Au XIIe siècle, les pouvoirs urbains se divisent Marseille avant une réunification au XIIIe siècle en une Cité-Etat indépendante.

En 1164, au plaid d'Aix – le plaid désigne une réunion publique des nobles – les vicomtes de Marseille reconnaissent à l'évêque de la ville le droit de fortifier ses biens comme bon lui semble, et notamment de ceindre de murs « sa ville de Marseille ». Pourtant, eux aussi gouvernent « leur ville de Marseille ». Pas d'erreur ici : à l'époque, il y a deux Marseille.

 

De Massilia à Marseille

Marseille est une vieille ville, fondée par les Grecs vers 600 avant J.C. Grande ville portuaire sous l'empire romain, elle occupe une place importante dans le commerce méditerranéen, mais décline durant l'Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, au profit d'Arles. À cette époque, les évêques s'affirment partout en Europe et s'imposent comme les principales autorités urbaines. À Marseille, l'évêque Proculus fait par exemple construire une grande cathédrale durant le Ve siècle, afin de réaffirmer l'importance de sa ville. Mais Marseille peine à se maintenir. Elle est régulièrement pillée, à la fois par les Francs qui conquièrent la Provence dans les années 740 et plus tard par des pirates : des Sarrasins établis en Sardaigne et sur le littoral provençal, des Grecs, et même des Normands. Comme si ça ne suffisait pas, la ville connaît également plusieurs épidémies de peste (notamment en 643 et en 689).

Cette situation difficile se traduit par un très net repli urbain : la population baisse rapidement. Faute de bras pour l'entretenir, le front de mer s'envase et s'ensable, ce qui pénalise l'économie. Comme de nombreuses villes en Occident, dont Rome, la Marseille du Haut Moyen Âge flotte dans de trop vastes remparts antiques : pour vous donner une idée, le quartier de la bibliothèque de l'Alcazar, aujourd'hui en plein centre-ville, est alors un gros domaine agricole. La population se replie autour de noyaux fortifiés, en l'occurrence une petite forteresse sur le Mont Babon, construite grâce au réemploi des pierres du théâtre antique. C'est un signe fort : en passant du théâtre romain au château médiéval, Marseille entre véritablement dans le Moyen Âge.

 

La division de la ville

Dans les troubles qui suivent l'effondrement de l'empire carolingien, la ville connaît une histoire mouvementée, entre l'Italie, la Provence et la Bourgogne. Vers 950 émerge une grande famille d'aristocrates qui obtiennent la charge de vicomtes de Marseille. Pendant plus d'un siècle, c'est cette famille qui contrôle les postes de vicomte et d'évêque de Marseille.

Mais, à partir de 1070, c'est le temps de la réforme grégorienne : auparavant, les évêques étaient soumis aux familles comtales. Mais, sous l'impulsion du pape, les épiscopats se détachent des familles aristocratiques. À Marseille, c'est peut-être l'évêque Pons qui, dès 1060, divise la ville entre la partie de l'évêque et la partie des vicomtes. C'est surtout son successeur, Raymond « de Vie éternelle », qui se bat contre les vicomtes pour affirmer l'indépendance de l'Eglise de Marseille et son contrôle sur toute la partie nord de la ville. Dès 1151, les sources mentionnent couramment « la partie épiscopale de Marseille » et en 1152 « la cité de l'évêque ». La lutte entre les pouvoir est violente : Raymond est emprisonné deux fois par les vicomtes, qui sont plusieurs fois excommuniés.

 

Quatre, trois, deux, une Marseille

L'évêque veut clairement donner une unité à cette ville : le rempart, obtenu en 1165, est un signe fort. En réalité on comprend bien que « la ville » désigne moins un ensemble architectural que des droits très concrets. La ville de l'évêque, c'est la partie de Marseille dans laquelle c'est l'évêque qui rend la justice, qui punit les criminels, qui touche les amendes. Les villes médiévales sont ainsi des mosaïques complexes de droits éparpillés et d'autorités fragmentées.

Le plaid d'Aix entérine ainsi la division de la ville en deux, et même en trois car la ville de l'évêque est elle-même divisée avec la ville du prévôt, le chef des chanoines. Et même quatre : toute la rive sud est contrôlée par l'abbaye de Saint-Victor, un établissement riche et puissant placé sous la tutelle directe du pape (autrement dit qui n'obéit pas à l'évêque).

Et après on trouve que nos mairies d'arrondissement sont compliquées… Au XIIe siècle, on a donc quatre seigneurs, qui gouvernent chacun leur partie et rivalisent les uns avec les autres pour défendre leurs droits.

Les vicomtes sont les plus ambitieux. Dans ces partages successifs de l'espace urbain, ils ont pris soin de garder le port, en pleine expansion à mesure que se développe le commerce méditerranéen. Grâce aux croisades, des marchands de Marseille s'installent en Orient et en ramènent des denrées précieuses qui viennent enrichir les vicomtes. Ceux-ci contrôlent également la porte principale, donc la grande route qui mène vers Aubagne et l'Italie, et donc les très rentables péages. Les vicomtes s'appuient alors sur les chanoines (ce qu'on appelle le chapitre cathédral) pour affaiblir peu à peu l'évêque : en 1117, par exemple, Raymond de Vie éternelle se heurte à son chapitre, dont le prévôt est alors Aicard, fils du vicomte. Petit à petit, les vicomtes réussissent à réimposer leur autorité.

Mais les temps changent : au début du XIIIe siècle, on proclame une commune de Marseille. Le dernier vicomte se retire en 1211 et n'est pas remplacé. Huit ans plus tard, l'élite de la ville élit un conseil d'édiles nommé l'Universitas, un nom qui dit bien sa volonté de représenter toute la ville : universitas, ça veut dire ensemble, communauté, totalité. Dès 1220, la ville se dote d'un podestat, d'une bannière, d'un grand palais communal, et s'affirme comme une petite Cité-Etat indépendante, contre le comte de Provence et contre l'évêque de Marseille.

Histoire tortueuse mais exemplaire, qui va d'une division des pouvoirs urbains à une réunification de la ville autour d'un idéal d'autogouvernement. Avant une nouvelle étape, décisive celle-là : en 1252, Charles d'Anjou, frère de saint Louis, assiège Marseille et s'y impose comme seigneur, mettant fin à l'autonomie politique de la commune. En 1343, la reine Jeanne de Naples, comtesse de Provence, réunifie définitivement la ville haute et la ville basse, détruisant symboliquement le Château Babon. À cette date-là, il n'y a plus qu'une seule Marseille… même s'il faut encore attendre plus d'un siècle et demi pour qu'elle devienne française.

 

Pour en savoir plus :

- Vincent Challet, « Marseille au Moyen Âge, entre Provence et Méditerranée. Les horizons d’une ville portuaire, éd. Thierry Pécout », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 2009.

- Marc Bouiron, « De l’Antiquité tardive au Moyen Âge », dans Thierry Pécout (dir.), Marseille au Moyen Âge, entre Provence et Méditerranée. Les horizons d’une ville portuaire, Méolans-Revel, Désiris, 2009, p. 12-43.

- Marc Bouiron, « L’évolution topographique de Marseille (XIe-XIVe s.) », dans Thierry Pécout (dir.), Marseille au Moyen Âge, entre Provence et Méditerranée. Les horizons d’une ville portuaire, Méolans-Revel, Désiris, 2009, p. 46-87.