Armé jusqu’aux dents des techniques d’évaluation les plus fiables, Eric Maurin défend le bilan des systèmes éducatifs occidentaux depuis soixante ans. Et invite, pour en prolonger les bénéfices, à rompre avec l’idéologie de la décadence scolaire.

Réhabiliter le bilan de la démocratisation peut sembler à l’observateur des débats sur l’école une tâche téméraire : un rapide coup d’œil à l’état du débat sur l’école suffit à comprendre que le défenseur de son histoire récente ne saurait manquer d’adversaires. Une large partie de l’ouvrage d’Eric Maurin est d’ailleurs consacrée au repérage de ce champ de bataille intellectuel particulièrement animé. Des nostalgiques de l’école-sanctuaire, des contempteurs de la « massification », des convaincus de la baisse du niveau et autres alarmés la facture éducative, il fait deux familles : les « élitistes » et les « malthusiens ».


Elitistes et malthusiens

Dans la boîte à idées des premiers, l’indémodable baisse du niveau figure bien sûr en belle place, parfois dramatisée à l’extrême. Selon cette lecture, l’homogénéisation par le collège unique ne constitue qu’en façade un progrès vers l’égalité : non contente d’avoir dégradé la qualité des enseignements, elle a fermé aux plus méritants des rejetons des classes modestes l’accès à des parcours sélectifs mais distinctifs. Se définissant à bon compte comme la véritable avocate de la mobilité sociale, à travers la figure du miraculé scolaire arrivé au sommet de la pyramide scolaire à force d’efforts et de dévotion au modèle républicain d’excellence, cet aristocratisme scolaire n’est ni de gauche ni de droite : il est tout simplement réactionnaire. En naturalisant les aptitudes scolaires et la hiérarchie qui en découle, il se dispense d’interroger les bénéfices sociaux du passage d’un système compartimenté à un système d’enseignement secondaire unique.

Les malthusiens sont tout aussi pessimistes, mais pour des raisons différentes. Postulant qu’à l’heure où le marché du travail n’offre qu’un nombre limité de postes aux jeunes diplômés, seule compte la position relative à la sortie de l’école, ils considèrent que l’élargissement de l’accès à l’enseignement supérieur a fonctionné comme un « piège démographique », contraignant des générations d’étudiants à des études aussi inutiles que coûteuses. Bien qu’avec des prémisses différentes, cela conduit à partager le diagnostic de l’échec de l’école dans sa mission de réduction des inégalités, en y ajoutant un reproche de sabotage des finances publiques.


Comparaison des conséquences de la démocratisation

Mais si Eric Maurin ne manque pas d’adversaires, il ne manque pas non plus d’arguments. Et ceci d’abord grâce à une solide démarche de comparaison et d’évaluation (d’évaluation comparative). Selon des temporalités différentes, de nombreux pays de l’OCDE ont en effet aboli un système scolaire hiérarchisé au profit d’un système de secondaire unique. A l’opposé d’une démarche idéologique, la méthode mise en œuvre prend appui sur la diversité des histoires nationales et procède plus de l’accumulation d’indices et de conclusions partielles que d’hypothèses totalisantes. Il est vrai qu’en bon économètre, l’auteur reconnaît que ces expériences historiques livrent des vérités inégalement générales et robustes. Ainsi si l’abolition de la sélection à l’entrée du secondaire dans les pays scandinaves, où elle a été mise en œuvre de la façon la plus systématique, a « généré des bénéfices manifestes et indiscutables, et contribué à desserrer les inégalités de destin », la réforme anglaise est-elle « plus complexe à évaluer ». Cette entreprise de comparatisme systématique permet de ruser avec le déficit français d’évaluation des politiques publiques, écueil dont beaucoup d’analystes gallocentrés ont parfois ignoré jusqu’à l’existence. La synthèse de littérature à laquelle se livre Eric Maurin, qui peut parfois sembler ne viser que l’addition des exemples, vaut donc comme avertissement méthodologique : si l’on veut battre en brèche les discours dominants, il faut refuser de se placer sur leur terrain, mais au contraire procéder à une sélection critique des indicateurs pertinents de la réussite des réformes scolaires. Ce mouvement tactico-méthodologique s’accompagne d’un double déplacement problématique. Le biais commun des discours élitiste et malthusien consiste à comparer dans le temps les destins d’individus dotés de diplômes identiques. Cette méthode, qui permet d’accréditer à la fois la thèse de la dévalorisation des diplômes et celle du maintien des inégalités, ne résiste pas à une démarche contrefactuelle. La question qui seule peut permettre d’évaluer l’effet propre d’une réforme consiste à se demander ce qu’il serait advenu des enfants de l’âge du collège unique si l’on en était resté à un système de sélection précoce. Raisonner à partir des origines sociales et non des diplômes obtenus permet de reposer la question des inégalités : l’unification des parcours a-t-elle fait reculer l’emprise des « puissances de l’hérédité » sur les inégalités de destin ? Une seconde inflexion consiste à combiner cette lecture à double sens à la prise en compte de la dimension du temps long : « une politique éducative ne peut pas simplement se juger à l’aune des difficultés concrètes, immédiates, liées à sa mise en œuvre. Il importe également d’apprécier les évolutions à long terme qui sans elles n’auraient pas pu se produire, les inégalités et les déchirements qu’elle a permis d’éviter ».


"Les bénéfices de la démocratisation" : baisse des inégalités et hausse de la productivité

Au-delà du soubassement technique des résultats, ces quelques clarifications méthodologiques suffisent à suivre le réexamen des polémiques les plus vives quant aux effets de la démocratisation. Le sous-titre de l’ouvrage (les bénéfices de la démocratisation) indique sans ambiguïté la robustesse de son message central : l’expansion scolaire a bien fait baisser les inégalités sociales. Il n’y a pas lieu d’employer d’autre vocable que celui de démocratisation. Rétrospectivement, il paraît d’ailleurs combien l’aveuglement à cette vérité a donné lieu à une extraordinaire créativité théorique. La thèse des effets pervers, qui a connu au cours des trente dernières années plusieurs raffinements depuis l’inflation scolaire de Boudon jusqu’aux « jeunes en galère » de François de Closets, en est un exemple. Contrairement également à une posture bourdieusienne largement assimilée par la doxa, la création du collège unique, ou à un autre niveau l’ouverture de l’enseignement supérieur, n’a pas mené à une simple translation vers le haut des inégalités scolaires. Certes à la logique de démocratisation se surajoutent des luttes de classement pouvant déboucher sur un déclassement relatif des nouveaux arrivants dans l’enseignement supérieur, et engendrer ce que Ted Gurr   caractérise comme la « frustration des aspirations ascendantes ». Il n’en reste pas moins que « la phase d’unification des premiers cycles du secondaire a coïncidé avec une amélioration sur le long terme des destins sociaux (mesurés ici à travers les salaires) des catégories qui en ont bénéficié le plus directement, c'est-à-dire tous ceux qui, sans ce volontarisme, se trouveraient aujourd'hui probablement sur le marché du travail sans qualification secondaire ».
La baisse des inégalités n’est pas le seul bénéfice de la démocratisation. Celle-ci a également rendu possible une élévation de la productivité générale de la main-d'œuvre. Autrement dit, la fonction sociale de l’école ne se réduit pas à signaler les qualités intrinsèques des individus, elle les dote également de compétences substantielles. On aura peut-être compris où va la préférence de M. Maurin entre les théories du « signal » et du « capital humain »   . L’originalité réside ici dans l’utilisation du travail empirique pour trancher un nœud gordien théorique : comment en effet départager ces deux théories, puisque cela implique non seulement de se prononcer sur la causalité existant entre les diplômes et les salaires, mais également sur la nature de cette causalité ? Pour déterminer si l’impact des études sur les salaires passe par un effet de signal ou par une réelle amélioration de l’employabilité, Eric Maurin met à profit une particularité bien française : les grandes écoles, dont la sélectivité n’a pas été affectée par les réformes scolaires depuis 1945. Il n’y a pas eu de dégradation du « signal » quant à la qualité de leurs élèves. Pourtant, l’on peut remarquer que leur surcroît de salaire relatif a baissé au fil de l’élargissement de l’accès à l’enseignement supérieur. C’est donc bien parce que l’école les a dotés de compétences que les nouveaux accédants à l’enseignement supérieur ont en moyenne gagné des salaires les plus élevés. En définitive, l’investissement éducatif apparaît comme une excellente opération non seulement pour ses bénéficiaires directs, mais aussi pour l’ensemble de la société.


Reconnaître le rôle moteur de l'école

S’il est rassurant de constater que l’école ne peut être réduite à une machine à distribuer des tickets dans les files d’attente pour l’emploi, contrairement à une vision fort répandue, l’auteur ne cède pas cependant à l’excès inverse en faisant du système scolaire l’alpha et l’oméga de toute réforme sociale. Tout d’abord parce que tout n’est pas à garder dans les évolutions récentes des cursus offerts aux élèves. Ainsi les redoublements, regrettable particularité française, qui « rétablissent des classements et de la sélection de la pire des manières » et « multiplient des retards inutiles et improductifs ». Ainsi de la formation des enseignants français, qui ne prépare en rien aux défis pédagogiques contemporains, ce qu’Eric Maurin diagnostique comme la source du « malaise enseignant ». Ensuite et surtout parce que l’école n’est pas le seul déterminant des dynamiques sociales. Cela est particulièrement vrai à propos du chômage des jeunes, souvent pointé comme la grande faillite du système scolaire français, mais qui doit s’analyser comme le produit conjoint de l’école et du marché du travail. En effet, beaucoup d’enfants des classes modestes entrent sur le marché du travail sans qualification, et ne peuvent donc être embauchés qu’au salaire minimum. Le chômage d’insertion des générations nées avant les grandes réformes scolaires s’explique ainsi prioritairement par une logique de coût du travail. Dans ce cadre, et sans dédouaner l’école de l’importance non négligeable de l’échec scolaire, l’amélioration du niveau de formation des moins socialement favorisés a eu toutes choses égales par ailleurs un effet de grande ampleur sur leur employabilité. Au contraire, la décélération de l’effort scolaire a coïncidé avec une dégradation des conditions d’insertion professionnelle des jeunes, alors même que leur coût d’embauche restait constant. Dans une certaine mesure, l’optimisme d’Eric Maurin conduit même à mettre sur le compte de la réussite de l’école certains des griefs qui lui sont souvent adressés. Il apparaît ainsi que le « mythe de la dévalorisation des diplômes » et la critique inégalitaire sont mutuellement incompatibles. Loin de s’être dévalorisés, les diplômes offrent à leurs détenteurs des avantages cumulatifs, en termes de salaires, de statut et de protection. A certains égards, le mieux-être des diplômés par rapport aux non-diplômés s’est même accru au cours du temps.

C’est justement là que le bât blesse. Le plaidoyer de Maurin se heurte en effet à la question de l’échec scolaire : qu’importent en effet aux exclus de l’école les bénéfices, fussent-ils substantiels, de l’éducation ? Que valent les diplômes pour ceux qui échouent à en obtenir ? Eric Maurin ne manque pas de reconnaitre la persistance d’inégalités scolaires, mais pour en tirer non pas un constat d’échec mais d’inachèvement : il s’agit alors de déterminer comment généraliser les bienfaits de l’éducation. La question vaut d’être posée non seulement parce que la démonstration jusqu’ici se fondait sur les destins des générations nées au plus tard dans les années 1970, mais aussi parce qu’à certains égards ce sont les dynamiques du marché du travail qui expliquent les succès de la démocratisation. Or, l’idée est très répandue selon laquelle le cycle de transformation des emplois serait en voie d’essoufflement, ce qui rendrait caduque une nouvelle expansion scolaire. Cependant rien n’oblige à acquiescer à l’idée que le marché du travail est le seul moteur de la dynamique de création des emplois, présupposé de cette position pessimiste. Ce qu’il convient de mettre en valeur et d’élucider, c’est « le lien intime existant dans toute économie entre le niveau de formation des générations qui s’y succèdent et les emplois qui s’y créent continuellement ». Pour Eric Maurin, cette reconnaissance du rôle en partie moteur de l’école est une invitation à en poursuivre la démocratisation. Il n’existe rien qui s’apparente à une « armée scolaire de réserve », excédent scolaire voué à la relégation et à l’échec. Ce pari optimiste lié chez Eric Maurin à son rejet de la théorie du signal, est la clé de lecture de la dernière partie de l’ouvrage, plus explicitement programmatique. Ne visant pas à l’exhaustivité (voir par exemple l’intéressante analyse d’Alexandre Delaigue), elle n’en recèle pas moins de nombreuses pistes stimulantes, qui éclairent d’un jour nouveau les questions de la ségrégation scolaire, du financement de l’enseignement supérieur et du rôle de la formation des individus dans la recherche de la croissance. Passant de la rétrospective à la prospective, elle en profite pour repérer et écorner un troisième visage du désenchantement scolaire : l’idéologie de la concurrence nécessairement bénéfique. Dès lors que « l’application pure et simple des principes concurrentiels à l’enseignement primaire et secondaire ne semble pas produire d’indiscutables améliorations », l’auteur prévient, paraphrasant Clémenceau, que « la diffusion la plus large d’un enseignement secondaire de qualité représente un enjeu social trop central pour être abandonné aux imperfections du marché ».


Pour lire la critique de Diane Angermüller sur le même ouvrage, cliquez ici