Comment l'arrière a-t-il participé à l'effort de guerre dans les pays européens durant la Première Guerre mondiale ?

Les fronts intérieurs européens, l'arrière en guerre (1914-1920) est un ouvrage collectif paru en 2018 sous la direction de Stéphane Le Bras et Laurent Dornel. Objectif : étudier comment l'arrière a été mobilisée dans le cadre du conflit, mais aussi comment les civils ont perçu cette guerre. Le cadre géographique de l'étude, l'échelle européenne, permet d'ailleurs une mise en perspective intéressante pour montrer le caractère global de ce conflit. Même si la plupart des contributions sont centrées sur la France, celles sur l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie permettent de faire sentir le poids du blocus allié sur ces espaces, montrant ainsi une spécificité de la vie quotidienne de ces Empires Centraux et surtout comment les civils sont aussi des victimes à part entière de la guerre.

Dans leur introduction, Emmanuelle Cronier et Stéphane Le Bras montrent bien que les civils ont été, en quelque sorte, les parents pauvres de l'historiographie de la Grande Guerre. En effet, des études ont bien été menées, depuis les années 1970 notamment, sur ces derniers, mais elles sont beaucoup moins nombreuses que celles sur les soldats au front, et sont surtout incomplètes. L'histoire sociale de la Grande Guerre a longtemps été négligée par l'historiographie du conflit, et il faut attendre le tournant des années 2000, avec l'émergence du CRID 14-18, pour voir des problématiques sur ce thème émerger, et même devenir centrales, dans l'étude de la Grande Guerre. Toutefois, les manques sont encore criants. C'est le cas, par exemple, de l'histoire des campagnes durant le conflit où beaucoup reste à écrire. D'autres champs d'études, comme l'histoire économique entre 1914 et 1918, sont encore lacunaires. Ainsi, il est paradoxal de noter que la plupart des sujets d'études sur l'arrière concernent les conséquences économiques ou sociétales de la guerre (destructions, deuil...) mais que la vie quotidienne à l'arrière pendant la guerre reste sous-étudiée. C'est donc à cette problématique que s'attaque cet ouvrage collectif. Il s'agit pour Dornel, Le Bras et leurs co-auteurs d'apporter des perspectives nouvelles à l'historiographie de la Grande Guerre sur les sujets économiques et sociaux concernant les populations de l'arrière.

 

La vie économique à l'arrière

Dans cette première partie des Fronts intérieurs européens, l'arrière en guerre (1914-1920), il s'agit de montrer comment la vie économique à l'arrière s'est adaptée à la guerre, en termes de besoins et de main-d’œuvre. Les contributions sont complémentaires, à la fois sur les sujets d'étude et sur les espaces géographiques traités.

Ainsi, Nicolas Vabre présente la mobilisation du monde ouvrier, dans une ville de l'arrière loin du front, Cherbourg (même si cette dernière est un port important durant la Grande Guerre). La mobilisation ouvrière, en particulier des femmes, dans les usines lors de la Grande Guerre, fait partie des thèmes connus sur le sujet, y compris du grand public, notamment dans les usines d'armement (les fameuses « munitionnettes »).

En revanche, la contribution suivante de Laurent Dornel, sur la venue de travailleurs coloniaux dans le Sud-Ouest de la France pour suppléer les manques de main-d’œuvre, traite d'un aspect largement méconnu et sous-étudié. Il y décrit comment des travailleurs venus de tout l'Empire colonial français prennent place dans des industries de guerre, dans des affectations souvent dangereuses et travaillent ainsi pour l'effort de guerre français.

Jean-Luc Mastin étudie pour sa part les délocalisations de guerre et montre comment une partie de l'industrie textile lilloise a pu délocaliser sa production lors de l'invasion allemande en 1914 et continuer ainsi, depuis l'arrière non occupé, de produire. Petit bémol dans cet ouvrage d'ailleurs, la question de la vie quotidienne dans les territoires français et belges occupés par les Allemands n'est quasiment pas traitée, ce qui est dommage aux vues des autres espaces européens. Mais un ouvrage ne peut être exhaustif.

D'ailleurs, des contributions, comme celle de Nina Régis, y sont vraiment novatrices sur leur sujet ou sur leur cadre d'étude. Ainsi, elle étudie le pain allemand Eckhoff, qui illustre à la fois le manque de nourriture dans le pays et les facultés d'adaptation de la population civile dans cette période de pénurie.

 

L'encadrement des populations civiles

Cette partie est tout à fait dans la veine d'une étude pour comprendre le caractère « totalisant » de la Première Guerre mondiale, en ce qui concerne les acteurs notamment. Ainsi, Jean-François Condette, spécialiste des questions scolaires pendant la Première Guerre mondiale, dans son étude des recteurs d'académie durant le conflit, montre comment l'école est mise à contribution en France pour la mobilisation patriotique de la jeunesse.

Deux autres contributions de cette partie s'attachent à étudier la philanthropie, c'est-à-dire comment des civils, souvent fortunés, mettent leur argent et leur temps au service de leur pays. Celle de Chloé Pastourel montre comment des Américains financent le fonctionnement d'un orphelinat en Auvergne. Frank Gilson étudie des fraudes autour d'une partie de cet argent destiné aux personnes dans le besoin. Ronan Richard montre de son côté l'arrivée des réfugiés et des évacués en provenance des régions du front ou envahies dans l'Ouest du pays. Il s'agit d'une étude à la fois sur ces populations déplacées, mais aussi sur leur image et la façon dont elles sont accueillies par des compatriotes.

 

La vie quotidienne à l'arrière

Cette partie de l'ouvrage traite des aspects purement sociaux, voire quotidiens, de la vie des civils à l'arrière pendant la Première Guerre mondiale. Elle montre comment les sociétés européennes sont à l'épreuve de la guerre, jusque dans leur vie quotidienne. La médecine et la prophylaxie sont ainsi mises en avant par les contributions de Cherilyn Lacy qui étudie la vie médicale dans les Hautes-Alpes durant la période et par Stéphane Le Bras qui s'empare de la question de l'alcoolisme et de la lutte contre celui-ci à l'arrière entre 1914 et 1918. Ces deux contributions sont complémentaires car elles traitent, par deux aspects différents, la volonté des autorités de garder une population civile saine et mobilisée, pour soutenir au mieux l'effort de guerre et donc produire pour pouvoir battre l'ennemi.

La contribution d'Ernst Langthaler sur la crise alimentaire en Autriche-Hongrie est à mettre en parallèle avec celle de Nina Régis sur le pain Eckhoff en Allemagne. Il s'agit ici de démontrer comment, dans leur vie quotidienne, à travers l'exemple des pénuries alimentaires, les civils sont victimes de la guerre. Il ne faut pas oublier que des famines sévissent à partir de 1916 dans les Empires centraux : ainsi le « Steckrübenwinter » (hiver des navets) provoque entre 1916 et 1917 des dizaines de milliers de victimes en Allemagne.

 

Les perceptions de la guerre depuis l'arrière

Cette dernière partie de l'ouvrage traite de la manière dont les civils percevaient et se représentaient la guerre depuis leur lieu de vie, souvent loin du front. C'est aussi la partie qui a la vision la plus européenne puisque l'on retrouve une contribution sur la Grèce (Elli Lemonidou), le Portugal (Filipe Ribeiro de Meneses) et sur la Russie (Iaroslav Golubinov). Il s'agit d'articles sur la vie des civils en général (Grèce, Portugal), alors que Golubinov sur la Russie s'attache à traiter la question alimentaire dans les provinces de l'Empire Russe.

Les deux autres articles étudient le sport en France et en Europe durant la Grande Guerre (Paul Dietschy) et la politique prophylactique à Saint-Malo dans le cadre du développement du tourisme pendant le conflit (Erwann Le Gall). Ces deux dernières contributions reflètent bien le caractère « total » de la guerre où, même des aspects sociaux pouvant apparaître secondaires comme le sport ou le tourisme, trouvent parfaitement leur place.

 

Les fronts intérieurs européens, l'arrière en guerre (1914-1920) est donc un livre qui se propose de faire évoluer l'historiographie de la Première Guerre mondiale à propos de la vie à l'arrière. Le pari des auteurs est tenu, grâce notamment à des contributions souvent innovantes sur des aspects négligés de l'histoire de la Grande Guerre en France et en Europe. Une belle réussite pour cet ouvrage collectif écrit par de nombreux jeunes chercheurs.