La confiance apparaît comme un nouveau graal des économistes, avec le risque de tomber dans l'instrumentalisation du concept et l'idéologie.

Éloi Laurent   vient de publier une nouvelle édition de son petit livre sur L’économie de la confiance   . Ce thème n’a cessé de gagner en visibilité ces dernières années. « Renouer avec la confiance » est par exemple le titre qui a été donné aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence qui viennent de se terminer, et à en croire de nombreuses publications, nos sociétés connaîtraient une perte de confiance en soi, envers les autres et en l’avenir (tout ensemble), à laquelle il s’agirait de porter remède, en réaffirmant un certain nombre de valeurs (toujours en suivant les Rencontres ci-dessus). Mais ici l'instrumentalisation du concept et l’idéologie ne sont souvent pas loin, explique l'auteur, qui pointe ces dérives depuis plus d'une douzaine d'années   . Il a accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Le thème de la confiance requiert de faire quelques distinctions, expliquez-vous. Que met-on sous ce vocable et quelles formes de confiance faut-il distinguer a minima si l'on veut être rigoureux ?

Éoi Laurent : Cet ouvrage s’inscrit dans une réflexion plus large sur la coopération et la confiance au XXIe siècle. De même que la coopération mérite d’être clairement définie, et notamment distinguée de la collaboration   , la confiance doit être considérée et maniée avec prudence. Le rassemblement syndical   que vous évoquez, et les conférences qui se sont tenues à cette occasion, est typique des idéologies de la confiance qui visent à instrumentaliser cette notion et à l’embrigader au service d’un impératif d’efficacité étroitement défini. Le discours économique pseudo-scientifique régresse alors vite vers une rhétorique managériale bon marché sur la résistance à la réforme : les méchants « méfiants » alimentent le populisme tandis que les gentils « confiants » portent le progressisme et font avancer l’entreprise France.

J’insiste dans ce livre non seulement sur la nécessité de se méfier de la confiance mais de bien distinguer confiance en soi et confiance dans l’avenir d’une part, qui sont des fausses confiances, la confiance entre personnes et envers les institutions, qui sont de vraies confiances, et enfin la confiance dite « généralisée », qui est une vraie-fausse confiance.

 

Pourriez-vous expliquer pourquoi cette confiance généralisée a un sens ambigu ?

Elle contient une part de vérité car elle repose sur une interrogation, qui figure sous une forme ou une autre dans nombre d’enquêtes nationales ou internationales, qui a effectivement trait aux relations de confiance : « D’une manière générale, diriez-vous qu’on peut faire confiance à la plupart des gens ou qu’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? » Mais cette « confiance généralisée », qui est utilisée dans de très nombreux travaux contemporains sur la confiance, paraît enserrée dans un réseau de contradictions difficilement surmontables. Elle se donne pour impersonnelle (la « plupart des gens », les « autres »), mais elle concerne en pratique des personnes situées tant du côté des répondants aux enquêtes que de ceux dont ils évaluent la fiabilité. Elle se veut spontanée, mais la notion de confiance repose sur l’expérience : comment faire spontanément confiance, confiance par principe, à quelqu’un que l’on ne connaît pas du tout et sur le compte duquel on ne peut disposer d’aucune information précise puisque cette personne est abstraite ? Considérée avec sévérité, cette confiance généralisée apparaît donc comme une contradiction dans les termes : c’est une confiance impersonnelle.

 

Pourquoi importe-il de distinguer entre pessimisme et perte de confiance, que l’on assimile souvent ?

La confiance au sens propre n’est possible qu’entre deux êtres humains, éventuellement par la médiation d’une institution et donc d’une norme sociale, mais en tout cas pas entre un être humain et lui-même ou un être humain et une abstraction, fût-elle de nature spirituelle. L’usage économique le plus répandu du terme « confiance », au sens de croyance ou d’espérance est donc aussi le plus trompeur. Ce problème se trouve au cœur des indicateurs dits de « confiance des ménages ». Interpréter le pari ou le pronostic que fait un individu ou un groupe sur l’ensemble des comportements des autres acteurs d’un marché, et a fortiori d’un système économique tout entier, comme la synthèse d’un ensemble de relations interpersonnelles de confiance avec chacun de ces acteurs paraît dénué de sens. On devrait donc parler d’un indice d’« optimisme », de « perception des conditions sociales » ou, comme on le fait parfois, de « moral des ménages », plutôt que d’un indice de « confiance » des ménages, des entreprises ou des consommateurs.

 

Dans quelle mesure cette crise de confiance vous semble-t-elle avérée s’agissant de la France en particulier et quelles mesures (résultats d’enquêtes ou autres) en attestent-elles ?

Mon interprétation de la situation c’est que s’il y a une crise de confiance en France, elle ne se signale pas par une épidémie de défiance interpersonnelle largement fantasmée, mais par la montée de la défiance politique. Comme le montrent les données du CEVIPOF de janvier 2019, il ne s’agit d’ailleurs pas d’une défiance envers la démocratie mais envers le système politique actuel et ses représentants. C’est le contresens fatal de la commission Attali (2008), dont l’actuel Président de la République fut le rapporteur général, entre confiance interpersonnelle et confiance institutionnelle : une partie des pouvoirs publics, convaincue que la défiance des Français les uns envers les autres était une maladie mortelle, ont choisi pour y remédier d’affaiblir des institutions qui étaient en fait les piliers de la confiance en France. Ce faisant, ils ont aggravé la crise de confiance qu’ils prétendaient apaiser. Les préconisations de la commission Attali, largement suivies par les gouvernements successifs de 2008 à 2018, auront ainsi contribué, pour « libérer la croissance », à affaiblir l’État, fragiliser la protection sociale et les services publics et paupériser les territoires. Le résultat en aura été le malaise démocratique qui a explosé à la fin de l’année 2018. Croyant libérer la croissance, on a sapé la confiance.

 

Finalement, quel sens cela a-t-il alors de s’intéresser à la confiance comme économiste ?

S’intéresser à la confiance et à ses mesures, c’est vouloir dépasser les indicateurs strictement économiques et objectifs pour évaluer la cohésion sociale d’un groupe humain donné et son potentiel de coopération, via les perceptions subjectives de ses membres. La confiance, c’est la clé de la coopération sociale qui est à la source de la prospérité humaine. Comment ne pas s’y intéresser ? Mais il faut avancer avec prudence pour éviter un double piège bien visible dans le discours politique actuel : la « psychologisation » de la question sociale, qui entend relier dysfonctionnements sociaux et croyances des individus (la France va mal parce que les Français n’y croient pas assez) et sa « moralisation », qui consiste à expliquer le chômage de masse par l’incivisme des populations.