas, je perds le trône ». On relève assurément la même logique de l’honneur chez le roi d’Angleterre et le prince des lys. Kaaris est également revenu sur les raisons qui le poussaient à continuer, malgré sa répugnance à l’égard du combat : « Je suis un garçon, je ne peux pas dire non ». Cette conception de la virilité, toujours en cours pour certains aujourd’hui, était également vigoureuse au XVe siècle.

Ensuite, il ne faut pas sous-estimer le poids de la parole publique. A la manière des réseaux sociaux, les lettres de défi, destinées à être lues publiquement, sont connues et diffusées. Même si le combat ne se tient pas, insultes, humiliations, accusations publiques, elles, ont bien lieu et elles constituent tout autant de coups qui, sans être physiques, attaquent l’honneur et la bonne renommée de chaque belligérant. On peut ainsi saisir que ce n’est pas du « chiqué » puisque selon les logiques de l’honneur, les mêmes qui sont encore à l’œuvre aujourd’hui dans le duel de rappeurs, il est indispensable de répondre. Ce qui explique aussi leur goût certain pour le drama : il faut marquer bruyamment l’offense pour démentir l’accusation encore plus fort.

On peut enfin légitimement s’interroger sur la réalité d’un affrontement qui opposerait un roi et un prince, « un clash des titans » (Booba). A la fin du Moyen Âge, nombre de rois, de princes et de grands seigneurs sont encore présents sur les champs de bataille, et pas seulement à l’orée de celui-ci pour observer le déroulement du combat. On peut penser, parmi bien d’autres, à Jean le Bon, roi de France, brandissant sa hache à la bataille de Poitiers en 1356 ou encore aux ducs bretons rivaux, Jean de Montfort et Charles de Blois, à Auray en 1364, bataille au cours de laquelle le dit Charles perd la vie. C’est une vieille image que celle des deux chefs de guerre qui s’affrontent individuellement pour régler un conflit personnel, une querelle politique ou décider de l’issue d’une bataille. Aussi, bien qu’on puisse penser que l’idée même d’un tel combat était ridicule, le duel aurait pu avoir lieu. Cependant pour l’affaire qui nous occupe, l’idée d’un défi armé contre Louis d’Orléans ne devait pas apparaître comme une stratégie politique viable aux yeux d’Henry IV.

Ainsi, le duel de chevaliers ne s’est jamais tenu et, sans vouloir jouer les trouble-fêtes, il est fort à parier que le combat de rappeurs connaisse la même issue. On peut alors décider de suivre l’actualité du combat ou bien faire comme un chroniqueur du XVe siècle qui s’était refusé à reproduire les lettres de duels puisque « toutes ces provocations n’eurent pas plus de résultats que les querelles de vieilles femmes ».

 

Si cet article vous a plu, retrouvez les autres sur notre blog Actuel Moyen Âge !

Pour aller plus loin

  •  La rumeur au Moyen Âge. Du mépris à la manipulation (Ve-XVe siècle), éd. Maïté Billoré et Myriam Soria, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 351 p.
  • Sébastien Nadot, Le spectacle des joutes : sport et courtoisie à la fin du Moyen Age, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 352 pages
  • Raoul Fievet, « L’ambivalence de l’honneur dans l’Angleterre de la fin du Moyen Âge : une force compétitive ou modératrice ? », Médiévales [En ligne], 70 | printemps 2016, mis en ligne le 15 juin 2018, consulté le 23 septembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/medievales/7726 ; DOI : 10.4000/medievales.7726