Le Japon, Platon, Nietzsche, la Seconde Guerre mondiale, et même Miyazaki : en reliant ces éléments hétéroclites, Michael Lucken donne à voir un autre visage du pays du Soleil Levant

L’histoire du Japon a le vent en poupe dans la recherche française : les travaux de Nathalie Kouamé sur le christianisme au Japon à l’époque moderne, la publication et traduction aux Belles Lettres, sous la direction de Nicolas Mollard, des textes de quatre grands penseurs politiques japonais, ou encore l’impressionnante synthèse de Jean-François Souyri, en sont quelques exemples notables.

Historien et philosophe, Michael Lucken apporte une nouvelle pierre à l’édifice, d’autant plus utile et intéressante que son travail associe étroitement les méthodes des deux sciences sociales qu’il pratique. Ainsi, en se fondant sur les réflexions du philosophe Hans-Georg Gadamer dans Vérité et méthode, Michael Lucken avance l’idée que les sociétés, pour se construire et fabriquer de la cohésion, s’approprient, en les réinterprétant, des productions culturelles et des traditions d’autres sociétés potentiellement très éloignées dans le temps et dans l’espace.

De la sorte, le Japon contemporain s’est construit en partie sur une appropriation de l’Antiquité grecque qui est devenue une composante majeure de la culture nippone. En effet, on ne peut comprendre la pensée politique japonaise, ni l’État impérial, militariste et ultranationaliste qui déclencha la guerre du Pacifique, sans tenir compte des liens que tissa activement le Japon à partir des années 1880 avec l’héritage grec antique, selon un véritable processus de prise de possession d’une culture passée. Plus largement, de nombreuses productions culturelles japonaises du début du XXe siècle jusqu’à nos jours sont imprégnées de cette réinterprétation de la Grèce antique et façonnent donc la culture du Japon actuel, tel que nous le connaissons.

Cependant, au-delà du cas nippon, ce livre nous invite à repenser le rapport de chaque société à son passé, et la façon dont un État peut se réclamer l’héritier exclusif d’une culture à des fins politiques et sociales. Le livre de Michael Lucken offre ainsi une réflexion salutaire sur les logiques à l’œuvre derrière le mythe des origines et des racines, à l’heure où les crispations identitaires ressurgissent en Europe.

 

Jeux de miroirs

Le livre traque les nombreuses réappropriations de la Grèce antique opérées par le Japon moderne à partir de la fin du XIXe siècle. Les artistes, les savants – et parmi eux les architectes –, en ce qu’ils contribuent à façonner les imaginaires collectifs, ont joué un rôle décisif dans ce processus : au début des années 1890, l’architecte Ito Chuta, dans son mémoire sur le temple bouddhique du VIIe siècle de Hōryūji, situé dans la région de Nara, affirme qu’à l’intérieur du bâtiment principal, les colonnes sont inspirées du style occidental. Il utilise notamment le mot d’ « entasis », emprunté à l’architecture grecque, pour qualifier la forme des colonnes, semblable à celles du Parthénon : ce terme d’ « entasis », réemployé par la suite par les historiens, poètes et philosophes japonais, devient le symbole du lien avec la Grèce antique.

Par la suite les savants nippons multiplient les rapprochements avec l’Antiquité grecque. L’idée selon laquelle les conquêtes d’Alexandre auraient permis d’apporter l’influence hellénique jusqu’au Japon où elle aurait trouvé à s’épanouir, s’amplifie dans la société. Platon devient une figure de proue d’un mouvement romantique nippon admirant le penseur grec comme un idéal philosophique et idéologique. En 1904, l’historien Taguchi Ukichi, s’appuie sur des analyses linguistiques pour écrire que « le peuple du Yamato appartient à la même race que les Indiens, les Perses, les Grecs et les Romains », tandis qu’à la même époque le constitutionnaliste Hozumi Yatsuka, lecteur de Fustel de Coulanges, compare les religions grecque et nippone qu’il définit toutes les deux comme structurées autour de la famille et du culte des ancêtres. Le Japon en vient ainsi à se rêver grec. La Méditerranée antique se trouve transposée en Extrême-Orient lorsque l’écrivain Yano Ruyseki publie en 1883-4 un succès de librairie, Histoires édifiantes sur la conduite d’un pays, racontant l’ascension de Thèbes à la fin du IVe siècle av. J.-C. Le livre fonctionne selon un jeu de miroir avec l’Antiquité : Thèbes renvoie au Japon en pleine ascension, Sparte est assimilé à l’Occident avare de conquêtes et Athènes à la Chine autrefois puissante et désormais en déclin. Les sciences humaines fabriquent ainsi, au-delà de ce que permettent les sources textuelles et archéologiques, des liens avec la Grèce antique qui devient la matrice fantasmée du Japon moderne.

 

De l’hellénisme au totalitarisme

Pour expliquer une telle réappropriation, Michael Lucken procède en historien en la replaçant dans un contexte précis : la construction patiente de l’État-nation japonais entre 1885 et 1945. Ce processus va de pair avec une véritable quête des origines – phénomène que l’on retrouve aussi notamment en France où l’un des piliers dans la construction d’une identité nationale fut le mythe de « nos ancêtres les Gaulois ». Le Japon moderne, pour se poser en État puissant et autonome se trouve en effet face à un double défi culturel : il faut d’un côté forger une culture qui s’éloigne du modèle chinois historique que l’on estime prégnant depuis trop longtemps, et de l’autre éviter de se finir dans l’ombre de l’Occident colonisateur. Si l’héritage grec constitue un matériau parfait pour s’affranchir des modèles chinois, il importe dans le même temps de montrer que les Occidentaux n’ont pas le monopole de cet héritage – c’est donc un mouvement « avec » et « contre » l’histoire occidentale qui se joue.

Dès lors, les savants japonais approfondissent leurs recherches sur l’Antiquité grecque afin de montrer que le Japon moderne et conquérant est le véritable et unique héritier de la pensée grecque. Or, c’est aussi un temps de développement de la philosophie occidentale dans l’archipel et Michael Lucken analyse à partir d’une abondante bibliographie la manière dont les universitaires nippons apprirent et interprétèrent cette philosophie. Formé à la culture occidentale et influencé par la pensée nietzschéenne, le philosophe Watsuji Tetsurō publie une série d’article entre 1917 et 1918 où il affirme que le Japon des origines, avant l’arrivée du bouddhisme, est très proche de la Grèce dionysiaque telle que la présente Nietzsche : une culture caractérisée par l’insouciance, la spontanéité du désir et un puissant mouvement de vie. Fort de ces racines grecques, le Japon militariste se donne du même coup la mission de réactualiser la grandeur de cette civilisation rêvée. Dans les années 1930, le philosophe Kōyama Iwao, spécialiste d’Hegel, maîtrisant l’allemand et le grec, publie une Typologie des cultures où, reprenant la philosophie de l’histoire hégélienne, il fait un tableau des sept grandes civilisations de l’humanité : la Grèce est l’origine de la civilisation entendue comme mouvement positif de réalisation de la grandeur humaine ; viennent ensuite, entre autres, l’Inde, la Chine et l’Occident qui ne sont toutefois que des impasses historiques, si bien que le Japon apparaît comme l’ultime réincarnation du projet grec devant mener à l’aboutissement de l’histoire – la forme la plus élevée de société.

Derrière cette intense réappropriation d’un héritage grec idéalisé, Michael Lucken analyse un phénomène humain et social, à savoir la recherche une origine unique du monde, dans une quête d’humanité triomphante, pour mieux affirmer la supériorité et la légitimité de sa culture sur celle des autres. Dans cette optique, il est intéressant de noter que l’Europe colonialiste et le Japon totalitariste et expansionniste sont deux sociétés qui se forment de manière quasi-concomitantes dans le temps et qui ont pu entrer en concurrence pour l’héritage grec – sans que l’un soit fondamentalement plus légitime que l’autre pour revendiquer sa part dans la succession.

 

L’imagination, l’université, le pouvoir

Une telle perspective conduit dès lors à questionner la manière dont les cultures s’élaborent à travers l’histoire, en fonction des sociétés. De manière plus philosophique, le livre propose ainsi une réflexion conceptuelle sur l’imagination comme un acte collectif de prise de possession d’éléments de cultures passées par une société qui cherche de la sorte à se créer ses propres référents communs. Dans ce processus, l’université est l’un des hauts lieux de production de la culture. Michael Lucken pointe ici très clairement la responsabilité des historiens nippons dans la fabrique culturelle d’un Japon grec militariste et nationaliste – de même que la France a connu les grandes heures de son roman national avec les travaux d’Ernest Lavisse. C’est en effet dans les universités nippones que s’est forgé l’héritage grec fantasmé, réinvesti ensuite par le pouvoir et diffusé dans toutes les couches de la société. En effet, à la fin du XIXe siècle ce sont environ 25 000 étudiants japonais qui partent en séjour boursier en Occident et plusieurs d’entre eux deviennent à la fois des savants influents dans la société et des hommes d’État, allant parfois jusqu’à guider la politique militariste du régime impérial.

La défaite de 1945 entraîne néanmoins une sorte d’amnésie philosophique, les Japonais fermant les yeux sur le fait que Platon a porté le nationalisme puis le totalitarisme pendant plusieurs décennies. Pour autant, les études helléniques ne disparaissent pas mais restent extrêmement vivaces et continuent de se développer jusqu’à aujourd’hui dans des proportions surprenantes. Depuis 1990, Michael Lucken note qu’il y a plus de spécialistes de la Grèce antique au Japon qu’au Royaume-Uni, ou encore que l’université de Tokyo possède l’équivalent des collections « Budé » en France sous l’appellation « Bibliothèque des classiques occidentaux ». Cette historiographie nippone de la Grèce antique a délaissée le discours nationaliste et cherche à être plus scientifique dans son approche, recourant davantage aux textes originaux qu’auparavant.

Pour autant l’université ne saurait être un sanctuaire scientifique comme on le pense souvent, car la recherche comme les connaissances qu’elle produit répondent toujours, plus ou moins consciemment, à des enjeux de pouvoir. Dans les années 1930, des financements conséquents étaient consacrés par le gouvernement japonais aux études helléniques dans la mesure où ces recherches servaient à légitimer les visées expansionnistes et le fonctionnement militariste du Japon. De même, faire de l’histoire grecque à cette époque – et peut-être est-ce encore le cas de nos jours – était un véritable signe de supériorité, à l’échelle du monde mais aussi de la société japonaise : les élites nippones justifiaient en effet leur domination par la maîtrise de telles connaissances. Enfin, Michael Lucken défend l’idée selon laquelle une connaissance n’est jamais une donnée autonome et pure : elle implique une volonté de puissance et des formes de domination.

En même temps, la recherche permet un « commerce vivant » entre nos sociétés et celles du passé. Comme le montre l’exemple japonais avec l’histoire grecque, ce ne sont pas de prétendues « racines » historiques qui expliquent l’effervescence de la recherche pour un domaine précis, mais les mesures concrètes qui sont prises par les gouvernements pour entretenir la recherche – avec, comme on l’a vu, ce que cela suppose d’enjeux de pouvoir. Recherche comme connaissance semblent donc être des médailles à deux revers indissociables : domination et culture.

 

Le livre foisonne d’analyses sur les références grecques dans la culture japonaise contemporaine – au-delà de 1945, il est ainsi question de Mishima, ou encore des films de Miyazaki récupérant la figure d’Icare. Ces réflexions contribuent à éviter d’essentialiser et de naturaliser les cultures. Il n’existe pas « une culture japonaise » – ou « française » – qui serait atemporelle, avec des racines prédéfinies. Les cultures se modifient sans cesse au fil du temps, en suivant les dynamiques des sociétés qui empruntent divers éléments plus ou moins lointains dans le temps et dans l’espace, selon leurs besoins et selon les enjeux politiques de leur propre époque. Dans le cas du Japon contemporain, l’héritage grec, qui n’est en rien la chasse gardée de l’Europe, a constitué un puissant vivier d’inspirations entre la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. En ce sens, les cultures s’apparentent à des agencements sans cesse recomposés de divers éléments issus de la réinterprétation d’autres traditions.

De la sorte, le livre de Michael Lucken pourra également constituer une nouvelle référence pour les nombreuses recherches en cours sur les phénomènes complexes d’adaptations culturelles, de contacts ou de métissages, dépassant la seule perspective des « blocs culturels » ou « civilisationnels » pour souligner la force des interactions et recompositions permanentes.