Cette parution du deuxième volume des Œuvres de Friedrich Nietzsche, dans la collection Pléiade, couvre la période 1878-1888, celle d’un tournant majeur dans la pensée du philosophe.

Qui veut lire ses ouvrages de Nietzsche ne peut pas se contenter de prendre une édition quelconque. Il doit évidemment se méfier des traductions, et faire des choix dans la pluralité des versions proposées par les éditeurs, puisqu’il est question d’une autre langue. Sauf à parler allemand, bien sûr. Mais il doit aussi prendre de nombreuses précautions, notamment celle de ne pas se laisser aller à consulter d’anciennes éditions trafiquées, encore sur le marché, des compilations désastreuses (sur la fameuse « volonté de puissance » notamment, qui ne fait son entrée dans la pensée de Nietzsche qu’avec le Zarathoustra), voire des éditions fabriquées pour rendre des services à des régimes défaits par la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Lorsque le même lecteur veut disposer de l’ensemble de l’œuvre en langue française, il doit accomplir encore deux choix. Ou bien acheter une série d’ouvrages traduits et présentés par la même équipe afin de garder une certaine homogénéité de vocables, ou varier ses achats en fonction de traductions différentes des divers ouvrages, les traducteurs pouvant faiblir sur tel ou tel volume en fonction de leurs compétences non pas linguistiques mais philosophiques.

En somme, le métier de lecteur se complexifie dès lors qu’il faut tenir compte de la vie propre des œuvres, des éditions, des mises en traduction et des modes de diffusion. Voilà qui enrichit diablement la lecture d’un auteur et l’approche de sa pensée, elle-même susceptible de changer ou de se compléter d’un ouvrage à l’autre, tandis que l’auteur n’a pas toujours eu le temps ou réussi à construire lui-même l’édition qui lui paraît ou paraissait définitive de son travail.

Voilà qui rend précieuse l’édition en collection Pléiade des œuvres de Nietzche, édition qui vise, à terme, la complétude. Ce volume II constitue d’ailleurs une unité de pensée assez marquée. Il pivote autour d’Aurore, confirmant les transformations de méthode et de style désormais engagées par l’auteur. Cet ensemble constitue un bloc intermédiaire entre les premiers écrits et les derniers ; pour d’autres, il s’agit de stabilisation d’une conquête définitive. C’est cette perspective que conduit l’édition présentée ici.

 

L’édition

Il existait déjà un premier volume en Pléiade, publié en 2000, regroupant des écrits parmi lesquels La naissance de la tragédie, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement ou Considérations inactuelles. Ces titres ainsi regroupés couvrent la période des premiers écrits, jusqu’en 1876. Les collaborateurs/traducteurs de ce premier volume étaient Michèle Cohen-Halimi, Marc Crépon, Pascal David, Paolo d’Iorio, Francesco Fronterotta, Max Marcuzzi, auxquels s’ajoute Pierre Rusch pour la chronologie de 1844 à 1876. Dans la préface de 1886 à Humain trop humain, Nietzsche considérait ces écrits comme recélant des « lacs et des rets à prendre les oiseaux imprudents ». Ils confinent, précise-t-il, à la provocation. Quoi qu’il en soit, ces écrits ont été rassemblés sous la direction de Marc de Launay, assisté de Dorian Astor, et rédacteur de la préface de ce premier volume.

Récidive ou persévérance : Marc de Launay demeure directeur de la publication du tome II, dont Pierre Rusch reprend la chronologie, et s’associe à d’autres traducteurs : Robert Rovini, Pierre Klossowski, Julien Hervier. Ce « deuxième » volume comporte de nouvelles traductions révisées de textes rédigés pendant la période 1878-1882, réputée être une période intermédiaire entre les premières œuvres et les dernières, notamment le Zarathoustra, Par-delà Bien et Mal et du Le Crépuscule des idoles, auxquelles sera consacré un tome III.

Dans les deux volumes publiés, le travail de rassemblement, de traduction et de présentation se fonde sur l’édition critique et rigoureusement chronologique de Giorgio Colli et Mazzino Montinari. Avec une nuance, de taille, puisque les versions choisies des œuvres publiées renvoient à l’édition spécifique conçue par Nietzsche, après 1886, lorsqu’il change d’éditeur et surveille la reprise de l’ensemble de ses écrits.

Pour revenir sur cette édition de référence, Colli et Montinari sont deux philosophes, dont l’un fut d’ailleurs le professeur de l’autre, auxquels nous devons le travail de collation et d’édition des œuvres de Nietzsche après la Seconde Guerre mondiale, après les montages malheureux de la sœur du philosophe qui, quoiqu’engagée auprès du nazisme et lui livrant des pans entiers d’ouvrages, avait conservé intacts les manuscrits de son frère. Il est possible de lire le récit de cette aventure par Montinari lui-même : il explique fort bien qu’après avoir freiné l'élan de Peter Gast qui, dès 1892-1893, avait projeté une édition des œuvres complètes de Nietzsche, Elisabeth Förster-Nietzsche fonda à Naumburg le Nietzsche-Archiv (1894), qu’elle transféra ensuite à Weimar. La présence dans cette ville des grandes archives des classiques allemands (Archives Goethe-Schiller) l’aura sans doute influencée dans le choix de ce siège. La fameuse Großoktavausgabe des œuvres de Nietzsche est le résultat le plus important de toute l’activité éditoriale du Nietzsche-Archiv : elle fut publiée à Leipzig entre 1894 et 1926, tout d’abord chez l’éditeur C. G. Naumann, puis chez Kröner. Aux premiers jours d’avril 1961, lorsque Colli se rendit à Weimar, il comprit tout de suite la nécessité d’une nouvelle édition complète des textes posthumes de Nietzsche. La vie de ces deux éditeurs a consisté alors à s’attacher à cette tâche.

Peu importe le destin des ouvrages, la pensée de Nietzsche a pénétré une certaine manière de concevoir la modernité, réclamant donc une attention particulière des lectrices et des lecteurs. D’autant que beaucoup persévèrent dans des erreurs de lecture. Ils confondent par exemple « inactuel » avec « déclinisme », et encore croient que Nietzsche est « nihiliste ». Il est bien temps de relire le corpus entier, et de le lire accompagné du formidable appareil critique proposé par la Pléiade, lequel s’efforce de donner de très larges extraits des fragments posthumes afin de souligner les différentes strates de la pensée de Nietzsche.

 

Friedrich Nietzsche : 1844-1900

La biographie du philosophe est largement documentée et l’ouvrage la complète à bon droit, en suivant son existence mois par mois, associant aux faits, des lieux, des extraits de lettres et des références aux lectures entreprises, voire des opéras entendus (Carmen, le 27 novembre 1881), ainsi que des états de sa santé entraînant des difficultés d’enseignement palliées cependant, sur le plan matériel, par des appointements et pensions qui le mettent à l’abri du besoin. Comme le fait Pierre Rusch, il convient cependant de ne pas se laisser aller à des considérations trop psychologiques, au sens banal du terme, pour comprendre cette existence, le recours aux termes de « folie » pour la fin de vie ne pouvant, chez beaucoup, qu’entacher ce cours d’un mépris à rebours.

Quant à chercher à synthétiser la pensée de Nietzsche en quelques phrases bien senties, autant y renoncer d’emblée. Elle ne relève pas d’un système articulé autour d’un principe unique auquel revenir sans cesse, avec distribution des parties selon une hiérarchie calquée sur le modèle de l’idéalisme allemand. Mais que nul n’en déduise une incapacité ou un égarement de la part de l’auteur. Et comme la lectrice et le lecteur le constatent, l’écriture de Nietzsche finit par trouver son rythme dans l’usage de l’aphorisme, à propos duquel il ne convient pas non plus de tirer trop loin l’idée de fragment.

La pensée de Nietzsche se construit et reconstruit, en effet, sans cesse par un jeu de réorientation continuel qui, comme l’existence de l’humanité, est privé d’origine et de fin transcendantes. Elle trouve son point de départ dans un désir de vérité susceptible de combattre le nihilisme alors contemporain de l’auteur. Ce qui en fait une pensée sans doute paradoxale, entre rage et calme, ancrée tout de même dans la sentence delphique (« Connais-toi toi-même ») dont Nietzsche estime pourtant qu’elle fut trahie par Socrate (reprise avec humour en §340, Le Gai Savoir). Cette pensée n’est pas exempte de colères, devenues ici motrices de déploiements assez percutants, de moments de pensée appropriés à une critique plus virulente que celle pratiquée par les Lumières, d’autant que les Lumières se firent violentes et brutales inutilement, dit Nietzsche   . C’est enfin une pensée appuyée sur la lecture des moralistes.

Cette pensée sait prendre sans cesse des risques afin de commenter l’illusion d’une morale fondée sur le savoir ou sur une Révélation, et qui ne dispense pas la vérité au sens classique du terme, mais sollicite d’abord la véracité des propos que tient tel ou tel. Ainsi Nietzsche écrit-il : « Je perçois physiquement, je flaire les approches, le cœur, l’intimité secrète, les entrailles de l’âme ». Tel serait sans doute l’homme véritable, l’ecce Homo d’un nouveau genre, susceptible de prendre des risques conceptuels et littéraires, et de dresser l’oreille pour entendre et réfléchir sur le langage de manière dévastatrice. Sa pensée demeure en tout cas vouée à une sincérité passant pour une manière d’être meilleur, de se dépasser, sans tomber sous la coupe de la logique. Ses thèmes favoris l’exigent : la question de la vérité, celle de la genèse historique des phénomènes, celle des configurations pulsionnelles de l’esprit, celle des fondements de la connaissance, etc. Encore, afin de les construire, faut-il disposer d’une vaste culture, élaborée dans la fréquentation d’une bibliographie gigantesque. Pour le constater, les notes de l’éditeur sont indispensables, comme elles le sont encore pour saisir de nombreuses allusions à ces livres lus et cités explicitement ou implicitement, à ces livres finalement bien servis par leur reprise nietzschéenne.

 

Une introduction à l’œuvre ?

Les travaux de cette période intermédiaire se présentent par ailleurs comme une bonne voie d’accès à l’œuvre complète de Nietzsche. Ce tome II concerne la période 1878-1882. Nietzsche a terminé son enseignement et bride sa vocation aux recherches philologiques. Il prend maintenant ses distances avec Richard Wagner (qu’il ne verra plus à partir de novembre 1876) et Arthur Schopenhauer qui « évolue presque continuellement, non sans en pâtir, parmi les images des choses au lieu d’avancer parmi les choses elles-mêmes »   . Il adopte une écriture différente. L’éditeur précise tout cela avec une réelle ampleur. Nietzsche vit en solitaire, sort du cercle wagnérien, et plus largement des cercles auxquels il s’était voué. Il rompt avec le nationalisme et l’antisémitisme, ainsi qu’avec tout idéalisme. Il rencontre d’autres personnes qui deviendront des ami(e)s : Paul Rée (appelé alors « l’incomparable », et qui le fournit régulièrement en ouvrages moraux), Lou von Salomé (rencontrée en mars 1882, à Rome), le compositeur Heinrich Köselitz (alias Peter Gast). Il s’initie aux penseurs anglais.

C’est l’époque de composition d’Humain trop humain (1878), un ouvrage en deux volumes accompagné d’une partie intitulée, sur un motif de Goethe, Le voyageur et son ombre. Le livre s’ouvre, actuellement, sur la dédicace à l’adresse de Voltaire, puisque Nietzsche a voulu publier l’ouvrage pour le « centième anniversaire de sa mort ». La dédicace en question sera cependant supprimée par lui ensuite. Il n’empêche que ce geste n’est pas rien. Cette dédicace est accompagnée d’un extrait de texte de René Descartes, concernant la vérité sur les humains. Ce n’est pas rien non plus de solliciter ainsi les lectrices et lecteurs en signalant sa volonté de s’inscrire au sein des « esprits libres », de ceux qui sont capables de pratiquer la « domination de soi et [la] discipline du cœur »   . Quant au titre de l’ouvrage, il importe d’insister sur un point donnant sa teneur aux aphorismes ici réunis, dont une partie est constituée par la Cinquième Inactuelle qui ne verra pas le jour. Au soupir qui excuse les comportements humains, Nietzsche oppose une salve d’avenir. Si trop souvent, en effet, devant des actes destructeurs, les humains se réconfortent avec ce dicton : « C’est humain, trop humain », c’est pour s’éviter de s’affranchir de ces comportements, et finalement laisser faire, ou ne s’occuper que de la forme des actes renvoyant le contenu à une nature humaine qui n’est rien d’autre qu’une illusion. Une autre manière de solliciter des excuses consiste à distinguer des apparences (mauvaises) mais un fond (bon), selon une logique dualiste à laquelle s’en prend toute la première partie de l’ouvrage.

C’est d’une tout autre logique que se réclame Nietzsche. Au dualisme apparence-vérité, à l’opposition simple « bon »/« mauvais », il substitue une construction du « bon » à partir de l’« utile », dont on a déjà observé les effets chez Baruch Spinoza. L’un et l’autre auraient bien pu écrire : « Il faudrait des êtres plus spirituels que ne sont les hommes, ne serait-ce que pour goûter tout l’humour qu’il y a dans le fait que l’homme se regarde comme la fin de l’existence du monde »   . Ce qui revient à élaborer une nouvelle psychologie ou une anthropologie, tissée de vie, de pulsions et de tendances, appliquée alors aux thèmes composant les différentes parties de l’ouvrage : la condamnation de la métaphysique, de la religion (bientôt reprise dans le Gai savoir), ou de l’idéologie de la création artistique, pour tout dire de la « moraline » telle qu’elle s’épanouit dans nos sociétés et à laquelle il ne cesse d’opposer la morale des moralistes : Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle, Chamfort...

 

Une écriture expérimentale

La maladie de Nietzsche n’est pas sans susciter chez lui des tentatives et des expériences dans le domaine spirituel et moral. De ces expériences naîtra Aurore, 1881, un livre qu’il promeut comme « ensoleillé et heureux », alors que les premiers lecteurs le trouvent difficile et sombre. Est-ce vraiment le « commencement des commencements » ? En tout cas, on y trouve des « pensées sur les préjugés moraux » qui ont l’audace d’un grand courage de vivre, qui se refusent à toute consolation et fanatisme moral.

Si ce livre est bien ensoleillé, c’est aussi qu’il est méditerranéen. Non seulement Nietzsche approfondit sa connaissance de l’Italie, là où il rencontre de nouveaux paysages, un climat de douceur et une exubérance de la végétation. Mais encore, il persévère dans l’affranchissement de son esprit, et dans son orientation vers des aurores que Le Gai savoir amplifiera. En voulant saper notre confiance en la morale, Nietzsche oriente la lectrice ou le lecteur vers la connaissance des affects qui régissent les valeurs. Aurore donc, ou un matin nouveau de la pensée qui oblige à la conversion de toutes les valeurs. On voit d’ailleurs poindre déjà les prémisses de la Généalogie de la morale, cette généalogie qu’il convient d’explorer parce qu’elle conditionne l’avenir de l’humanité   .

Dès lors, l’avertissement : « Apprenez à bien me lire ! »   n’est pas inutile. Et là revient la question des « aphorismes », ou du philosophe artiste de l’écriture. Il n’est pas indiqué de lire l’ouvrage d’un seul trait et en continu, propos qui ne renvoie cependant pas à un défaut de construction. L’ouvrage est fait pour être feuilleté sur le mode de la promenade ou du voyage. « On doit pouvoir constamment y plonger et en sortir la tête, et ne plus rien trouver d’habituel autour de soi »   . Ainsi donc « l’aphorisme » devient-il surtout une manière de démanteler la métaphysique et la morale par le phrasé conçu à partir des dynamiques pulsionnelles. Le sens des phrases n’est pas un préalable à l’écriture. Il est impliqué par le déroulement de la phrase. D’une certaine manière, l’aphorisme et la pulsion ont un point commun : ils interprètent et doivent être interprétés. Leur contenu dans Aurore : interpréter les faits culturels à partir d’affects comme la crainte, l’envie, la rancune, la cruauté, le sentiment de puissance… ce qui revient simultanément à opérer la critique de la tradition religieuse qui envisage toujours le désir comme une malédiction. Et si c’était le désir qui pense, évalue et crée !

Pour le reste, il n’est plus question que de la critique de la morale et des valeurs adoptées comme normes, de la critique du christianisme, des distances à prendre à l’égard des romantiques, de l’admiration pour les moralistes français, et plus généralement d’attaquer et de provoquer, de démanteler la moraline, cette soumission servile, vaniteuse, égoïste ou résignée à la morale dominante   , dans la « probité » de la pensée libre, notion centrale et principe de la démarche nietzschéenne.

 

Un esprit libre ?

On en vient alors au « gai savoir ». Qu’entendre par cette formule ? Un titre d’ouvrage, assurément : Die fröhliche Wissenschaft ou la gaya scienza. Friedrich Nietzsche est peut-être le premier des philosophes modernes à se poser pleinement la question de savoir si l'histoire existe, sous la forme envisagée habituellement : un grand récit centré sur le progrès accompli par une humanité uniforme grâce à ses « grands hommes ». Or, montre-t-il, pour qu’une telle histoire existe, il faut plus que la simple collection empirique des faits morts que sont les événements passés. Il faut penser une dynamique vitale et téléologique, un rapport des parties dont l’agencement produit un tout. C’est cette conception que Nietzsche remet en cause, en la renvoyant d’abord au concept de Dieu (d’une fin). Dans ce jugement, nous reconnaissons fort bien une pensée qui reste centrale de nos jours. Le lien formulé entre cette conception de l’histoire et le concept de Dieu demeure prégnant.

D’une certaine manière, le Gai Savoir (1882) reprend et amplifie ce qu’avait apporté Humain trop humain. C’est ainsi que Nietzsche aboutit au paragraphe intitulé « Le forcené »   , à la formule célèbre : « car les dieux aussi se décomposent », aussitôt suivie de « Dieu est mort ! »   . Dieu, c’est le Dieu de la téléologie, c’est la référence à une pensée de la finalité de toute réalité. Ce concept représente plus que la morale chrétienne, même s’il représente bien la « croyance au Dieu chrétien [qui] est tombée en discrédit »   . Il représente le monde suprasensible, le monde organisé en rapports de causes et d’effets linéaires. Dieu est la clé de voûte des conceptions de l'histoire, héritée du XVIIIe et du début du XIXe siècles. La signification du propos ne saurait échapper, d’autant qu’elle est très ample et s’appuie sur la méthode généalogique qu’il a conçue. Pour Nietzsche, le christianisme, les Lumières, mais aussi l’époque humaniste, la pensée du progrès, le capitalisme, etc., sont des manifestations de ce qu’il appelle désormais le nihilisme.

Le livre premier du Gai Savoir traite de la morale principalement, de l’invention de la pitié qui étouffe les aspirations de la noblesse. Le deuxième livre porte sur la femme, sur l’art et les rapports entre la réalité et la vérité. C'est un livre portant sur l'esthétique, qui ne cesse de confirmer son opposition à la philosophie d’Arthur Schopenhauer et les traces qu’elle avait laissé jusque-là sur la pensée de l’auteur. Nietzsche développe l’idée selon laquelle l’humain est un animal créateur. Le troisième livre du Gai Savoir porte intégralement sur la mort de Dieu. Le livre quatre contribue à une affirmation de la vie. L’aphorisme 276 résume l’idée générale du livre : « Amor fati [amour du destin] : que ce soit dorénavant mon amour ! ». C’est désormais la « morale » de Nietzsche, si on évite les confusions, signalées ci-dessus, entre la moraline et la morale, ou entre les « prédicateurs de morale » et les moralistes. Il importe de se garder du nihilisme en s’attachant à n’être plus, en toutes circonstances, qu’un homme qui dit oui ! Néanmoins, concernant cette formule « Amor fati », il accentue l’expression différemment par rapport à Marc Aurèle, duquel elle provient. L’homme de l’amor fati est l’homme qui dit « oui », il est celui qui exprime pleinement sa volonté de vivre. Le cinquième livre, le seul qui, avec le livre quatrième (Sanctus Januarius), porte un titre, est consacré à ce que toute l’histoire de la pensée du XXe siècle a plus ou moins bien réfléchi comme le « surhomme ». Ne glosons pas. L’appareil de notes de ce volume est parfaitement clair et rigoureux sur cette question du « nous qui sommes sans crainte ». Quoi qu’il en soit, c’est dans l'éternel retour que se trouve l'affirmation absolue de la vie et de la possibilité du surhomme.

Comment dire autrement que cette édition est un formidable pôle d’attraction et de lecture ! Et s’il répugne à Nietzsche d’imposer à d’autres ses propres pensées   , il faut convenir qu’il y fait don de sa demeure spirituelle à chacun(e) de nous.