À l'occasion du festival Nous Autres de Nantes, Patrick Boucheron et Natalie Zemon Davis expliquent ce qu'on peut entendre par "homme-monde" dans un dialogue entre passé et présent.

Habituée à s’intéresser aux hommes, aux citoyens ou aux sujets dans le cadre de la nation, l’histoire interrogée par l’édition 2019 du festival Nous Autres sera mise à l’épreuve de l’« homme-monde ». Dans cet entretien, Patrick Boucheron et Natalie Zemon Davis explicitent les contours de cet objet historique décentré, qui résonne fortement avec l’actualité et donne à entendre la polyphonie des discours sur le passé.

 

Le thème fédérateur de l’édition 2019 du festival Nous Autres ne fait pas vraiment partie de la langue ordinaire des historiens : finalement, qu’est-ce qu’un « homme-monde » ? Quels genres d’« hommes-monde » peut-on rencontrer dans l’histoire ?

Natalie Zemon Davis : Un homme-monde est une femme aussi bien qu’un homme. Il (ou elle) peut se trouver dans un village ou dans un château, dans un désert ou dans une ville peuplée. Mais toujours il bénéficie de deux cultures – celle de sa vie locale, et celle acquise de dehors –, toutes les deux en mouvement, infusées de prescriptions et de contradictions. L’homme-monde élargit son optique par des rencontres, des conversations, des lectures, des aventures et des voyages. L’homme-monde peut avoir un impact sur d’autres — et peut être accueilli ou rejeté. Il appartient à des réseaux. L’historien doit suivre l’homme-monde dans tous ses rapports aux autres.

Je rencontre souvent les hommes-monde dans le passé. Je les cherche dans les manuscrits, dans les archives et dans les imprimés d’antan. Parmi ceux qui me passionnent actuellement, il y a le musulman Hassan al-Wazzan, diplomate marocain du XVIe siècle et voyageur à travers l’Afrique. Saisi par des corsaires chrétiens et installé en Italie pendant une dizaine d’années, il est devenu auteur des ouvrages décrivant pour les Européens son monde d’Afrique et d’Islam. Un autre exemple : Seerie, une esclave sur une plantation à Suriname au XVIIIe siècle, fille d’une captive africaine, mère de cinq enfants de couleur, conteuse, et femme influente dans son petit monde. Les archives sont pleines d’hommes-monde.

Patrick Boucheron : Oui, on les rencontre dans les archives, mais aussi sans doute au coin de la rue. Voici pourquoi nous avons choisi ce thème : pour démontrer que l’histoire-monde n’est pas nécessairement héroïque, et peut s’intéresser à l’ordinaire des existences. Il ne faut pas nécessairement traverser le monde pour se laisser traverser par lui. Les personnages des Vies minuscules de Pierre Michon sont des hommes-mondes, comme ceux du théâtre de Mohamed el Khatib ou de Marine Bachelot Nguyen. Voici pourquoi l’histoire que nous allons pratiquer collectivement, à Nantes, est une histoire en partage sans être pour autant irénique. Elle fait droit aux drames du passé et du présent, elle demeure engagée dans une lutte de reconnaissances, mais elle reconnait aussi la capacité d’agir des acteurs — c’est aussi le sens des ateliers contrefactuels animés par Pierre Singaravélou et Quentin Deluermoz.

 

Cette notion d’« homme-monde » résonne puissamment avec l’actualité. La placer au centre du festival, est-ce une manière de prendre parole dans le débat politique le plus contemporain ? Et si oui, quel type de parole s’agit-il de faire entendre ?

Natalie Zemon Davis : Je crois que le choix de sujet par l’historien est souvent influencé par les questions et préoccupations actuelles aussi bien que par les questions savantes liées à son métier. Bien entendu, en faisant son interprétation, l’historienne doit être guidée avant tout par les témoignages du passé : ces preuves ont toujours la prédominance. Mais ses descriptions et ses conclusions historiques peuvent avoir des implications pour le temps présent. Avec le musulman Wazzan et ses rapports avec des chrétiens et des juifs européens, je vois un exemple d’un homme qui essaye de faire comprendre l’autre, de créer des rapports de communication avec l’autre plutôt que d’encourager des rapports violents et guerriers. Avec l’esclave Seerie, je vois un exemple de résilience et de résistance clandestine dans une pénible situation d’oppression. Ces contes historiques pourraient élargir nos visions des possibilités actuelles, fournir une source de l’espoir.

Patrick Boucheron : C’est en ce sens, effectivement, que l’exercice de l’histoire peut être un art d’émancipation : non pour ce qu’elle proclame, mais simplement par ce qu’elle pratique. Il n’est nullement question ici de prendre parole dans le débat public, encore moins de se prétendre le porte-parole de quiconque. Mais de faire confiance aux effets de cet élargissement de l’expérience. Dès lors, en écoutant les capsules féministes de Marie-Laure Crochant et Mélanie Traversier, en participant à l’atelier contrefactuel animé par Quentin Deluermoz et Pierre Singaravelou, en suivant Samir Boumediene et Alexandra Cock au jardin botanique, et tant d’autres que je m’en voudrais d’oublier mais que vous retrouverez dans le programme, on prendra la mesure de l’enjeu d’une telle démarche : sortir du dilemme mortifère entre l’éloge hors-sol du cosmopolitisme et le chant entêtant de l’enracinement. Là est l’urgence politique, et elle met en jeu la consistance du nous : que faisons-nous en disant « nous » ? Nous décidons en somme de suivre la leçon d’Edouard Glissant, cette éthique de la relation qui inspire le programme théâtral de Catherine Blondeau au Grand T.

 

Nous-Autres est un festival d’art et d’histoire : en tant qu’historiens, comment percevez-vous la spécificité de l’expression artistique du passé, ou sur le passé ? Comment la parole historienne et l’expression artistique peuvent-elles se rencontrer ?

Natalie Zemon Davis : Pour moi, j’ai fait cette rencontre volontiers en collaborant sur un film historique et une pièce de théâtre avec un aspect historique. Ces médias ont des possibilités importantes et créatives pour l’exploration de la vie intérieure de nos sujets et pour la représentation de l’expérience vécue. Et puis à travers le cinéma et le théâtre, l’historienne peut atteindre un public plus large. Bien entendu, l’imagination joue un rôle élargi dans les expressions artistiques, et l’historien doit faire de son mieux pour encadrer l’imaginé dans les bornes de ce qui s’est passé ou aurait pu se passer à l’époque en question.

Patrick Boucheron : La parole historienne et l’expression artistique se rencontrent sous le signe de l’expérience, c’est-à-dire aussi de la mise à l’épreuve. Ce n’est pas seulement un divertissement, c’est au contraire très sérieux. On trouvera d’ailleurs aussi des conférences, des tables-rondes, des rencontres — car le public est aussi avide de formes éprouvées de transmission du savoir. Mais celui-ci ne s’y cantonne pas. Ecouter de la musique et danser avec Wael Alkak, se vêtir avec Nicole Pélegrin, manger avec Rim Eid, jouer avec Sébastien Barrier, c’est éprouver la diversité du monde, donc, d’une certaine manière, apprendre à mieux le connaître. Nous savons bien que l’histoire n’a pas le monopole de la mise en présence du passé. Elle doit se montrer accueillante à tout ce qui la déborde, avec confiance et imagination.