Annick Peters-Custot, co-animatrice du festival Nous Autres et professeure d’histoire médiévale à l’université de Nantes, revient sur les enjeux complexes de la vulgarisation scientifique.

Comment l’histoire peut-elle sortir de l’université ? A quel prix, pour quelles raisons et dans quelles conditions ? Dans cet entretien, Annick Peters-Custot, co-animatrice du festival Nous Autres et professeure d’histoire médiévale à l’université de Nantes, revient sur les enjeux complexes de la vulgarisation scientifique. Avant de présenter les hommes-monde qui peuplent ses travaux : ceux de la Sicile médiévale et ceux qui, venus d’Orient, arpentent la chrétienté.

 

Votre souci de faire sortir l’université de ses murs est-elle une manière de prendre acte du fait que les missions traditionnelles des historiens universitaires évoluent ? Que le rapport du monde académique aux différents publics doit être repensé ?

Annick Peters-Custot : En réalité dans le monde académique dans son entier – et pas seulement chez les historiens universitaires – il a longtemps existé – et il existe encore, en partie – un tiraillement entre, d’un côté, la volonté de transmettre à un public large, extra-universitaire, les résultats des travaux produits dans le cadre académique (qui est le cadre professionnel fondamental des universitaires), une volonté qui est assez diversement partagée, mais rarement refusée, et que d’aucuns estiment être un devoir, sinon un plaisir (je me place dans cette catégorie) ; et, d’un autre côté la conscience qu’il est extrêmement difficile de communiquer à ce large public la complexité non seulement des résultats, mais surtout des méthodes qui ont permis d’arriver à ces résultats. Pour autant, ce qu’on appelle « vulgarisation scientifique » est une activité qui engage un très grand nombre de collègues, toutes disciplines confondues, et qui est réellement prise au sérieux, y compris par nos instances ministérielles. Désormais, par exemple, dans les critères d’évaluation par l’HCERES (l’organisme d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur en France) de l’activité des laboratoires et des chercheurs et universitaires, les travaux et actions de vulgarisation sont comptabilisés et relèvent donc pleinement, y compris pour l’institution de tutelle (le ministère) des missions des chercheurs et enseignants-chercheurs. Je ne pense donc pas qu’il faille repenser le rapport au grand public, qui est déjà, au moins en France, inséré dans un paysage dense d’actions variées, mais j’estime qu’on peut encore intensifier la dimension et la promotion de cette mission auprès de nos collègues du milieu académique, une mission qui se joue dans de multiples contextes, et pas seulement celui des festivals. N’importe qui peut trouver un mode de faire qui lui convienne (tout le monde n’est pas à l’aise à jouer un pseudo-concours de rhétorique dans le cadre d’une big battle). A mon avis, le meilleur moyen de promouvoir cette mission désormais reconnue, c’est de montrer le plaisir qu’elle donne aux historiens. C’est une donnée clef de cette activité (assez exigeante par ailleurs). Communiquer avec le grand public est source de grandes joies, intellectuelles et humaines.

Cela étant, il se trouve que les historiens de profession sont, à l’égard de ce tableau général qui est valable pour tous les champs de la recherche universitaire, dans une situation tout à fait spécifique en France. Quand on sort en effet un peu du cadre national, on s’aperçoit combien la passion française pour l’histoire constitue un cas à peu près unique, qui a des côtés extrêmement agréables et positifs, sinon exaltants, et qui soutient en particulier la production de manifestations et de rencontres entre les historiens du milieu académique et un vaste public d’amateurs, parfois très éclairés, et de gens intéressés. Où ailleurs qu’en France trouve-t-on les Rendez-vous de l’histoire de Blois, ou les Rendez-vous de l’histoire du monde arabe, ou des émissions d’histoire aussi pertinentes et exigeantes tout en étant adressées à un vaste public comme celles que diffuse la radio publique, ou des réseaux d’amateurs de haut niveau comme, ici à Nantes, l’extraordinaire association « Nantes-Histoire », qui organise un cours public extrêmement riche chaque année (et qui est présidée en ce moment par un collègue historien de l’université, Philippe Josserand) ? Moi qui connaît bien l’Italie, qui est un pays d’histoire et où l’histoire (notamment locale) est l’objet de la plus grande attention, je dois reconnaître que l’histoire et les historiens n’ont pas l’audience qui est la leur en France. Il n’est qu’à comparer la réception et le succès éditorial de L’Histoire mondiale de la France avec ceux de sa petite sœur la Storia mondiale dell’Italia : les deux ouvrages, publiés la même année (en 2017), le second copiant ouvertement la méthode du premier, n’ont pas eu du tout le même retentissement. Et pourtant, s’il est un pays dont le caractère mondial de l’histoire ne saurait être nié, c’est bien l’Italie.

Cette passion française oblige. Elle a aussi ses côtés négatifs, sinon graves, dont il faudra bien parler. Mais la gravité peut absolument être saisie par une manifestation enjouée. La joie, c’est vraiment du sérieux. C’est-à-dire qu’il y a quantité de manières de faire respirer l’histoire en France, et de la faire sortir des amphis – ce qu’elle fait largement, déjà, sur les ondes radios, les chaînes YouTube, les conférences grand public, les expositions, etc. – et que, parmi elles, il y a « Nous autres ». « Nous autres », c’est une pierre parmi d’autres dans une construction plurielle de la transmission de l’histoire. Avec cet avantage que tous les historiens qui y participent sont des universitaires reconnus.

 

A première vue, la notion de « festival d’histoire » peut sembler antinomique : comment espérez-vous, collectivement, relever le défi de tenir un propos à la fois instructif et attractif ? Quels sont, finalement, vos objectifs ?

Annick Peters-Custot : Il y a en effet quelque chose qui, à première vue, est un peu paradoxal dans la notion de « festival d’histoire », et qui tient dans l’association entre un terme qui relève du festif, et l’histoire, qui exhale un parfum de sérieux. Le défi tient, en effet, dans la volonté de transmettre de manière festive quelque chose très sérieux. Pour autant, ce n’est pas hors du quotidien d’universitaires qui ont pour charge de transmettre, jour après jour, les fondements de la critique historique à de jeunes cerveaux… Enseigner avec humour, c’est possible – et même, à mon sens, fortement recommandé – et la chaire n’est pas toujours triste, bien au contraire   . Cela étant, comme vous l’avez souligné, le projet est collectif, et la matière est grave : mais ce n’est pas tant l’histoire qui est une chose grave, que les enjeux publics qui lui sont associés, spécifiquement, en France. Je voudrais donc prendre le temps d’exposer certaines caractéristiques françaises qui font de ces manifestations festives un enjeu social et politique que j’estime majeur.

Il y a en effet aussi un côté négatif, ou du moins parfois crispant, de la situation de l’histoire en France que j’exposais plus haut : elle fait naître des polémiques vives, dans lesquelles interviennent des gens plus ou moins autorisés (scientifiquement) à le faire, elle est parfois dépassée par ses propres enjeux publics, dans lesquels joue une désagréable tendance à la manipulation politique – ce qui n’est pas nouveau. Cette situation est largement liée au statut épistémologique friable de l’histoire, entre science et discours, et à cette passion française pour l’histoire, que j’évoquais avant.

En effet ce qui est vrai dans toutes les sciences est vrai en histoire, qui se propose d’être une science également, c’est-à-dire un ensemble de dispositifs méthodologiques éprouvés et contrôlés par les acteurs de la recherche et permettant d’aboutir à des interprétations à partir 1) de sources et 2) de questionnements adéquats sur ces sources. Les historiens de profession sont donc des gens armés et formés dans un certain nombre de domaines techniques et épistémologiques, qui dépendent de leur champ scientifique propre, et qui établissent des compétences spécifiques qui ont été acquises par un apprentissage souvent long (on pense aux langues anciennes, à la paléographie, à l’analyse documentaire et diplomatique, etc.). Or, pour de nombreux champs scientifiques, le public admet de lui-même qu’il n’est pas capable d’atteindre une compréhension fine des résultats scientifiques (on pense aux mathématiques fondamentales, à la physique théorique, à la neurobiologie, à l’astronomie, etc.), ce qui veut dire aussi qu’il est rare que des individus extérieurs aux milieux académiques, dans ces domaines des sciences dites « exactes », prennent la parole publiquement et de manière autorisée pour exprimer un avis ou une opinion sur ces sujets et ces champs. Et si cela arrive, cela ne paraît pas mettre en péril la construction socio-politique du pays. En revanche, en histoire, la barrière de professionnalisation entre les universitaires et le grand public apparaît, curieusement, plus faible, plus fragile et la question de l’autorité scientifique et donc sociale de l’historien de profession est interrogée plus sévèrement. On observe donc des prises de parole publique ou des livres d’histoire, sous la signature de journalistes ou de personnalités qui n’ont pas de formation historique, et qui présentent des versions contestables de l’histoire qui mettent en cause la scientificité de la discipline, et entraînent des polémiques d’interprétation.

Il ne s’agit pas à mon sens de lutter contre cette tendance, mais de lui opposer ce qu’est l’histoire comme discipline, et donc il faut montrer au grand public non seulement les résultats de l’histoire – si on se limitait à cela, on se bornerait à affronter, parole contre parole, les pseudo-historiens médiatiques – mais aussi ses méthodes, ses manières, des dispositifs, bref, son statut de science et le statut de professionnels qu’ont les historiens de métier, sans pour autant élever des barrières avec le grand public : au contraire, il faut montrer à tous le questionnement du monde auquel s’exerce la discipline historique.

Or, une telle ambition est parfaitement adaptable à un cadre festif, si elle est menée de manière collective et qu’elle rapproche les universitaires du public, tout en dévoilant à ce dernier tous les ressorts du questionnement historique. Pour ce faire, un peu de déracinement de l’historien professionnel est bien utile : lui faire changer d’air, de mode d’intervention, de mode de transmission. La particularité de « Nous autres », c’est d’envisager ce déracinement par le biais de la combinaison des interventions, sur le même plateau, la même scène, avec des artistes, et avec des étudiants. Ce contexte de croisement à la fois de générations et d’activités est un des aspects les plus féconds de ce festival, car il permet de montrer la cohérence des approches du monde par des voies différentes, dont certaines relèvent de l’esthétique, d’autres, du divertissement, d’autres encore, de l’histoire. D’un certain point de vue, « Nous autres » n’est pas un festival d’histoire, mais le festival transdisciplinaire du dévoilement critique.

Car au fond, qu’est-ce qui fait sens commun entre un comédien/une comédienne, un bonimenteur/une comique et un historien/une historienne ?  Tous, au bout du compte, ont le dévoilement pour mission. Le quotidien de l’historien et de l’historienne, c’est la confrontation de plusieurs sources, plusieurs points de vue, plusieurs questions : cette confrontation l’amène à dévoiler la construction du monde social, politique, religieux, culturel, du monde donc. Donc l’histoire expose que le monde est construit, et comment ; le bonimenteur déconstruit ce monde, par le rire qui en explose les contradictions internes ; le théâtre questionne cette construction, en tenant dans sa main l’universel et le particulier, afin que tout individu se reconnaisse dans ce particulier, qui est universel. Tous les trois sont comme l’enfant de la légende : ils crient que le roi est nu. Et cela fait du bien.

En mettant le public face à tous ces jeux, ces croisements, dans des scènes sérieuses (discussions, débats, conférences) et dans des scènes plus ludiques (la big battle, l’après-midi « jeux vidéos », les ateliers…), le festival déporte le regard, le temps d’un week-end : il arrête le temps et fait parler des voix dont l’expression commune est rare et précieuse. Si le festival permet, durant 72 heures, à son public de faire silence du tyrannique présent, pour faire éclater cet enthousiasme humaniste et rabelaisien qui fut et doit rester notre Thélème, alors « Nous autres » aura transmis ce qu’il devait transmettre, et sa mission sera remplie.

 

Vos travaux portent notamment sur la question des contacts culturels au Moyen Age, et sur celle des représentations de l’autre : quels types d’« hommes-monde » peuplent vos archives et vos travaux ?

Annick Peters-Custot : Mon monde médiéval, celui de mes travaux, c’est la Méditerranée, un espace de circulation qui abolit (ou, du moins, devrait abolir, je m’y attache) les notions d’Orient et d’Occident. Ces orientations géographiques, qui ont évidemment des connotations culturelles, lesquelles sont des connotations hiérarchisées (l’Orient des orientalistes, celui d’Edward Saïd, c’est-à-dire l’Orient fantasmé et méprisé à la fois par l’Occident) n’ont guère de sens dans le monde méditerranéen dont je m’occupe. Car la Méditerranée médiévale est un monde, sinon, pour mes recherches comme pour les médiévaux qui y vivent et voyagent, LE monde. Non pas que les autres n’existent pas : la Chine est déjà le poumon commercial de la Méditerranée, via notamment le monde arabe ou perse, les Russes, les Serbes, les hommes du Nord sont bien connus aussi. Mais le commun de mes médiévaux, c’est la Méditerranée.

Dans ce cadre, la Méditerranée est un monde connecté où circulent les manuscrits, les voyageurs, les pèlerins, les denrées, les biens et les commerçants, entre la chrétienté latine, le monde islamique, le monde byzantin. C’est devenu banal de le dire, même si en réalité les contacts réguliers n’entraînent pas une connaissance mutuelle forcément accrue. Mais la Méditerranée médiévale est aussi un monde où se partagent des choses communes, des biens communs : par exemple, une certaine vision du politique, de la souveraineté, de l’empire surtout. Dans ce contexte, les hommes ont tous des identités multiples et évolutives, et portent en eux-mêmes des mondes pluriels. Surtout, la question de leur identité n’est pas si importante qu’elle ne l’est de nos jours, il n’y a pas l’obsession identitaire que porte notre monde contemporain. Le positionnement social subsume les réalités religieuses et culturelles, et dans les faits, un chrétien de langue grecque de la cour du roi Roger II de Sicile (1130-1154) se sentira toujours plus proche du géographe musulman al-Idrîsî que d’un coreligionnaire grec paysan de Calabre dont il partage pourtant le droit (byzantin), la langue (grecque) et la religion (byzantine).

Toutefois, deux catégories précises d’hommes-mondes hantent mes recherches : les premiers, j’en ai déjà parlé, ce sont, collectivement, les membres de la cour du roi Hauteville de Sicile au XIIe siècle, administrateurs, notaires et élites invitées. Souvent ils viennent de loin, de Syrie, d’Égypte, d’Angleterre, de Provence ; beaucoup sont polyglottes, l’usage de l’arabe et du grec étant institué dans l’administration et la chancellerie où ces langues font partie, avec le latin, des « langues du roi ». La question religieuse est importante, évidemment, et la tolérance ne fait pas partie de ce monde, mais le roi est un roi œcuménique. Dans cette royauté impériale, l’universalisme intérieur repris aux empires méditerranéens (islamique ou byzantin) crée les conditions socio-politiques d’une concentration de la Méditerranée dans une région, la Sicile, et dans une ville, Palerme. Dans cette ville-monde, les hommes sont des hommes-mondes. D’ailleurs, pour le géographe al-Idrîsî, Roger II fait clairement partie du monde islamique, tandis que lui-même se projette dans une dimension impériale qui n’exclut pas l’Empire byzantin – au contraire…

Les autres hommes-mondes, ce sont les moines orientaux, arméniens ou grecs, qui pérégrinent dans l’espace de la chrétienté latine aux Xe-XIIe siècles, d’abord. Eux sont des hommes qui voyagent et se déplacent beaucoup. Mais leur voyage obéit aux normes du monde chrétien vu par l’Empire byzantin, c’est-à-dire du monde des patriarcats : ils vont de Constantinople à Antioche, d’Antioche à Alexandrie, d’Alexandrie à Jérusalem et de Jérusalem à Rome, et leur voyage redessine la carte de la pentarchie de l’Église que la conquête islamique et le bi-pôle Rome/Constantinople ont détruit, mais dont ils ont la nostalgie. Ils transportent un monde avec eux, un monde immortel car rêvé : ils errent en gyrovagues jusqu’à mourir opportunément dans une communauté d’Occident (une ville, une abbaye…) pour offrir leur corps à la dévotion d’une communauté qui fera corps, autour de leur corps. Et ce corps qu’ils lèguent, c’est tout l’Orient chrétien fantasmé par l’Occident – car là, les notions d’Orient et d’Occident sont valables, puisqu’elles sont imaginaires. L’Orient qui a construit le christianisme depuis Constantin et le premier concile œcuménique, depuis saint Antoine et le premier moine, depuis Alexandrie et les premières hérésies, depuis cette histoire des premiers siècles qui fait, pour toujours, l’Orient « l’idole des origines » et le maître de l’Occident. Quelle plus belle dimension mondiale que celle d’individus qui transportent en eux un monde imaginaire ?