La série Game of Thrones s'illustre par le grand nombre de personnages en situation de handicap : comment pensait-on le handicap au Moyen Âge ?

Bien des livres ou des articles ont souligné certaines ressemblances de la série « Game of Thrones » (Le trône de fer) avec le monde médiéval. La similitude est en effet séduisante puisque de nombreux aspects de cette époque servent clairement d’inspiration à George R. R. Martin pour l’écriture de son cycle A Song of Ice and Fire, et la distribution de la série compte beaucoup de personnages en situation de handicap, ce qui lui a valu d’être récompensée en 2013. Ces personnages nous éclairent sur le handicap tel qu’il est pensé par l’auteur et les producteurs de la série David Benioff et D. B. Weiss, mais ils révèlent également nos conceptions contemporaines sur l’infirmité et… sur une certaine image du handicap médiéval.

 

L’ambiguïté du handicap

Dans le dernier épisode de la série diffusé le 19 mai 2019, Bran Stark devient roi de Westeros et reçoit le surnom de « Bran the Broken » (« le Brisé/Rompu »). Le seul choix de ce surnom trahit une vision validiste de la société (penser que le handicap doit être réparé), qui vaut pour la société médiévale comme pour notre société actuelle. Le petit discours de Tyrion rappelant l’histoire de Bran va dans ce sens :

Le garçon qui est tombé d’une haute tour et qui a survécu. Il savait qu’il ne remarcherait jamais alors il a appris à voler. Il a franchi le Mur, lui, un garçon infirme, et il est devenu la Corneille à Trois-Yeux.

La série joue en effet sur l’ambiguïté du handicap, considéré à l’époque médiévale comme un don accordé par Dieu pour éprouver la foi des chrétiens ou bien comme une punition infligée par la puissance divine, en fonction des textes théologiques convoqués. La situation de handicap illustre la faiblesse innée des hommes, tout en étant stéréotypée, puisque, en surmontant sa condition, la personne devient un exemple du dépassement de soi. Appelée supercrip dans le monde anglo-saxon, elle devient alors un « saint », au sens médiéval du terme, par l’inspiration qu’elle permet en résolvant les difficultés physiques ou mentales auxquelles elle est confrontée. Le saint médiéval doit en effet être un modèle de vertu religieuse et ne doit pas remettre en question les choix divins, mais les embrasser comme une épreuve mise sur sa route pour lui permettre de dépasser sa condition de simple humain. L’exemple biblique de Job, qui n’hésite pas à sacrifier ses biens et sa famille parce que le Seigneur le lui demande et qui risque même jusqu’à sa propre vie, puisqu’il est atteint de la lèpre, est un modèle suivi par les saints médiévaux. En effet, Grégoire le Grand et Isidore de Séville, maîtres penseurs de l’époque médiévale, reprennent l’histoire de Job pour traiter des vertus dans des ouvrages intitulés les Moralia in Job. Ces textes, très en vogue aux XIIe et XIIIe siècles reprennent l’idée que les vertus reposent sur la foi, afin de moraliser les chrétiens dans le cadre d’une œuvre pastorale. Ainsi, dans « Game of Thrones » comme pour l’époque médiévale, le dépassement du handicap grâce à de nombreuses compétences (oratoires, mystiques, physiques) ou une grande adaptabilité (avec une main en fer, un fauteuil, etc.) est une vertu, preuve de la foi dans le divin (qu’il s’agisse de Dieu ou de la Corneille à Trois-Yeux).

 

Handicap et pouvoir

Les personnages en situation de handicap dans « Game of Thrones » tiennent des rôles de pouvoir qui mettent en avant leur individualité : le handicap ne constitue qu’une strate de leur identité complexe et n’est pas leur seule caractéristique. Tyrion Lannister (personne de petite taille et défiguré), Jamie Lannister (amputé de la main droite), Bran Stark (paralysé), Theon Greyjoy (émasculé), Doran Martell (goutteux), le limier (défiguré), Jorah Mormont et Shireen Baratheon (atteints de greyscale, sorte de lèpre), Arya Stark (temporairement non voyante), Beric Dondarrion (borgne), Varys et les Immaculés (eunuques) : tous ou presque sont détenteurs de grands pouvoirs dans le jeu du trône de fer et sont issus des plus grandes familles ou de leur entourage direct. Le show joue ainsi sur le lien entre le pouvoir et la faiblesse humaine, utilisant le handicap comme une « prothèse narrative » qui permet aux personnages et à l’intrigue de se développer. Le handicap dépeint dans la série correspond à ce que les recherches les plus récentes nous apprennent à ce sujet pour l’époque médiévale. C’est à nouveau Tyrion qui perçoit le mieux le fonctionnement des sociétés de Westeros (assimilables à l’Occident médiéval) qu’il exprime lors de sa rencontre avec John Snow sur le Mur à propos de Bran Stark (saison 1, épisode 3) :

Si on doit être un invalide, mieux vaut être un invalide riche.

Dans ces deux sociétés, les plus pauvres (suivant des critères économiques, bien sûr, mais sociaux également) deviennent des mendiants. Le handicap empêche en effet une personne de travailler et donc de gagner suffisamment de quoi subsister de façon autonome. La personne compte alors sur la solidarité familiale, domestique ou communautaire pour survivre. L’étude des procès de canonisations, qui relatent les guérisons miraculeuses afin de juger de la sainteté d’une personne, montre que les personnes en situation de handicap ne vivent pas seules lorsqu’elles sont affaiblies et bénéficient d’accompagnants dans leur recherche du miracle. Cependant, en cas de pauvreté sociale, elles sont rejetées des systèmes traditionnels de solidarité et rejoignent donc le rang des exclus, au même titre que les orphelins, les vieillards ou les femmes enceintes isolées. Ces derniers forment le groupe des pauperes (pauvres) dont les institutions, qu’elles soient monastiques, ecclésiastiques, royales ou municipales, doivent prendre soin au nom de la charité chrétienne. Ainsi, dans « Game of Thrones » comme dans la société médiévale, mais également, dans une moindre mesure, dans nos sociétés occidentales contemporaines, on remarque une intersection entre le handicap et la situation privilégiée de la personne handicapée.

 

Une image fidèle du handicap médiéval ?

Les personnes en situation de handicap bénéficiant d’une certaine richesse continuent pourtant de subir un environnement social qui n’a pas été pensé pour les inclure, qu’on parle de Westeros ou des sociétés médiévales (et sans nul doute contemporaines). Cependant, grâce à leur richesse et leur réseau, elles peuvent mettre en place des solutions afin d’ajuster leurs capacités à leurs devoirs ou leurs envies de la même façon que pour les autres Infirmes, bâtards et choses brisées (titre de l’épisode 4 de la saison 1). Dans cet épisode, Tyrion annonce à Bran que :

Avec un cheval et une selle adéquats même un infirme peut monter à cheval ! […] et à cheval tu marcheras aussi bien que les autres (notons que la version originale insiste sur la taille de Tyrion et non sur la fonctionnalité de Bran : « on horseback, you will be as tall as any of them »).

Ainsi, le futur roi de Westeros profite, tout au long de la série, de nombreux dispositifs pour faciliter ses déplacements, de l’appareillage posé sur le dos d’Hodor, à la sorte de charrette aménagée pour le déplacer. De tels aménagements existent à l’époque médiévale. En témoigne la représentation de ce mendiant en train de faire la quête dans les marges du Psautier de Luttrell daté du XIVe siècle. Le jeune homme est poussé par un serviteur, attaché au dispositif, ce qui démontre une activité lucrative puisqu’il peut se payer les services d’un chauffeur.

De la même façon, Bran, grâce à son statut de jeune seigneur de Winterfell, profite de l’aide de domestiques (comme Hodor) lorsque cela est nécessaire. Le roi de Westeros finit même dans un fauteuil roulant censé être une réplique de celui d’un ancien roi Targaryen, trahissant ici l’époque médiévale, puisque ce dispositif y est inexistant.

La prothèse de main de Jaime Lannister, conçue par Cersei Lannister et par les meilleurs orfèvres de Port Royal, ressemble beaucoup à celle utilisée par le chevalier Götz von Berlich (1480-1562) ou celle conservée dans la collection privée de F. W. Paul à Berlin, élaborée durant le XVIe siècle et par ailleurs articulée, alors que celle portée par Jaime ne l’est pas. L’existence de tels dispositifs témoigne de la richesse du personnage de Jaime mais également de celle du chevalier von Berlich, capables financièrement de faire fabriquer des appareils adaptés à leur besoin, puisque les deux doivent continuer à pouvoir se battre, ou au moins visuellement faire croire qu’ils le peuvent pour garder leur image sociale. Ainsi, ces prothèses sont conçues de façon à marquer le rang social des chevaliers, qu’elles soient en or ou articulées.

La technologie inventée pour la série est donc largement inspirée des techniques médiévales. Les personnages également, comme Jaime ou encore Beric Dondarrion (borgne). Ce dernier fait penser au général Jan Žižka (1370-1424), surnommé « le borgne » à la suite d’un accident survenu à l’œil droit durant son enfance. Représenté sur l’image ci-contre, extraite du codex de Jensky, daté du début du XVIe siècle, son infirmité visuelle ne l’a pas empêché de devenir le chef de guerre des hussites au XVe siècle. Il perdra d’ailleurs la vue à son œil gauche sur un champ de bataille prouvant qu’il a mené vaillamment ses hommes au combat durant le siège du château de Rabi en 1421 et malgré son handicap selon les documents de l’époque. Il continue d’ailleurs à conduire des opérations militaires après sa totale cécité, et est considéré aujourd’hui encore comme un héros national tchèque.

Finalement, la série reflète autant la réalité de ce que l’on sait de l’époque médiévale qu’une image fantasmée (bien que plausible) du passé, fondée sur des expériences contemporaines, réelles et imaginées. Cependant, « Game of Thrones » a le mérite de donner une image sensible du handicap, où les incapacités physiques constituent seulement un fragment de l’existence humaine pouvant affecter tous les hommes, des plus faibles aux plus puissants.

 

Pour aller plus loin :

- Franck Collard et Evelyne Samama (dir.), Handicaps et sociétés dans l’histoire : l’estropié, l’aveugle et le paralytique de l’Antiquité aux temps modernes, Condé sur Noireau, L’Harmattan, 2010.

- Irina Metzler, A Social History of Disability in the Middle Ages: Cultural Considerations of Physical Impairment, Londres, Routledge, 2013.